Chap 6-2 Saya (2/2)

6 minutes de lecture

  Elle avait un teint d'ébène et un corps svelte, ses yeux d'un vert émeraude rehaussaient une longue chevelure noire frisée qui flottait dans l'air comme portée par la brise. Ses lèvres pulpeuses offraient des courbes subtiles et des coussins affirmés, ses dents parfaitement alignées avaient l'éclat de l'émail véritable. Cette vendeuse était juste trop belle pour être vraie. Pour le reste, elle aurait pu être vraie. Xena en comparaison avait tout d'un objet animé. Or le plus remarquable chez son interlocutrice était sa longue robe de soirée violette aux milles et unes variations lumineuses ; chaque mouvement de la femme dégageait une explosion de reflets subtils, hypnotiques. C'était la robe qui avait attiré Sonia dans la boutique comme un moustique par la lumière bleue. Elle dégageait une aura qui annulait la présence de tout ce qui l'entourait ; son tissu souple et éthéré respirait une douceur si magnétique que Sonia s'était contrainte de ne pas tendre les doigts pour la caresser. Subjuguée, elle avait l'impression d'avoir mis les pieds par mégarde dans une boutique haute couture d'un mont Olympe.

  Elle ne savait pas si elle avait frappé à la bonne porte ; en revanche, elle savait qu'elle devait faire subir à Xena un relooking si elle comptait rester dans Autremonde. Xena n'avait jamais paru aussi engourdie et fade que depuis qu'elle disposait de son nouvel ordinateur. Son avatar évoluait à présent dans un univers rehaussé de millions de détails jadis inexistants. Elle percevait avec un contraste frappant combien Autremonde était un univers à deux vitesses. Le merveilleux côtoyait l'ébauche à tous les coins de rue. Et seuls les gens disposant d'un matériel haut de gamme pouvaient distinguer cette différence. C'était comme si les pauvres évoluaient dans un monde où tout semblait égal, fade et uniforme, sans distinction de rang, mais où les riches savaient se reconnaitre sur des critères qu'eux seuls pouvaient identifier. Sonia se sentait comme une pauvre qui voyait le monde à travers le prisme d'un riche ; et ce qu'elle voyait ne lui plaisait pas. Plus elle se promenait dans les dédales de la grande citée, plus elle se sentait isolée. « Les résidents ne perdent pas leur temps avec des avatars de passage... » La réalité éclatait au grand jour comme une évidence. Si l'on cherchait à s'évader dans un monde virtuel, on fuirait tout ce qui rappelle que ce monde n'est pas réel. Or un avatar qui ressemblait à des pixels empilés et se déplaçait comme un robot avait tout de la boite de conserve servie dans l'assiette d'un restaurant étoilé : une erreur de casting.

Si elle comptait rester ici, il fallait changer ça.

  La vendeuse lui adressa un sourire. « Vous venez d'arriver dans Autremonde ? »

Bien que troublée, Sonia tâcha de conserver un ton neutre.

« Oui, je suis nouvelle.

  • Tout ce que vous verrez ici a été dessiné par mes soins, poursuivit la vendeuse. Certains produits ont même été commercialisés en vie réelle. Mais la grande majorité est une exclusivité Autremonde. La robe que je porte est une création unique avec laquelle j'ai remporté un prix au dernier concours annuel de mode Une vie en Dior. »

  La vendeuse s'appelait Saya et elle s'exprimait dans un anglais fluide aux accents chantants. Sonia n'aurait su dire d'où elle provenait.

« Vous cherchez quelque chose en particulier ?

— Je ne sais pas trop, des vêtements pour la ville ?

— Je suppose que c'est votre avatar de base que je vois et qu'il vous manque des mouvements et des vêtements. Si je peux me permettre, je trouve que vous avez fait du très beau travail. Votre avatar est un standard guerrier féminin, mais vous avez choisi des formes très harmonieuses. Lorsqu'on vous voit, on se dit que vous ne devez pas être différente dans la VR. Et ça c'est une grande qualité !

— C'est gentil. La vérité n'est aussi flatteuse.

— Croyez-moi la différence n'est surement pas aussi flagrante que pour moi. Mais dans mon cas, je me dois aussi de donner une image glamour pour attirer les passants dans mon antre de beauté ! »

  Saya travaillait l'essentiel de ses journées dans Autremonde depuis quatre ans. Elle employait parfois des intérimaires, mais en règle générale, elle tenait la boutique elle-même, persuadée qu'il était important de servir ses clients en personne. « Pour vous offrir le meilleur service, je dois en savoir davantage sur vous. Par exemple, ce que vous cherchez, ou si vous préférez, ce que vous voulez être dans Autremonde. Je vois ce que vous êtes maintenant, mais ce n'est qu'une ébauche ; les gens viennent ici, soit par curiosité et quittent le jeu au bout de quelques jours ou quelques semaines, ou alors ils viennent pour accomplir quelque chose. Si vous êtes dans la première catégorie, alors, je vous proposerai des vêtements basiques, certains même gratuits, car ils font partie de mes anciennes collections et ne répondent plus aux critères de mode actuels. Si vous faites partie de la seconde catégorie, alors il faut que je sache ce que voulez devenir et combien de temps et d'argent vous êtes prête à investir dans ce but. Et là c'est un tout autre univers de mode qui s'ouvre à vous.

— Pour être honnête, je ne suis pas trop certaine encore.

— Je comprends et c'est normal. La plupart des nouveaux résidents passent par une phase de recherche. »

  Saya conseilla de ne pas viser trop haut de gamme au début, mais pas trop bas non plus. La qualité était toujours reconnue dans Autremonde.

« Vous voyez la robe que je porte ? C'est le plus haut de gamme. Elle est hors de prix. Donc, si vous la portez, les gens savent que vous êtes un personnage important d'Autremonde car vous avez déboursé une somme importante pour la porter. Vous seriez admise dans tous les clubs, même les plus exclusifs car vous porteriez un vêtement exclusif. D'un autre côté, si vous ne voulez pas investir dans votre avatar, beaucoup de portes vous seront fermées. Les résidents ne perdent pas leur temps à parler à des touristes de passage qui ne font que demander leur chemin. Vous risquez de trouver Autremonde froid et distant et passer à côté d'aventures extraordinaires. »

Son discours faisait écho à celui de Sven. Saya se proposa de lui montrer un éventail de vêtements d'entrée de gamme.

« Mais avant de commencer, il va falloir me changer cette vilaine peau toute matte ! »

Sonia sursauta avant de comprendre qu'elle ne parlait pas de sa vraie peau.

« Vous avez de la chance, poursuivit Saya, j'ai une gamme de textures que je propose en exclusivité à mes clientes ; car une robe ne peut être magnifique que sur une peau magnifique ! Et je veux que toutes mes robes soient magnifiques ! ».

  En sortant, Xena était devenue une nouvelle cliente. Sa peau était plus soyeuse, plus complexe, ses yeux verts aux longs cils noirs ressortaient davantage. Saya lui avait conseillé une boutique spécialisée dans les mouvements pour affiner sa démarche ainsi qu'un coiffeur de renom. Selon ses dires, l'acquisition d'une panoplie de mouvements naturels était indissociable des vêtements comme le savoir-vivre dans une soirée mondaine. Sonia repartait avec un petit ensemble de ville discret, quelques pantalons et chemisiers ainsi qu'une petite robe de soirée, le tout pour un prix que Saya lui avait assuré être très raisonnable. La vendeuse avait su trouver les mots pour la convaincre du bien-fondé de l'investissement et apaiser son malaise d'avoir cédé à l'appel de la consommation virtuelle. Sortait-elle en boite de nuit dans la vie réelle, la "VR" ? Voyait-elle souvent des amis dans la VR ? Avait-elle des activités sociales dans la VR ? Alors Autremonde allait lui offrir ce que la VR n'avait pas réussi à faire. Mais pour cela, il fallait présenter un minimum pour être reconnue dans la communauté. Pour le prix d'un bon lunch, elle lui proposait plus qu'une somptueuse parure, elle lui proposait de reconquérir son image et l'admiration de ses proches. Avait-elle enfin trouvé une raison valable de dépenser son argent ? Saya semblait le croire. Sven aussi.

***

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Lofark ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0