16-2 Trésor Englouti

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  Quelque part au cœur de la mer des Caraïbes, sur le versant septentrional de l’île de la Goélette s’ouvrait la baie dite du Bon Secours. Au centre de la lagune protégée des caprices de l’océan, gisait l’épave à demi émergée d’un navire corsaire. Les restes du vaisseau, rebaptisé le Trésor Englouti, s’étaient convertis en lieu de rencontre pour amateurs de chasses aux trésors 2.0 et autres batailles navales des temps anciens. C’est dans ce bar de pirates qu’Highlander avait donné rendez-vous à Xena. « Dis au barman que tu cherches le Phoenix, avait-il indiqué, il sera prévenu ». Le Phoenix était le groupe dont Highlander était le leader : quatre compagnons, quatre amis - Sonia ne savait pas trop -, mais elle imaginait quatre hommes. Le choix du lieu avait de quoi étonner. Dans son esprit, Highlander et ses amis avaient le profil des joueurs high-tech de science-fiction, férus de batailles dans l’espace contre des extraterrestres et de courses intergalactiques à la vitesse de la lumière. Elle les imaginait moins en héros de romans de cap et d’épée. À la rigueur, avec des capes volantes et des épées-laser. Ils avaient, semblait-il, un certain goût pour le classique.

  Sonia introduisit les coordonnées dans la fenêtre de géolocalisation. L’instant d’après, son avatar se téléportait depuis la petite la place de Positano pour réapparaitre sur une plage tropicale. Au loin, le soleil avait pris une teinte orangée, grosse boule paisible flottant au-dessus de la ligne d’horizon. Devant Xena s’étendait une baie aux eaux turquoise, enserrée dans un croissant de terre couvert de végétation vert émeraude. Au bord de l’eau, quelques barques amarrées à un ponton en bois, gondolaient avec paresse. « Je reconnais cet endroit » pensa-t-elle. Au cœur du lagon émergeaient les restes d’un galion éclairé par des lanternes. Le navire avait presqu’entièrement coulé et seule la figure de proue, à l’avant, ainsi que les cabines et le pont, à l’arrière, pointaient encore hors des flots. De la lumière perçait au travers des fenêtres donnant l’impression d’une habitation sur pilotis. Bien que de guingois, les trois mats dénudés pointaient encore vers le ciel et des passerelles suspendues les reliaient les uns aux autres, permettant ainsi d’accéder aux extrémités émergées du navire sans se mouiller les pieds. Pas de doute possible, c'était ici qu'Highlander s'était téléporté lorsque Sven lui avait présenté le jeu pour la première fois.

  Le vieux ponton grinça sous ses pas, elle sauta dans une des barques, agrippa les rames et s’éloigna lentement du rivage dans le silence de la baie. À l’approche du navire échoué, Sonia perçut de la musique et des chants. Au loin, le soleil avait atteint la ligne d’horizon. Un embarcadère fait de bric et de broc flottait devant ce qui naguère eut été la cabine du capitaine. Dans un autre temps. Peut-être dans un autre jeu. Elle accosta le long du ponton brinquebalant, déposa les rames et arrima la barque.

  Des lueurs orangées, mouvantes, et le brouhaha d’une musique assourdie s’échappaient des interstices creusés dans l’épaisse porte d’entrée par l’usure du temps et de la mer. Xena tira sur la poignée en fer et la porte céda dans un ricanement de bois humide. Au-delà, la musique battait son plein, invitant le visiteur dans une salle enfumée, bondée, bien plus vaste qu’on ne l’eût imaginé depuis l’extérieur. Des dizaines d’avatars se pressaient les uns contre les autres autour de petites tables rondes en bois ; les lanternes ballantes faisaient danser les ombres des occupants. Un barman, dans le fond, attendait derrière son comptoir. Sonia repéra un escalier sur la gauche qui menait à l’étage. C’est de là que venait la musique et les chants. Elle n’était pas particulièrement mélomane, mais assez pour sentir que l’artiste chantait faux. Elle arrivait peut-être au milieu d’une soirée karaoké. Elle s’avança entre les tables, cherchant un visage familier. Un groupe de quatre pirates attablés, chope à la main, riaient aux éclats. Plus loin, trois autres avatars hétéroclites jouaient aux cartes. Il y avait un élégant homme en costume cravate, un ours polaire affublé d’un costume de cowboy et un jeune garçon aux grands yeux et aux épais cheveux jaunes stylisés dressés sur la tête.

  Elle dépassa plusieurs tables, observant les avatars avec le regard insolent d’une enfant découvrant pour la première fois un étranger à la couleur de peau différente de la sienne. Tous ceux qu’elle croisa, qu’ils fussent de vrais ou faux résidents, lui étaient étrangers. Elle épia un instant un couple en train de s’embrasser goulument sous l’escalier. « C’est réaliste » pensa-t-elle. La fougue de leur baiser évoquait une amour passion, peut-être interdite. Autremonde donnait aussi aux amants les moyens de s’exprimer avec tendresse et intensité, bien loin des démonstrations de débauches écœurantes auxquels elle s’était soumise malgré elle. Elle fut sortie de ses pensées par des cris enthousiasmés provenant d’en haut. Sa curiosité la poussait à visiter l’étage, mais elle ne voulait pas faire attendre Highlander davantage. Elle alla au bar. L’homme derrière le comptoir était un grand chauve dont le torse nu développait une large toison grisonnante sur une musculature impressionnante. Sous le tapis de poils ondulés se devinaient de larges cicatrices. Une fenêtre de tchat s’ouvrit. « Qu’est-ce que je vous sers ?

— Je cherche le Phoenix, dit-elle. L’homme fit la moue, puis cracha sur le côté.

— Table de poker. Au bout de la cale, sur le mur du fond, il y a un levier dissimulé sous une planche ballante.

— Merci, répondit-elle. Où est la cale ? ».

  L’homme, à nouveau, fit la grimace. « Qu’est-ce que je vous sers ? » grogna-t-il de sa voix éraillée. Sonia hésita. Elle préféra s’en aller. La « cale » n’était en toute vraisemblance pas située en haut des escaliers. Elle scruta la salle et repéra un panneau cloué contre le mur du fond affublé d’une flèche grossièrement peinte pointant vers le bas. On y lisait : « salle sous-marine ». Intriguée, elle s’approcha et découvrit une volée de marche qui s’enfonçait sous l’eau. Voilà qui était surprenant. L’épave offrait-elle des accès aux salles immergées ? Sonia repensa à ses amis les hommes-poissons qui hantaient ses rêves dans la vie réelle. Se pourrait-il qu’elle les retrouve ici, en train de boire un pot autour d’une table au fond d’un galion englouti ? En tout cas, c’était des clients tout désignés pour le coin. Comme si ses rêves fussent une fenêtre ouverte sur les possibles que sa vie virtuelle avait à lui offrir. Ses rêves n’étaient-il pas en soi une forme de vie virtuelle ? Ce galion avait bien le cachet et l’attrait de ces endroits improbables au carrefour des rêves et de la réalité. Et l’idée que les hommes-poissons, ces êtres pervers et lubriques qui effrayaient ses nuits, puissent former le point de jonction entre ces deux dimensions était assez séduisante. Elle n’avait jamais été fan d’histoires de science-fiction ou de romans fantastiques, mais force était de constater que ses rêves avaient toujours eu les ingrédients de la série B des débuts du cinéma.

  Elle descendit le long des marches. Son corps disparut lentement sous la surface sombre de la lagune. Le point de vue glissa sous l’eau. Ici l’ambiance était tout autre. La musique était toujours présente, mais les sons étaient diffus, distordus. À l’instar de la partie émergée, la salle était parsemée de tables, même s’il n’y avait que quelques clients. La pièce, bien que plus sombre, n’en était pas moins éclairée par de gros lampions pendus au plafond et ballottés au gré du courant. C’étaient des formes gélatineuses d’où émanait une lueur fluorescente aux couleurs changeantes, se mouvant lentement sur toute la surface de la lampe comme la caresse d’un champ électrique et qui répandaient dans l’eau environnante une sorte de nuage miroitant qui se dispersait dans la pièce. Curieusement, son avatar ne semblait pas souffrir du manque d’oxygène, elle avançait simplement plus lentement et de petites bulles s’échappaient de sa bouche à chaque pas. Ces plantes lumineuses avaient-elles la particularité d’enrichir l’eau en oxygène, annulant de fait la fameuse règle des cinq minutes ?

  Il n’y avait pas trace d’Highlander ici. Elle passa dans la salle annexe, qui était vide si ce n’étaient quelques vieilles couchettes agrippées aux murs et des bibelots soudés au plancher par les coraux et autres incrustations sous-marines qui colonisaient les lieux. La porte suivante lui ouvrit la salle de l’artillerie : des batteries de canons rongés par le temps et la mer se succédaient de chaque côté, guettant un ennemi qui ne viendrait jamais. Un tas de boulets tapissaient le fond de cale. Au-dessus d’elle, une ouverture se découpait dans le plafond, l’ancienne trappe de cale. Par le trou, on distinguait clairement le mat principal qui s’élevait depuis le fond du navire, perçait la surface de l’eau et pointait vers le ciel, alors que, dans un coin, les ombres du fond des barques arrimées au ponton d’entrée s’entrechoquaient lentement. Au bout de la pièce, un éboulis de caisses brisées et de planches formait un capharnaüm où pullulait un écosystème bouillonnant de vie, des poissons minuscules, des crevettes et des plantes étranges qui dansaient dans le courant. Mais pas d’Highlander. Elle se retourna et constata que la lumière du soleil avait disparu de la surface de l’eau. Le fond du bateau s’assombrissait peu à peu.

  Le dernier compartiment immergé devait être une sorte de garde-manger. Des barils jonchaient le sol en désordre, certains encore entiers. La pièce était sombre, aucune lampe n’éclairait les lieux à l’exception de fins filaments de lumière orangée qui se diffusaient entre les planches du plafond. Son regard s’arrêta alors sur une protubérance à la surface du mur du fond. Ce qu’elle avait pris, de prime abord, pour une planche cassée, encastrée dans la coque, s’avérait, au second coup d’œil, un levier en position relevée. Elle le saisit et l’actionna. Il s’abaissa sans difficulté. Au même moment, un escalier tomba du plafond ouvrant un passage vers la surface. De la lumière s’en échappait.

  Elle gravit les marches et émergea dans une pièce exiguë, au plafond bas, située au-dessus du niveau de l’eau et éclairée à la seule lumière d’une bougie, posée au centre d’une table. Quatre hommes étaient assis autour de la table. La flammèche orangée créait des jeux d’ombres et lumières sur leurs visages. Un des occupants se leva. C’était un homme de belle stature, habillé d’un long manteau noir de cocher en gabardine, avec une cape protégeant les épaules et d’amples revers. Il était coiffé d’un chapeau haut de forme de même couleur et portait une chemise blanche nouée par un nœud noir. Son pantalon sombre et moulant était orné d’une épaisse ceinture de cuir à laquelle pendait de chaque côté de longs pistolets d’époque. Dégageant une grande prestance, il avait tout du notable, et pourtant on décelait l’âme du guerrier à travers ses yeux verts.

Des yeux qu’elle reconnut immédiatement.

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