10-2 Le portail

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 « C’est carré, dit Henry. Il nous faudrait le prisme ».

  Il retira l'opale du socle de pierre et la rangea dans la boite noire. « Tant pis, elle nous servira peut-être ailleurs » C’est Joe qui avait eu l’idée d’essayer la pierre précieuse sur le socle du premier temple. Pour ce faire, ils avaient effectué un crochet à pied car leur destination du jour était de l’autre côté, sur le flanc ouest de l’île. L’encoche correspondait à la forme d’un prisme, pas d’un ovale. Sonia n’y avait pas vraiment crû même si ça ne coûtait rien d’essayer. Ce temple était placé sous le signe du soleil alors que l’opale tirait son pouvoir de la lune. La lune ne devait pas servir pour le soleil et inversément. Pourtant, elle quitta la salle avec la conviction qu’ils y reviendraient tôt ou tard.

  De retour au village, ils embarquèrent sur les véhicules et se lancèrent sur la route qui remontait vers le port. Au bout de quelques minutes, Henry ralentit sur indication de Joe. « Arrête-toi ici, suggéra le co-pilote. On doit être tout près ». Les véhicules s’immobilisèrent et le son des moteurs se tue. Sonia observa les alentours en quête d'un repère. Il n’y avait rien, mis à part la trace rectiligne de la route de terre dans laquelle les pneus avaient laissé leurs sillons et, de chaque côté, la muraille de verdure de la jungle impénétrable.

  Le ranger leur avait confirmé la présence de vestiges dans ce coin de l’île. Pas grand-chose selon lui. Joe annonça la direction à suivre en précisant que c’était de l’à-peu-près.

« Écartons-nous les uns des autres sur cent pieds, ordonna Henry, on ratissera plus large.

— Ce sont les triceratops qui seraient pratiques ici, estima Sonia.

— On peut pas les louer ? s’égailla Sandra.

— Bonne idée… jugea Henry. Enfin, essayons d’abord de voir ce qu’on trouve. Je doute qu’on puisse louer ces petites bébêtes, et si je me rappelle bien, c’est pas les animaux les plus maniables qui soient… Sans parler du mur d’enceinte qui sépare l’enclos de cette partie de l’île. Si ça tombe, il faudrait faire tout le tour de l’île car les bestioles ne passent pas par la petite porte.

— Pas faux, reconnut-elle.

— Mais ne t’inquiète pas. Si jamais on doit affronter à nouveau Godzilla de front, je serai le premier à courir les chercher ! »

  Le groupe s’enfonça dans la forêt en suivant les indications de Joe. Ils avançaient en ligne, le plus loin possible l’un de l’autre, tout en gardant un visuel de leurs compagnons les plus proches.

« J’ai l’impression de faire une battue pour un enfant disparu, dit Mona.

— Moi aussi, fit Laura. Qu’est-ce qu’on cherche à votre avis ?

— Un enfant…, fit Antonio, qu’a la gueule d’une colline. »

Tous semblèrent réfléchir à cette idée. « Idiot ! » conclut Sandra.

  Le groupe discutait de tout et de rien, un peu pour garder le contact, un peu pour passer le temps, les hommes des nouvelles sportives, les femmes de shopping. Sonia fut mêlée un peu malgré elle à la discussion sur les vêtements. Ses compagnes parlaient presque indistinctement de la mode dans et hors d’Autremonde comme s’il n’y avait pas de différence entre ce qu’on s’achetait dans la vraie vie et pour son avatar. Puis, elle se rappela qu’Henry avait décrit Autremonde pour les réalistes comme une sorte d’extension de la vraie vie. Pour ces gens, la frontière n’était peut-être pas aussi nette qu’elle se l’imaginait.

  Le soleil haut éclairait la forêt tropicale de mils reflets d’émeraude, le sol bruissait sous ses pas et les insectes vibrionnaient en essaims désordonnés. Pourquoi tant de réalisme dans des endroits si reculés de la virtualité, où si peu de joueurs mettraient un jour les pieds ? Elle avait vraiment l’impression d’être perdue dans une forêt, à marcher à l’aveuglette à la recherche de ruines invisibles, comme les premiers explorateurs au cœur des zones humides d’Amérique centrale sur les traces d'une civilisation oubliée.

« Là ! J’ai trouvé quelque chose, lança Mona. Mais, c’est pas une colline »

« Voilà autre chose » commenta Antonio en la rejoignant. Sonia arriva juste après lui. Des pierres un peu partout jonchaient le sol dans une vaste cuvette creusée sur le plancher de l’île. La combe devait faire dans les trente mètres de diamètres et s’enfonçait de cinq ou six mètres sous le niveau de la jungle. Toute la zone était envahie de végétation, les arbres avaient fait fi de toute considération pour les restes de constructions réduites en miettes. Par endroit, on devinait des lignes de fondations affleurant à la surface ; ici et là, des blocs de pierres tapissaient le sol en plus grand nombre qu’ailleurs. On comprenait d’emblée que l’endroit avait été autre chose, mais il fallait le chercher pour le trouver. Peut-être des bâtiments y avaient-il été érigés, mais il n’en restait rien.

« C’est ça qu’on cherchait ? ironisa Laura en arrivant.

  • Mouais, fit Henry un peu dépité. Je suis d’accord ».

  Sonia avança entre les pierres en partie enfouies dans la terre ou sous les racines des arbres. Elle aurait pu passer dix fois ici sans s’arrêter. Au détour d’un arbre, son attention fut attirée par une pierre couchée sur le sol, dont la forme lui était familière. « Ici, dit-elle, on dirait… » Elle hésita, puis décela une petite encoche sur le côté. « On dirait la même stèle que dans le temple » La pierre aurait dû être en position verticale, mais l’arbre qui avait poussé à côté avait fini par la renverser. Le temps avait fait le reste.

« Bien vu, dit Joe quand il reconnut la pierre. Regardez la forme de l’encoche, elle est usée... mais elle est ovale ! »

  Henry sortit le joyau irisé qui scintilla sous l’effet d’un rayon de soleil perçant les feuillages à cet endroit. Puis, il s’agenouilla et déposa la pierre dans l’encoche. Elle s’y emboita parfaitement. Doucement, la pierre s’illumina, elle prit une couleur orangée très vive. « Quelque chose se passe » chuchota-t-il. Un bruit sourd résonna sous la terre, un bourdonnement, suivi d’une vibration qui gagnait en intensité.

« Putain, qu’est-ce qui va encore nous tomber dessus ? » grogna Joe.

« Attention ! Là par terre ! » avertit Sandra.

  À deux mètres à peine, le sol avait commencé à s’illuminer. Un arc de lumière s’était formé sous la couche d’humus. La lumière commença à effriter la terre dévoilant un assemblage de pierres taillées brillant d’un éclat intense. Un grondement sourd fit trembler la terre et le sol s’effondra d’un coup. Se fit jour alors un grand bassin circulaire lumineux dont l’arc de pierre n’était que le bord émergé du sol. Le bassin était rempli d’un liquide dont la surface vibrait légèrement et émettait une lumière propre.

« Oh oh, fit Antonio. C’est ce que je crois ?

— On dirait… un portail, acquiesça Henry.

— Un portail de téléportation ? demanda Mona.

— Oui, d’habitude, ils sont debout. Ils sont communs dans les univers de fantaisie. Un peu moins ici…

— Voilà qui ouvre de nouvelles perspectives à cette chasse au trésor » fit Joe.

  Ce type de porte permettait de se déplacer aux quatre coins des mondes d’aventures, et parfois de monde en monde. Les possibilités devenaient infinies. Les portails fonctionnaient logiquement dans les deux sens. Par contre, il ne savait pas ce qui se passait quand un portail était par terre.

« On a qu’une seule façon de le savoir, annonça Henry. Joe, on part en éclaireur ? »

Les deux hommes montèrent sur la margelle du puits. Selon Henry, il n’y avait aucun risque. Le portail les mènerait simplement à un autre endroit.

« Si on reste coincé, je vous envoie un message sur le tchat »

L’un après l’autre, les deux compères sautèrent dans le trou.

  Les avatars de Joe et Henry disparurent, laissant derrière eux des vaguelettes brillantes à la surface du liquide. Xena et ses compagnons attendirent sans mot dire. Puis Mona brisa le silence.

« La porte reste ouverte longtemps ?

— Tant que la clé est branchée, répondit Antonio.

« Normalement, poursuivit-il, si tu débranches la clé, la porte reste active environ une demi-minute, puis elle se ferme. »

  Xena jugea les environs. Il n’y avait que des arbres. La zone du portail n’était pas très étendue. Cet endroit cachait un mystère : l’état de destruction avancée, la forme de cette combe profonde dans un environnement autrement plane. À n’en pas douter un paradis pour archéologue. Ces ruines avaient-elles été une sorte de Stonehenge, un lieu de culte, de prière aux divinités de la lune et du soleil ? Elle repensa à la secte de Xil’m til, à leur tentative de créer une route vers la cité divine. Avait-on affaire à une sorte de portail divin permettant d’atteindre Kisthamin ? Bien que silencieux, le portail émettait une vibration à peine perceptible, pas réellement du bruit, plus une résonnance comme des ultra-sons qu’on ressent sans vraiment les entendre ; ou alors le son de la porte était-il couvert par la profusion de bruits de la forêt, les battements d’ailes, les craquements de branches, les froissements de la brise dans les feuillages, ici les broussailles fouettées par quelqu’animal en chasse ou plus loin les chamailleries d’une famille de singes hurleurs. Comme s’il venait de s’éveiller de longues pensées introspectives, Antonio dit à mi-voix :

« Du moins, en général, c’est comme ça…

— Pourquoi ils donnent pas signe de vie ? se plaignit Sandra.

— Ne t’inquiète pas, répondit Mona d’un ton apaisant. Il ne peut rien leur arriver. Si c’était le cas, ils nous auraient envoyé un message.

— Ça fait longtemps qu’ils sont partis, non ? »

  A ces mots, la surface du bassin s’agita. Le corps d'Henry surgit brusquement des flots comme un morceau de bois remontant à la surface d’un lac. Ses yeux et sa bouche s’ouvrirent, mais aucun mot n’en sortit. Puis, aussi vite qu’il avait jailli, son corps fut aspiré à nouveau dans les eaux troubles dans lesquelles il disparut, ne laissant derrière lui que quelques ondes résiduelles de son passage.

« C’était quoi ça ! s’exclama Sandra, horrifiée.

— On aurait dit un cadavre qui remontait à la surface ! fit Laura avec dégout.

— On dirait qu’il essayait de sortir, fit Sonia, mais ça n’a pas fonctionné !

— C’est la position du portail… » déduisit Antonio avec un brin d’inquiétude dans la voix.

  A nouveau, on sentit une agitation à la surface du liquide. Henry surgit d’un bond hors de l’eau, les mains en avant, découvrant son tronc jusqu’à la ceinture. Son corps heurta le bord du puits auquel il s’agrippa comme s’il venir de rebondir sur un trampoline pour sortir d’un trou.

« C’est bon !» cria-t-il. Il se hissa hors du liquide argenté. « C’est bon… » répéta-t-il d’un ton plus doux.

« Alors ? » s’enquit Antonio. Henry ne répondit pas tout de suite, il se tourna vers le bassin et attendit. Des mains traversèrent la surface et tâtonnèrent le rebord à la recherche d’une prise. On dirait un zombie qui essaye de sortir de terre, pensa Sonia. Puis, Joe se hissa à son tour hors de l’eau en prenant appui sur la structure de l’arc.

« Oui ! C’est tout bon ! conclut Henry avec un sourire.

  • Vous allez bien ? demanda Mona.

— Oui, répondit Henry. On va bien, on n’a pas eu de problème.

— Vous en avez mis du temps ! reprocha Sandra.

— On a fait un tour un peu plus long que prévu. C’est grand là-bas.

— Et puis, on voulait s’assurer qu’on ne se trompait pas…, intervint Joe.

— A propos de ? fit Mona.

— A propos du fait que de l’autre côté… » articula Henry d’un ton grave.

« …C’est Elisor… ».

  Sonia ne comprit pas tout de suite les conséquences de cette révélation. Seul Antonio réagit du tac au tac. « Impossible » lâcha-t-il. Elle-même se rappelait avoir entendu parler de cette région. Il lui semblait qu’Highlander lui en avait touché un mot.

« Elisor, lui expliqua Henry, est un univers médiéval-fantastique d’Autremonde, sans doute le plus connu, un univers de batailles où plusieurs royaumes s’affrontent pour le pouvoir et dans lequel les joueurs peuvent participer à toute sortes de quêtes, en solitaire ou en équipe, se joindre à des clans ou des guildes, faire la guerre, du commerce ou explorer de nouveaux territoires. »

En résumé, ce n’était pas vraiment le cadre d’une chasse au trésor de type citoyen.

« Mais le plus important, poursuivit-il, c’est que lorsqu’on entre dans Elisor, on passe en mode combat.

— Autrement dit, précisa Joe, on peut mourir ».

***

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