14-1 Un dimanche dans la vie réelle

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  Sonia épingla son soutien, enfila une petite chemise blanche et, un à un, ferma les boutons en partant du bas. Pour la première fois, elle avait l’impression perturbante d’avoir rendu un homme heureux. D’un point de vue purement mathématique, c’était bien le cas : 5,750 points récoltés pour avoir fait l’amour virtuellement sous un cocotier était presqu’indécent. À croire que les concepteurs désiraient encourager les joueurs à s’adonner à la luxure pour progresser dans la société virtuelle – sorte de promotion canapé revisitée.

  Ceci étant, si elle s’était sentie redevable envers Henry pour l’avoir accueillie dans son groupe et initiée aux aventures numériques, elle avait aujourd'hui le sentiment d’avoir remboursé se dette. Sa propre satisfaction en disait long sur la traversée du désert sentimental dans lequel elle se complaisait depuis l’adolescence. Comme quoi certains traumatismes vous modelaient de façon irréversible. Rendre un homme virtuellement heureux était un pas dans la bonne direction. Au fond, ce n’était qu’un jeu, il n’y avait aucun mal à s’amuser. Les hommes de la vie virtuelle étaient moins dangereux pour une femme que ceux de la vie réelle. Bien à l’abri derrière la barrière de son avatar, elle était en droit de prendre avec son corps virtuel des risques que la vie réelle ne pardonnerait pas.

   Elle avait atteint 25,669 points de bonheur et par la même occasion s’ouvrait de toutes nouvelles portes dans Autremonde. Certes, le décalage horaire avec ses nouveaux compagnons faisait obstacle à sa nouvelle carrière citoyenne, mais à en croire Mona, ils ne se voyaient pas si souvent et elle aurait toujours la liberté de se faire des amitiés dans une tranche horaire plus pratique. À elle de se fixer les limites. Ce qui ne commençait pas forcément fort, puisqu’elle avait accepté de revoir Henry le même soir pour une visite du centre d’entrainement le plus célèbre de tout Autremonde.

« Le style guerrière séduisante te va bien, lui avait-il dit la veille. Tu devrais juste travailler ta force comme combattante. »

  Elle lui avait bien dit qu’elle ne souhaitait pas vraiment devenir une grande guerrière. Mais il fallait reconnaitre que son message était un peu contradictoire. Elle avait choisi une guerrière comme avatar et elle s’était lancé tambour battant dans la bagarre contre le dinosaure géant. Henry lui avait expliqué qu’Espaldia, le fameux centre, n’était pas un simple endroit pour améliorer ses performances au combat, lui-même y allait pour des motifs tout à fait différents.

  En attendant, il lui restait une journée à tuer. Mieux valait la remplir si elle ne voulait pas penser à la reprise du boulot qui lui pendait au nez. Elle en avait une boule à l’estomac rien que d’ici penser. Et cette boule-là n’avait rien de sentimental.

  Elle devait affronter la réalité. Il fallait bien vivre. N’était-ce pas d’ailleurs sa philosophie depuis qu’elle avait quitté le cocon familial ? Elle travaillait pour vivre, pas pour le plaisir. Elle travaillait pour vivre et elle vivait pour… Elle n’en était pas certaine. Elle vivait pour les petits plaisirs que la vie lui offrait : les séries télés, les romans à suspense, les petits repas en famille. Ou peut-être que tout cela n’était qu’une façon pour elle de combler le temps qui passe. Et peut-être la solitude.

  Étonnamment, depuis qu’elle avait Xena, elle se sentait un peu moins seule. Elle savait que le soir, quand elle rentrait, elle avait quelqu’un qui l’attendait. Sans être une compagne réelle, une fois plongée dans Autremonde, sa présence ne s’en faisait pas moins ressentir. Un avatar de femme comme compagne de route n’était pas moins ridicule à ses yeux que d’avoir un chat pour compagnon de soirée télé. Elle parlait peut-être à des êtres virtuels, ses compagnons n’en étaient pas moins des êtres humains. Alors qu’un chat… à part miauler…

  Sonia regarda l’heure. Midi et quart. Elle avait pris un drôle de rythme cette semaine : elle se couchait vers huit heures du soir, puis se levait vers trois heures pour se connecter, passait quelques heures sur Autremonde, et faisait une petite sieste dans l’après-midi pour compléter ses heures de sommeil. En fait, rien ne l’empêchait de poursuivre sur ce rythme après la reprise du travail. Mis à part peut-être la petite sieste l’après-midi...

  Elle se concocta une variante de la salade de la veille – elle manquait encore la panoplie d’ingrédients exotique que son livre lui conviait d’ajouter – mais elle aurait bien le temps de compléter son arsenal culinaire. Sa mère appela alors qu’elle finissait la vaisselle. Sonia avait omis de préciser à ses parents qu’elle venait de prendre congé. Comment leur expliquer qu’elle était restée séquestrée chez elle durant une longue semaine sans leur rendre visite une seule fois. Et tout ça pour rester enchainée à son ordinateur. En revanche, elle lui annonça qu’elle avait rempli son rôle d’entremetteuse en parlant à son frère. Sa mère s’était de suite animée exigeant des détails de la conversation. Car de leur côté, ils n’avaient plus eu vent de leur fils prodigue.

  Sonia lui avait expliqué la position de son frère et sa frustration, mais aussi qu’elle avait bon espoir que les choses s’arrangent, d’autant plus qu’elle avait rencontré Eloïse ce samedi. La réaction à l’autre bout du fil ne fut pas celle escomptée. « Ah..., fit sa mère d’un ton glacial. Et elle est aussi grosse que sur la photo ? ». Sonia ne put que confirmer ce critère de sélection. « Et qu’est-ce qu’elle t’a raconté ? ».

  Sonia décrivit alors à sa mère la rencontre, et l’impression positive que lui avait laissé la jeune femme. « Je veux bien m’imaginer qu’elle fasse de gros efforts pour donner une bonne impression après ce qu’elle a fait ! » fut la réaction brutale de sa mère. Sonia respira à fond.

« Selon Eloïse, c’est un heureux accident.

— Allons ma fille, tu as peut-être oublié comment ça fonctionne, mais quand on a des relations sexuelles avec un homme sans protection, c’est peut-être un heureux évènement, mais jamais un accident. »

Le ton était péremptoire, et n’allait pas dans la direction d’une réconciliation.

« Maman, tu peux peut-être lui laisser le bénéfice du doute ? Tu ne la connais même pas.

— Ce que je veux bien lui concéder, rétorqua sa femme, c’est qu’elle est forte pour monter nos propres enfants contre nous !

— Maman… commença Sonia d’un ton conciliant. Plus pour la forme que dans l’espoir de modérer sa mère. Rien ne servait d’argumenter, il fallait juste attendre que la tempête ne passe.

— D’abord, elle isole notre fils, on ne le voit plus, puis quand il arrive, c’est pour nous dire qu’il a quitté sa femme pour une autre, qu’il va être papa et qu’il va se marier. Et nous là-dedans ?

— Maman, je sais…

— Et si tu me dis qu’elle n’y est pour rien, que c’est un accident, qu’elle est une victime, c’est qu’elle a réussi de te mettre dans sa poche.

— Maman, je ne suis dans la poche de personne…

— Ce que tu peux parfois être naïve ma fille !

— Mais maman, c’est vous qui m’avez demandé de…

— On t’a demandé de nous aider à faire revenir Adam, et toi à la place tu vas faire copine avec cette fille légère !

— Maman, tu ne peux pas la traiter de… oui enfin, je veux dire… et je ne suis pas contre vous ! »

  La conversation avait dérapé de façon un peu inattendue, prenant Sonia au dépourvu. Ce n’est qu’après coup, qu’elle comprit la raison de cet échec dans sa mission de pacificatrice. Elle était partie du principe que le problème était uniquement un problème d’ego entre son père et son frère. Et que sa mission était de convaincre son frère à faire un pas vers son père. Seulement, elle n’avait pas compris que le problème était double. Il y avait aussi le schisme entre sa mère et Eloïse. Son père en voulait à Adam de les avoir laissés hors du coup, mais sa mère en voulait encore plus à Eloïse d’être tombé enceinte. Et donc, la mission de Sonia était de rapprocher son frère de ses parents tout en restant loin de la source des maléfices. En réalité, dans cette histoire, le problème d’ego entre les mâles serait sans doute le plus facile à résoudre. Au fond, sa mère avait raison. C’est vrai qu’elle était naïve...

  Encore un peu sous le choc de cet échange houleux, elle se demandait maintenant par quel bout prendre la situation. Que voulait sa mère à la fin ? Des excuses d’Eloïse d’avoir été une méchante petite fille et une promesse écrite de dédier le reste de sa vie au bonheur de son fils ? Et pour son père ? Qu’Adam vienne implorer son pardon en rampant en lui promettant un droit de cuissage sur toutes ses prochaines femmes ? Sonia avait beau le retourner dans tous les sens, elle comprenait mieux son frère que ses parents. C’était difficile à admettre, mais c’était vrai. Adam allait faire sa vie avec Eloïse, pas avec Eloïse et papa et maman. On ne vivait pas dans un petit village reculé au fin fond de l’Inde traditionnelle. Tu avais encore la liberté de choisir avec qui tu faisais ta vie. Même si Adam avait eu tort de garder tout le monde dans l’ignorance. Il avait quand même le droit de le faire. Et Eloïse avait certainement le droit qu’on lui laisse une chance. Une fille avec un passé aussi lourd à porter méritait le respect. Donc, elle n’était pas sortie de l’auberge. Il lui faudrait réfléchir à une solution. Et pourquoi pas organiser une rencontre sur Autremonde ? Bien caché derrière des avatars, les protagonistes auraient peut-être plus facile à parler. Ça marchait bien pour elle. Évidemment, c’était une mauvaise idée. Non seulement, ses parents refuseraient de jouer le jeu – sans même tenir compte du fait qu’ils n’étaient pas équipés pour la 3D –, mais en plus elle dévoilerait au grand jour sa double vie, avec le risque de passer pour une folle. Déjà que ses parents se posaient pas mal de questions sur son équilibre psychologique, et même ses tendances sexuelles, si jamais elle leur annonçait qu’elle avait des amis virtuels - sa mère appellerait ça des amis imaginaires - et vivait des aventures dans un jeu en 3D, sans même rentrer dans les histoires les plus croustillantes, elle serait à leur yeux juste bonne à être internée.

Bref, vivons heureux, vivons cachés.

  Plus tard dans la journée, Sonia se résolut à ouvrir sa boîte mail professionnelle, pour découvrir les 459 mails qui l’attendaient. « Mais c’est absurde ! » furent les seuls mots qui s’échappèrent de sa bouche. À croire que le monde s’arrêtait quand elle n’était pas là. La reprise allait être encore plus horrible que prévu. Elle ne voulait pas commencer à parcourir tous ces messages. Mais sans même les lire, elle sentait le mot EGRET transpirer par tous les pores de sa messagerie. Elle voyait le petit sigle « important » un peu partout. D’ailleurs, tout était toujours important et urgent dans cette société. À croire qu’on vivait en état de siège. Sonia sentit son rythme cardiaque s’accélérer et elle ferma le programme.

  Elle comprit à ce moment qu’elle n’était pas faite pour avoir des responsabilités dans une entreprise. Elle n’avait pas officiellement communiqué sa décision concernant son intérêt ou non pour le poste de manager. Mais il était évident que, depuis le début, elle cherchait une excuse pour ne pas postuler. Ce qui voulait simplement dire qu’elle ne voulait pas de ce poste, quoi qu’en pense son manager ou ses collègues. Elle n’avait pas les épaules pour ça. « Je ne postulerai pas » se répéta-t-elle dans la tête. Voilà, c’était décidé.

  Elle se sentit comme rassurée, tranquillisée. Le simple fait d’avoir décidé une fois pour toute, elle se sentait mieux. Heureusement qu’elle n’avait pas parlé à ses parents de cette opportunité de promotion. Ils lui auraient mis une pression infernale.

Vivons heureux, vivons cachés.

Elle regarda l’heure. Elle avait encore pas mal de temps avant sa prochaine connexion. Elle pouvait lire son bouquin ou regarder une série. Dehors, le soleil brillait à travers les nuages.

Elle sourit. Elle allait plutôt faire un tour dans le parc pour s’aérer.

***

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