Chap 6-1 Fugue

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  Les mots repassaient en boucle dans son esprit comme autant de coup de bâtons sur un supplicié : leadership, gestion d'équipe, budget, résultats, stratégie, expérience, présentation orale et écrite... Tous ces mots composant le descriptif de fonction du poste d'Alain lui étaient aussi étrangers que s'ils avaient été rédigés en russe ou en chinois sur la notice explicative d'un appareil ménager. Alain avait-il vraiment ces compétences ou quelqu'un avait-il, quelque part en haut, décidé de miser sur un profil plus pointu pour son remplacement ? Était-il seulement possible qu'elle ait sous-estimé les responsabilités auxquelles il devait faire face ? Après l'interlude de Baya Malaya, la réalité la rattrapait en ce jeudi matin : Eric avait posé sa candidature. D'aucun dans l'équipe attendait qu'elle fasse de même.

  Avec une telle opportunité de carrière se posait naturellement la question de sa propre ambition professionnelle. Qu'attendait-elle de l'avenir ? Elle ne s'était pas vraiment posé la question, ou plutôt avait toujours soigneusement évité de se la poser. Elle travaillait pour vivre, pas pour s'épanouir. Qu'est-ce qu'un poste à responsabilité lui apporterait en dehors de plus d'argent et plus de stress ? Un autre regard des autres ? De la reconnaissance de la part de ses parents ? La preuve qu'elle en est capable ? Qui sait l'attention d'un homme ? Un poste de manager était-il une évolution de carrière possible ou une fuite en avant fatale dans un cheminement professionnel raté ?

  Elle réalisa que, depuis la publication, mardi, elle s'était inconsciemment isolée de ses collègues, s'immergeant assidûment dans son travail afin d'éviter le sujet de conversation. Elle était incapable d'ordonner dans sa tête les idées contradictoires qui s'y télescopaient, consumée d'angoisse dès que surgissait le mot honni : décider.

  Elle en voulait à Alain de l'avoir mise dans une telle situation. Il partait au plus mauvais moment. Pire, il avait instillé dans l'esprit de Lucie et maintenant du sien qu'elle devait postuler. Sans cette suggestion, elle n'aurait pas envisagé le rôle. A présent, il était trop tard, Lucie avait probablement déjà transmis à toute la société les dispositions testamentaires du chef démissionnaire. Eric devait le savoir lui aussi. C'était même sans doute la première personne à qui elle en avait parlé. D'ailleurs, qui disait qu'elle n'avait pas elle-même ambitionné le poste ? C'était possible, pourquoi Alain lui aurait-il révélé qu'il ne voyait qu'une seule personne apte pour le rôle dans leur groupe si ce n'est parce qu'elle-même s'était proposée pour sa succession. Face à son refus, elle aurait décidé de semer la zizanie. Satané Alain ! Il aurait mieux fait de se taire ! Ceci dit, s'il pensait qu'elle en avait les capacités, peut-être était-ce le cas ? Elle avait trop tendance à se dévaloriser. Elle était de loin la plus compétente dans son rôle actuel, mais à en croire le descriptif de fonction, presque rien de ce qu'elle ne savait faire n'était utile à la gestion d'un groupe de professionnels, à plus forte raison s'il est composé de trouble-fêtes notoires.

  À quoi bon prendre le poste et tomber en burn-out au bout de deux mois ? D'un autre côté, ne regretterait-elle pas de ne pas avoir tenter sa chance ? De toute façon, rien ne disait qu'elle l'aurait, des gens très compétents venus d'autres départements postuleraient sans doute. Pire, ne risquait-elle pas de se discréditer auprès des ressources humaines, attirer une attention négative sur son profil en faisant montre d'une ambition mal venue ?

  Pourtant, il fallait qu'elle réagisse, qu'elle décide. Postuler ou ne pas postuler ? Il n'y avait pourtant pas de quoi en faire une pièce de théâtre ! Elle devait combattre ses peurs, faire face à ses démons, elle devait être... une Xena ! Elle devait s'inspirer de la mythique guerrière, puiser dans ses ressources la force qu'elle voulait faire sienne. Vaincre ses doutes. Et quitte à combattre ses peurs, pourquoi ne pas commencer par celles qui tourmentaient ses nuits d'enfance ? Sa première visite dans le cimetière de Hellcrash l'avait convaincue que les frayeurs de la prime jeunesse se dissipaient avec les années. Le temps avait figé ses émotions irrationnelles de petite fille dans la pierre de la pensée logique. N'avait-elle pas passé plusieurs heures à découper du zombie sans que cela ne lui fasse hérisser le moindre poil sur la peau, ni ne trouble la moindre minute de son sommeil ? Si elle avait réussi, à coup d'épées, à surmonter dans le cimetière hanté ses angoisses de fillette, il n'y avait pas de raison qu'elle ne puisse venir à bout de ses craintes d'adulte. Elle sentit une sorte de désir sauvage d'abattre cette frustration qui la malmenait.

  Elle ajusta ses capteurs et enfila son casque de réalité virtuelle. Elle était concentrée, avide d'en découdre. Pourtant, dès que Xena se retrouva face au portail forgé du cimetière, elle comprit qu'elle avait omis un détail. Cette fois, elle allait pénétrer la nécropole dans sa version ultra haute définition, sur une machine dernier cri. Elle se rappela alors que le jeu était interdit aux moins de seize ans.

***

  Les cordes du violon grinçaient sur des notes longues et dissonantes. Elle avait laissé le portail de métal derrière elle. Le ciel était sombre, couvert de nuages noirs, faiblement éclairés par la lumière argentée de la pleine lune. Le vent soufflait dans les branchages des arbres aux lignes torturées qui s'alignaient aux abords des tombes. Cette fois, le cimetière avait une ressemblance stupéfiante avec celui qui avait hanté ses souvenirs d'enfance. Elle avançait d'un pas lent, attentive aux moindres mouvements. Elle ne put s'empêcher de penser que les programmeurs de ce remake avaient été des enfants en proie aux mêmes cauchemars qu'elle alors qu'ils jouaient eux aussi à un jeu qui n'était pas de leur âge.

  Certes, elle n'était pas venue dans Autremonde pour tuer des zombies. Était-elle là par curiosité ou par nostalgie d'une époque qui, qu'elle le veuille ou non, restait la plus belle de sa vie ? Ses pas étaient rythmés par une musique lente, éraillée, ponctuée d'envolées stridentes qui donnaient des frissons. Un bruit de dalle grinçant sur la pierre l'alerta sur sa droite. Ils arrivaient, les cauchemars de son enfance. Comment expliquer à un adulte que parmi les plus beaux moments de sa vie, il n'y avait ni relation amoureuse, ni enfant à câliner, ni promotion professionnelle ou voyage épique avec des amis, mais des heures passées à massacrer des zombies avec son frère. Elle passerait pour une ratée, ou une tarée. Et quitte à être l'une ou l'autre, autant que personne ne le sache. Sa vie était assez morte à vivre comme ça.

  Un cri déchira la nuit. Les arbres cessèrent de bruisser. Deux silhouettes sombres se dressèrent lentement devant elle. Des yeux rouges scintillèrent dans l'obscurité comme des phares fous perçant la brume. Elle prit sa position de défense. Son cœur battait à cent à l'heure. Elle réalisa avec effroi qu'elle était tétanisée. Ce n'était qu'un jeu. Un jeu sans enjeu. Malheureusement, elle se rendait compte à présent qu'elle avait commis une erreur. Ces yeux-là, elle s'en rappelait – elle les reconnaissaient très bien, ils brillaient comme un rubis traversé par la lumière. Ces yeux-là, elle les avait affrontés tant de fois dans ses nuits agitées.

  Trente ans plus tard, elle allait à nouveau faire face à ses cauchemars d'enfant. Le menu de combat de Xena s'affichait sur la droite de l'écran. Elle frappa deux coups d'épée dans l'air comme pour se rassurer. Sa barre de vie était au maximum. Un des monstres hurla. Elle souffla un grand coup. « Ce n'est qu'un jeu » se répéta-t-elle. Et elle s'élança vers les monstres qui hurlèrent. A moins que ce ne fut elle...

***

  Alain accepta sa demande de congé. Malgré la dernière minute, la pression du travail et l'incertitude sur l'avenir du département, il accepta. Pas sûr que l'ancien Alain eut dit oui si facilement. L'idée lui était venue comme ça au petit matin comme un besoin atavique de s'enfuir très loin. Elle avait passé une mauvaise nuit. Elle ne se rappelait plus exactement ce dont elle avait rêvé, mais la sensation désagréable s'était ancrée dans sa mémoire émotionnelle. Elle se rappelait qu'elle courrait. Qu'elle fuyait. Qu'elle fuyait quelque chose, mais alors très, très lentement. Elle voulait aller vite, mais elle ne pouvait pas. Tous ses mouvements étaient engourdis. Elle avait bien tenté de recoller les morceaux de souvenirs à son réveil, mais le contenu et le contexte de son rêve, l'identité de ses poursuivants, tout s'était évanoui dans le cri de désespoir de Gloria. Elle soupçonnait Eric d'être son poursuivant, ou alors Eric transformé en zombie. Au final, mieux valait ne pas savoir. En attendant, lorsqu'elle annonça à Alain qu'elle avait besoin de repos, elle dut paraitre crédible. Personne n'était en congé cette semaine et elle n'avait encore pris aucun jour cette année ; cette demande était donc raisonnable, voire souhaitable, malgré sa soudaineté. Il n'exigea rien en retour si ce n'est de communiquer tout problème urgent. Elle ne voyait pas de problème qui puisse répondre - dans l'esprit du nouvel Alain - à la définition de « urgent ». Elle ne lui communiqua donc rien.

  Libérée du fardeau d'une semaine de pression, le reste de la journée lui parut plus léger à porter. Même le regard ambitieux et conflictuel qu'affichait Eric parut moins pesant, moins pénétrant. Elle n'avait pas de plans pour la semaine à venir. Elle mit de l'ordre dans sa boite mail et accorda un soin particulier à composer son message « Out Of Office », nommant avec précision ses collègues comme contacts alternatifs. Bien sûr, comme à chacune de ses absences, les problèmes urgents voyaient souvent leur urgence décalée dans le temps et redevenaient urgent par la magie de son retour. A la fin de la journée, elle se sentit libre. Elle allait pouvoir prendre du temps pour elle. Mais avant, elle avait une dernière tâche à accomplir, un dernier fardeau dont elle devait se libérer.

***

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