13-4 L'île secrète

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  Elle termina la vaisselle avant de ranger le livre de cuisine « Mille et une salades » qu’elle venait d’étrenner. La belle saison arrivait, ou arriverait bientôt. Elle s’était laissé distraire par une couverture alléchante en faisant les courses. La promesse de repas complets, sains et faciles à préparer. Sa première n’avait pas été mauvaise : une salade à base de poulet grillé, cubes de betterave et quinoa, vinaigrette au yaourt, biscottes salées. Bref, un repas qui aurait eu toute sa place dans le menu hebdomadaire de ses amies Sylvie ou Amandine. Elle avait fait l’impasse sur le verre de vin rouge millésimé. Peut-être ses compagnes filiformes carburaient-elles aussi à l’eau ? Oui, mais alors de l’eau des iceberg ou saupoudrée de paillettes en or. L’eau du robinet était un peu trop calcaire, mais de l’eau restait de l’eau…

  Une fois le rangement terminé, elle prépara son immersion nocturne. Elle alluma son ordinateur et lança la connexion. Henry l’attendait, vêtu de son costume blanc de capitaine.

« Bonsoir Xena, bienvenue à bord ».

  Il ne portait pas son chapeau blanc, sa chevelure blonde était fouettée par le vent. Un rapide coup d’œil alentours dévoila à Sonia que le bateau n’était pas à quai, mais naviguait déjà en haute mer.

« Laisse-moi te dire que tu es absolument ravissante. Je suis très content que tu aies pu te libérer pour cette balade.

— Merci mon capitaine. J’ai hâte de découvrir notre destination » répondit-elle d’un ton sucré.

Henry était passé en mode romantique, il fallait bien lui donner le change.

« Je t’emmène dans un endroit secret voir un coucher de soleil extraordinaire.

— Un coucher de soleil ? Ça va être une longue croisière alors ! »

Le temps ne s’écoulait pas de la même façon ici que dans la vraie vie, et pas partout de la même façon dans Autremonde, mais le soleil brillait haut dans le ciel en ce moment et elle ne voyait pas trop un coucher de soleil avant deux ou trois heures.

Henry éclata de rire. « Là où je t’emmène, c’est toi qui décide quand le soleil se couche. »

  Sonia s’était demandée si le baiser échangé deux jours plus tôt représentait pour Henry autre chose qu’une activité pratique à la récolte de points de bonheur ; du genre une invitation à faire connaissance plus intimement. Elle-même ne savait pas trop quoi en penser et essayait de conserver un certain détachement vis-à-vis de la vie virtuelle. Car tout était beau, mais rien n’était vrai, n’est-ce pas ? Alors pourquoi un petit baiser sur des lèvres virtuelles pouvaient-elles former une petite boule dans l’estomac réel ?

« Nous nous dirigeons vers le triangle des Bermudes » annonça Henry.

« Ce n’est qu’un surnom, précisa-t-il. C’est une zone protégée à accès limité. Une personne normale la traverserait sans rien y voir. Ce ne sera pas notre cas. »

  Pendant le trajet, ils discutèrent de tout et de rien. Elle lui expliqua les endroits qu’elle avait visité. Henry souhaitait connaitre ses impressions. « La vraie question que chacun doit se poser est : y-a-t-il quelque chose que je trouve ici et qui me manque dans la vraie vie ? »

« Ton expérience est encore courte, et peut-être n’as-tu pas de réponse claire. Mais tu peux te la poser à l’envers. Qu’est-ce qui me manque dans la vraie vie ? Et est-ce que je peux le trouver dans Autremonde ?

— Toi, demanda-t-elle, qu’est-ce qu’il y a ici que tu n’as pas là-bas ?

— Moi ? C’est la liberté.

« Je vis dans un monde carré aux limites bien définies, je n’ai pas le droit d’aller où je veux quand je veux, de dire ce que je veux, de parler à qui je veux.

— En fait, tu es un criminel dans une prison fédérale. »

Henry éclata de rire.

« Vu comme ça, effectivement, je ne me vends pas très bien ! Mais, j’ai parfois ce sentiment, tu sais… »

« Et toi, Xena. La guerrière élégante. Sais-tu ce qui te manque dans la vraie vie ?

— La question serait plutôt de savoir ce qui ne me manque pas dans la vraie vie… »

  Sonia grimaça dans son casque. Elle ne voulait pas paraitre mélodramatique ou pire la ratée de service. « Ah ! Une perfectionniste ! Je vois le style. Dans ce cas, crois-moi, tu devrais donner une chance à Autremonde. C’est un endroit que tu pourras modeler davantage que ta vie réelle. Et puis… Il y a pleins de gens charmants ici ! »

  La discussion dériva ensuite sur la vie en général dans le continent virtuel. Sonia interrogea notamment Henry sur les habitations virtuelles. « Bonne question. Ça peut paraitre inutile de prime abord, mais cela fait partie du statut social. Dans certains endroits, on te demandera une adresse résidentielle pour te laisser entrer ou participer à des activités. Et le contrôle est instantané, tu ne peux pas tricher. Mais en général, c’est une preuve d’intégration, tu investis dans le monde dans lequel tu vis, tu paies des impôts fonciers et donc tu fais vivre l’univers dans lequel tu respires. »

  L’habitation seule n’était qu’une partie du puzzle communautaire, une des réponses à un besoin de réalisme. Afin de rendre leur monde plus vraisemblable, les résidents calquaient son fonctionnement sur des règles connues. Tout quidam ne pouvait pas s’offrir un grand appart new-yorkais sur Central Park ou avec vue sur la tour Eiffel, mais ici dans Autremonde, c’était possible. Le reste n’était qu’une question d’imagination.

  La question des cafés et restaurants relevait du même constat. On reproduisait des habitudes réelles pour se convaincre que ce qu’on vivait était vrai. Certaines personnes s’amusaient à manger simultanément dans la réalité et dans la virtualité, transformant l’assiette de pâtes aux anchois en conserve en un fin repas de chef aux fruits de mers. Lui ne l’avait jamais tenté « Trop risqué d’en mettre partout », mais il avait eu des échos que l’expérience était étonnante.

« Regarde, nous arrivons » dit-il enfin.

  Devant eux, une grande nappe de brouillard se dressait sur l’horizon. Très vite, le navire fit face à un mur opaque gigantesque qui obscurcissait le ciel. Henry avait diminué la vitesse à l’approche du monstre de brume et lorsque le navire pénétra dans la masse nuageuse, ce fut dans un silence total. On n’y vit plus à deux mètres. « C’est un peu effrayant » dit-elle davantage pour briser le silence que par appréhension. « Il n’y a rien à craindre. Je viens de brancher ma clé. Les deux dimensions sont en train de se synchroniser. Bientôt, la brume va disparaitre »

  Sonia vit alors que la brise soufflait et créait des tourbillons dans la nappe de brouillard en soulevant la chevelure de Xena. Une bourrasque plus forte balaya le pont, emportant le chapeau de paille de la guerrière, mais dans un réflexe inattendu, la jeune femme rattrapa son couvre-chef en vol. La lumière perça à nouveau la pénombre, le bouillard se dissipa et la brise disparut aussi vite qu’elle était arrivée. Droit devant se découpait la silhouette d’une île masquée jusque-là. Plus étonnant encore, le soleil s’était transformé en une immense boule de flamme orangée qui flottait à peine plus haut que la ligne d’horizon comme si plusieurs heures s’étaient écoulées en quelques secondes. Le ciel s’était nappé d’une aura de couleurs chaudes dont les teintes allaient du rose à l’orange. Tout autour n’était plus que le vaste océan à la tombée du jour et cette île unique et mystérieuse.

  Les moteurs du Clairvoyance se remirent en marche et le navire fit cap sur la terre. Henry coupa le moteur à quelques dizaines de mètres du rivage. « Je vais jeter l’ancre ici, annonça-t-il depuis le poste de pilotage. Nous rejoindrons l’île à la nage ».

Lorsqu’il réapparut sur le seuil de la cabine, il avait troqué son costume trois-pièces pour un maillot de bain à fleur. Le contraste était saisissant.

« Cette île s’appelle Ananda.

— C’est joli.

— Je trouve aussi. Viens, on va rejoindre la plage. »

  Arrivé aux cotés de Xena, il fit un bond et atterrit pieds joints sur la rambarde, bras tendus de chaque côté, comme un plongeur professionnel au bord d’un tremplin. Puis, d’un mouvement souple, il s’élança dans les airs et plongea dans la mer.

« Je veux apprendre à faire ça… soupira Sonia.

Il émergea une dizaine de mètres plus loin.

« Viens ! Elle est délicieuse ! cria-t-il en riant.

— Oui bien sûr…, répondit-elle en rangeant son paréo et son chapeau dans son inventaire. Attends, je vais me faire couler un bain pour avoir la bonne sensation moi aussi… »

Moulée dans son nouveau bikini rose et rouge aux lignes complexes, Xena était magnifique.

Ça valait le… coût.

Elle posa un pied sur le tube en inox. Le menu des options se multiplia alors. Tous les types d’élans, de sauts, de plongeons, s’offraient à elle. Salto, salto et demi… vrilles… avant tendu… double salto… renversé carpé… arrière groupé… Je peux faire tout ça moi ?

Xena se propulsa dans les airs tel un ange déployant ses ailes, ramena ses bras vers l’avant alors que son corps musclé amorçait sa descente et piqua dans la mer sans une éclaboussure.

Oui, je peux faire ça aussi, conclut-elle après cette démonstration de talent de son avatar.

  L’eau était cristalline et le fond regorgeait de couleurs vives. Des coraux et des plantes multicolores dansaient au rythme du roulis. Un foisonnement de poissons de toute sortes leur tournaient autour. L’avatar d'Henry eut tôt fait de la rejoindre au fond de l’eau.

« C’est bl-ès bl-eau, tu… blouf… blas ? » lança son compagnon dans un effort louable pour reproduire un humain s’étouffant sous l’eau.

— Mmh… mmh…, rétorqua Sonia après un temps d’hésitation.

  Henry lui saisit la main et ils nagèrent ensemble vers la terre ferme en rasant le sable et ses milliers d’habitants. Les poissons les accompagnaient en scintillant dans la lumière basse du soleil. Sonia passa sa main dans le sable en traçant un sillon et en soulevant une nappe de nuage blanc. J’aimerais sentir ce sable, pensa-t-elle. Lorsqu’ils émergèrent sur le rivage, leurs deux corps dégoulinaient de cette eau claire.

« Allons visiter l’île, dit Henry.

— J’imagine que tu la connais déjà ?

— C’est la magie de cette île. Elle change à chaque fois. On ne la connait vraiment jamais complètement. »

« Enfin, corrigea-t-il, à moins d’y aller chaque semaine… évidemment ».

Ananda lui rappelait Baya Malaya ; enfin, si on faisait abstraction de la bande de sectateurs fanatiques qui s’y adonnaient au sacrifice virtuel.

« Donne-moi la main, dit son compagnon. À partir d’ici, c’est toi, moi et l’île. »

Sonia ne comprit pas vraiment ce qu’il entendait par là, mais Xena lui prit la main et les deux avatars s’enfoncèrent dans les entrailles de la forêt tropicale.

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