7-1 Fletcher’s Art Gallery (1/2)

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  Un éclat de lumière au bout de la mer éclaircissait le ciel du matin tandis que l’obscurité de la nuit s’accrochait encore aux toits des bâtiments de la ville côtière. Une boule de feu incandescente émergea des flots lointains et embrasa toute la ligne d’horizon comme une coulée de fonte échappée d’un haut fourneau. L’ombre de la guerrière s’étira loin derrière elle. Un lever de soleil dans Autremonde, c’était quelque chose… Le système avait gardé en mémoire son dernier point de sortie et l’avait ramenée à l’endroit où elle avait quitté le jeu la veille : sur la plage de Cameron Dock, face à la mer. Elle supposait que Carl vivait sur la Côte Est des Etats-Unis, il devait donc être 16h ou 17h pour lui.

  Ce matin, la plage était déserte : aucun baladeur promené par son chien, aucun couple dévergondé, ni de célibataire contemplatif. Elle seule partageait avec les parasols et les transats le spectacle de ce lever de soleil chatoyant. Elle gambada dans le sable, avec une sensation de liberté dans les pieds, avant de rejoindre la rue. Les devantures chics des commerces s’enfilaient devant elle comme les bijoux clinquants d’un collier de fantaisie. Les commerciaux du centre rivalisaient d’ingéniosité architectonique pour attirer le badaud dispendieux dans leurs filets de pêche : ici une vague océanique se métamorphosait en visage féminin et voyageait dans une mosaïque de fenêtres aussi semblables que les morceaux d’un miroir éclaté sur le sol ; là, un château de glace éternelle sculptée par quelque magicien offrait une infinité d’arabesques déviant comme le prisme les rayons du soleil en projections d’arc-en-ciel ; plus loin, ce vieux gréement encastré dans la face d’un immeuble contemporain, et dont la figure de proue, une femme nue sous un voile transparent, les mains agrippées au beaupré comme une esclave enchainée, chantait pour les passants, tantôt des mélopées languissantes, tantôt des chansons à la mode. Chaque façade, chaque vitrine était une invitation, une tentation, un piège pour acheteur compulsif. Par moment, elle croisait des flashs de résidents apparaissant et disparaissant devant les entrées des boutiques comme si les membres d’équipage d’un USS Entreprise en orbite autour d’Autremonde étaient dispatchés et rapatriés depuis leur plateforme de téléportation.

  Au milieu de cette profusion de formes extravagantes, la vitrine du « Fletcher’s Art Gallery » était d’une simplicité confondante : une porte vitrée surmontée d’une fenêtre en demi-lune dans laquelle s’inscrivait le nom de la galerie et que flanquaient deux grandes baies dévoilant un intérieur spacieux et des murs blancs lumineux ornés d’œuvres multicolores.

Elle poussa la porte et entra.

  Un fond musical animait l’atmosphère sur des tonalités de piano jazz. La galerie avait littéralement la forme d’une galerie : un long couloir large ouvert sur deux niveaux surmonté d’une verrière d’où émanait une lumière zénithale. Des œuvres picturales habillaient les murs sur toute la longueur ; d’autres essaimaient le parcours sur des supports individuels. Nul ne vint à sa rencontre. Elle attendit quelques secondes, puis s’aventura plus avant. Contrairement à l’idée qu’elle se faisait d’une galerie d’art, l’endroit s’illustrait par une sensation de mouvement ; certaines des œuvres n’étaient pas inertes, elles s’animaient ou plutôt répétaient des séquences un peu comme les images gif.

  Elle s’approcha d’une statue représentant un sportif de l’antiquité, entièrement nu, qui s’apprêtait à lancer un disque. Immobile, le bras tendu en arrière, le disque serré dans la main, son regard se perdait dans sa concentration. Elle avait déjà vu ce classique de l’art antique. Elle n’aurait pu dire si la réplique était fidèle à l’original. En revanche, maintenant qu’elle était postée devant, la statue restait clairement fidèle à sa nature : de marbre. Pourtant elle était certaine d’avoir vu l’homme bouger un peu plus tôt. C’est alors qu’il amorça un mouvement. D’un violent coup de rein, son buste pivota, la ligne du bras se brisa comme la détente d’un trébuchet et Sonia vit le disque lui filer en plein face ! Elle baissa la tête dans un réflexe instinctif et faillit tomber par terre, mais l’objet ne quitta pas la main du lanceur. L’homme termina son mouvement de rotation et son tronc reprit sa position initiale.

« Ouh… ça surprend ! » souffla-t-elle.

  « C’est le discobole » commenta une voix. Une silhouette était apparue de derrière un panneau d’exposition. « Il est généralement attribué à Myron, un sculpteur athénien du Ve siècle avant JC ». L’homme devant elle n’était pas Carl. Grand, vêtu d’un pantalon en toile beige et d’un blazer bleu marine sur une chemise blanche à large col, il avait les cheveux blonds coiffés courts avec une raie de côté et des yeux clairs derrière une paire de lunettes rectangulaire d’allure très chic. Sonia n’avait pas croisé beaucoup de paires de lunettes depuis son arrivée.

« Attention, ajouta-t-il doucement, cette fois, il va lancer pour de bon ».

  A nouveau, le bras fusa et la main projetée en avant lâcha sa prise. Prévenue, Sonia avait fait un pas de côté. Dans un sifflement, le disque fila droit vers une peinture accrochée au mur d’en face. Le projectile frappa la toile de plein fouet et, à son grand étonnement, passa à travers. Non, pas à travers : à l’intérieur ! La peinture illustrait un paysage bucolique dominé par un ciel lourd aux couleurs de tempête. Le disque vola vers les nuages à une vitesse telle qu’il ne fut bientôt plus qu’un point noir perdu dans la scène. Puis, peu à peu, il suivit une courbe avant de reprendre sa course en sens inverse. Il grandissait à chaque seconde et d’un jet, s’exfiltra du cadre pour s’encastrer à nouveau dans la main de la statue dans un choc sec. L’athlète reprit alors sa position initiale comme si de rien n’était.

« Oui, je sais, dit l’homme d’un ton neutre. On aurait pu l’appeler Le lanceur de boomerang. » Il sourit. « …ou Le boomerang-bole… »

« C’est un endroit étonnant, commenta Sonia - pour la forme car elle était juste abasourdie.

— Je me présente : Henry Black. C’est la première fois que vous visitez une galerie d’art dans Autremonde ? »

  Elle voulut se présenter à son tour, mais eut une hésitation. Est-ce que l’homme utilisait son nom d’avatar ou son vrai nom ?

« Enchantée, je suis… Xena. Et oui, c’est la première fois que je viens. Je pensais y croiser Carl, en fait.

— Ah ! Carl, il n’est pas loin, mais il est occupé en surface avec un client. Il ne devrait pas tarder. Je vais lui dire que vous êtes là, même s’il devrait avoir reçu un message de votre présence.

— En… surface ?

— Oui, c’est comme ça qu’on appelle la vie réelle entre nous. C’est plus smart ! »

L’homme sortit un smartphone de sa poche et tapota de dessus. Était-il effectivement en train d’envoyer un sms dans la VR ? Cela semblait pour le moins incongru.

« Voilà, c’est fait. Il ne pourra pas dire qu’il n’avait pas entendu. Cela fait longtemps que vous connaissez Carl ?

— Non, non, on s’est rencontré hier ! Il m’a invitée à passer lui rendre visite, c’est tout. Je suis toute nouvelle dans Autremonde !

— Une nouvelle résidente ? Ah, mais je te souhaite la bienvenue alors ! Et permets-moi de te féliciter, car je vois à ton avatar que tu n’es pas une simple touriste…

— Merci ! La boutique Grâce fait vraiment des merveilles ! »

  Henry éclata de rire. Son visage s’illumina et tous les muscles de son faciès s’animèrent. Les possibilités d’animations des avatars étaient bien plus vastes que ce qu’elle imaginait.

« Grâce est le must, c’est là que je vais moi aussi ! » Sonia était troublée. Cette remarque… Pas une simple touriste, elle ? Elle ne savait même pas ce qu’elle faisait là. Elle-même ne savait pas ce qu’elle voulait.

« Vous travaillez ici, vous aussi ? demanda-t-elle pour changer de sujet.

— Non, non, je suis juste un habitué. Je viens régulièrement découvrir les nouveautés. Carl me tient au courant. On se connait depuis des années. Pour être précis, je suis un client dans la vie réelle. D’ailleurs, tu ne le sais peut-être pas, mais presque toutes ces œuvres existent à la surface.

— Toutes moins une ! » s’exclama une voix qu’elle reconnut de suite.

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