7-2 Fletcher’s Art Gallery (2/2)

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« Carl, fit Henry, te voilà enfin ! Félicitations, qu’est-ce que tu as vendu ?

— Bonjour Xena, je suis ravi de te revoir sitôt. Bienvenue dans mon humble galerie !

— Bonjour Carl, je suis curieuse…

— C’est une grande qualité dans Autremonde ! »

Il se tourna vers Henry.

« J’ai vendu la réplique 19 du Psychose.

— Nooon ! Cette horreur ?

— Si, si. Il a un succès monstre.

— Mais il est monstrueux ce tableau ! Xena, il faut que tu vois cette horreur, l’œuvre d’un psychopathe, le genre à te replonger dans Elm Street pour un tête-à-tête avec Freddy Kruger. Le pire, c’est qu’il coûte une fortune !

— Si tu permets, Henry, pour la visite guidée, laisse faire l’expert. Tu ne voudrais quand même pas faire fuir Xena avant même de commencer, non ?

— Je m’incline, maitre… » répondit-il en joignant le geste à la parole.

  Carl se tourna vers la salle en écartant les bras : « Toutes les œuvres que tu vois sont le fruit d’artistes d’Autremonde ou de collaboration entre des artistes de la vie réelle et des artistes d’Autremonde. Ce qui veut dire que pour l’essentiel ce sont des œuvres doubles. Elles ont un niveau de lecture dans le monde réel et un pendant virtuel auquel on accède via le casque 3D ou des lunettes à vision virtuelle.

— La statue qui lance des disques existe vraiment ?

— Tout à fait, c’est une véritable statue que tu peux exposer dans ton salon. Mais si tu portes des lunettes virtuelles ou un casque de réalité augmentée, tu la verras prendre vie et lancer le disque. Le programme utilise un scanner qui identifie l’environnement : tables, murs, objets de décoration si bien que le disque pourra rebondir sur les murs ou briser le vase bien réel de belle-maman. Bien sûr, le vase ne sera pas détruit en vrai, mais je connais des personnes qui adorent voir certains objets de leur intérieur exploser encore et encore, sous les assauts de notre lanceur grec.

— Ça donne des idées…, dit-elle en songeant à la vaisselle de sa mère.

« La plupart des œuvres exposées ici, expliqua Carl, sont contemporaines et souvent personnelles. Nous sommes très loin des machineries mises en spectacle par les cadors de l’industrie de l’art comme le Met ou le Louvre Virtuel. Beaucoup pensent aujourd’hui que l’art est à l’ère du divertissement, mais je trouve qu’avec les grosses productions qui inondent le marché, on se rapproche plus de Disneyland que du musée. A la galerie d’art Fletcher, nous privilégions les œuvres physiques à pendant virtuel qui offrent une expression mixte. Vous ne trouverez pas ici de pseudo-œuvres d’art sur un écran High Tech. Nous cherchons le dialogue entre le réel et le virtuel. Après je reconnais que la frontière entre la technologie et l’art est tenue ; et les zones grises ne manquent pas… »

  Tout en parlant, Carl mena Xena à un tableau animé, fait de défilements verticaux de chiffres 0 et 1. En approchant, Sonia s’aperçut que les séquences changeaient constamment et, plus étrange encore, commençaient à déborder du cadre comme si elles voulaient s’en échapper. « Ce tableau s’intitule Vérité cachée et il est l’œuvre d’un artiste péruvien très talentueux du nom d’Arturo Villa. Inspiré directement du classique de cinéma Matrix, il se construit sur l’invisible et les faux-semblants. Son pendant réel est un tableau peint dont le sujet varie dans sa forme et son contenu. Il y a une cinquantaine de peintures réelles reliées à l’œuvre numérique. Les thèmes abordés sont vastes, de la technologie numérique aux portraits en passant par les paysages urbains. La partie immersive est une table de suites binaires mouvantes qui partent de l’œuvre et finissent par envahir tout l’environnement à la manière d’un virus qui se propagerait par le seul fait de notre intérêt visuel. Plus nous regardons, plus le tableau tente de captiver notre attention, en jouant sur des formations hypnotiques ; et plus nous cherchons à les voir, plus nous sommes contaminés. »

  Les séquences numériques avaient à présent totalement débordé du cadre qui, par la même, avait quadruplé de taille. Ce qui n’était pas pour rassurer Sonia. « La version virtuelle, poursuivait Carl comme si de rien n’était, prétend nous ouvrir les yeux sur le « réel » là où la vraie vie n’est qu’une construction de l’esprit à laquelle nous sommes dépendants comme une drogue dure. Mais si nous prenons la peine de nous concentrer sur la « vérité », nous verrons le monde tel qu’il est vraiment : une supercherie. Nous sommes donc ici face à une inversion totale du paradigme virtuel : le réel est faux et le virtuel est vrai. » Le pan de mur entier était à présent couvert d’inquiétantes lignes de codes verdâtres. Pire, Sonia commençait à percevoir des formes géométriques en trois dimensions au sein des alignements de chiffres. Comme si quelque chose était en train de prendre vie devant elle. « Une œuvre philosophique, intervint Carl, qui peut être à la fois addictive et envahissante si on n’y prête pas attention…

— Dans la vie réelle, c’est quelle peinture déjà que tu as là-haut ? demanda Henry.

— Si tu te concentres assez longtemps sur la version vraie, tu devrais pouvoir le deviner, répondit Carl avec un sourire. Mais ne restez donc pas trop près du tableau maintenant, ou nous ne verrons plus que des 0 et des 1 pendant les dix prochaines minutes ! »

  Il tourna le dos à l’épidémie digitale et les exhorta : « Suivez-moi ! ».

  Il s’immobilisa devant un bonzaï posé sur un socle rectangulaire et développant une très belle ramure fleurie. « Ritsuko Arakawa fait partie de cette génération d’artistes écologistes qui allient art et message citoyen. La version réelle est, comme vous pouvez l’imaginer, un arbre à la structure identique à celui-ci mais dépourvu de feuilles. Il est en bronze et figure la nature fossilisée. En revanche, la version virtuelle vie au grès des saisons et changera tout au long de l’année. » Carl s’avança alors et cueillit une feuille minuscule de l’arbre. Il l’exhiba dans sa main virtuelle et la laissa tomber sur le sol où elle disparut au bout de quelques secondes.

« L’interaction est bien réelle » conclut-il.

« Et oui Xena ! clama-t-il à brûle-pourpoint, si tu te poses la même la question que m’a posée Henry quand il a vu cette œuvre poétique pour la première fois : libre à toi de couper l’arbre virtuel. » Henry éclata de rire. « Je suis sûr que Xena ne s’est absolument pas posé cette question !

— Tu comprendras Xena, reprit Carl imperturbable, qu’il s’agit d’une métaphore sur notre relation à l’environnement et notre responsabilité de conserver ou détruire la nature. La version réelle est un avertissement et la virtuelle une piqûre de rappel de la chance que nous avons. »

  Sonia resta songeuse un instant et nota un léger friselis traverser les branchages de l’arbre comme s’il avait soupiré. Mais déjà Carl s’en était allé et l’attendait devant une nouvelle œuvre. Sonia contemplait à présent une peinture de taille moyenne, résolument contemporaine, en ce sens qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle avait devant les yeux : un amalgame complexe de couleurs et de formes géométriques imbriquées dans un ensemble sans queue ni tête.

« Avec Josip Pejic, commenta Carl, nous avons un regard acide sur l’histoire de nos nations. » Sonia écarquilla les yeux. Ils ne devaient pas voir la même chose… « Cet artiste propose un regard dé-constructif de la réalité. Ses parents ont connu la guerre des Balkans et il propose une vision déformée de notre réel, davantage portée sur le ressenti et la vision multifacette de la réalité, ou si vous préférez, il traduit par la peinture les différents angles de vue d’une même situation en fonction de différents protagonistes. C’est pour cette raison qu’il a beaucoup traité le thème de la guerre qui s’y prête avec bonheur… si vous me permettez l’abus de langage. Cette « multi-peinture » a pour nom « Le ciel de Pristina » et traduit différents aspects de la tragédie moderne, notamment le bonheur comme point de départ et la souffrance infinie comme point d’orgue. La version virtuelle est donc un mélange de points de vue en constante évolution, qui un jour vous fera vous sentir bien et l’autre très mal à l’aise. Une autopsie sans concession de la condition humaine. On sent l’influence cubiste, non ?

— On est dans laquelle des versions, là ? demanda Henry

— Sans nul doute dans la joyeuse. Les couleurs sont claires, on distingue le bleu du ciel, les formes pleines des maisons et des habitants heureux, même si sur la droite, l’ombre de la guerre se rapproche. Mais les brisures, le sang et la noirceur ne sont pas encore apparus. Dans deux jours, je pense, ce sera un peu déprimant… »

  Il s’avança d’un pas et jeta un regard autour de lui. « Qu’est-ce que je pourrais vous montrer ensuite ? » Sonia restait fixée sur le tableau et tentait de retrouver les maisons et les habitants heureux parmi les objets aléatoires dessinés et les éclaboussures de couleurs. « Tiens, pourquoi pas ! » entendit-elle dans son dos. Carl marchait en direction d’un autre tableau, juste en face du premier, aux couleurs plus agressives et aux motifs désordonnés.

« Ici, nous sommes dans le milieu de gamme, annonça-t-il. Une œuvre plus virtuelle que réelle dans le sens où la magie n’est pas tant dans la qualité de la peinture que dans l’expérience visuelle. L’artiste s’appelle John Elison, il est programmeur de métier, mais a suivi une formation à l’Académie Virtuelle des Beaux-Arts d’Autremonde.

— L’Académie Virtuelle des Beaux-Arts ?

— Oui, ça existe, et elle a beaucoup de succès. Ses diplômes sont reconnus bien au-delà d’Autremonde »

  Le tableau figurait une sorte de couloir circulaire en entonnoir animé d’un mouvement continu tout droit sorti d’un rêve psychédélique. Les formes géométriques dans les rouges et noirs s’enroulaient les unes autour des autres dans un tourbillon qui donnait presque le vertige. Le regard était comme aspiré par le mouvement perpétuel des couleurs enlacées. De temps en temps passait une porte, tantôt fermée, tantôt ouverte.

« Ce type d’œuvre est basée sur l’imagination et la sensation. Mais les réalisations les plus complexes et les plus prisées jouent sur l’interaction avec le spectateur, qui en l’occurrence en devient acteur. C’est le cas du tableau que tu vois là-bas. »

  Carl montrait une peinture de petite taille perdu au milieu d’un grand panneau blanc qui coupait la galerie en deux. On aurait dit qu’il avait été mis là par erreur ou pour remplacer temporairement un tableau plus grand parti à la restauration.

« Celui-là ? demanda Sonia perplexe.

— Oui, oui. Exactement. Il ne paie pas de mine, hein ?

— Il est nouveau ? » demanda Henry

  Il représentait un village au pied d’une falaise. La peinture finement exécutée était tout aussi inerte que si elle avait été vraie.

« Il s’intitule La quête de l’oiseau du temps, en référence à une œuvre littéraire. Il a été réalisé par un consortium d’artistes et de programmeurs de jeux. Je l’ai dans la galerie depuis trois semaines. C’est un petit bijou.

— Qu’est-ce qu’il a de spécial ? fit Henry, visiblement intrigué.

— Vous voyez le disque qui a traversé le paysage et en est ressorti ? C’est un peu le même principe.

— On peut lancer des objets dedans ?

— Oui Henry, mais ici on va beaucoup plus loin. Tu vas voir. »

Carl se planta devant le tableau et effectua un mouvement avec ses mains avant de les écarter. A ce moment, le cadre s’agrandit jusqu’à atteindre la taille d’une fenêtre de véranda de deux mètres sur deux.

« Ici, on peut rentrer dedans ! »

***

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