Chapitre 1

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 Voilà maintenant trois jours qu’ils étaient entrés dans l’épaisseur du brouillard. Le bataillon n’avait jamais avancé aussi lentement. Depuis le sol détrempé, Toruel pataugeait dans la boue à la seule lueur de leur lanterne. La lumière bleutée qui s’en échappait éclairait tout juste sur un rayon de quatre mètres. Depuis qu’ils avaient entamé la portion de marécage, la brume qui les entouraient s’était intensifiée et plongeait la file de soldats dans la pénombre. C’était tout juste si Toruel arrivait à suivre le chariot qui serpentait dans la vase devant lui.

 Toruel leva les yeux. Là où il aurait dû voir le ciel se trouvait une épaisse couche de nuages qui supprimait toute source de lumière. Les seules intéractions qu’ils avaient encore avec ce qui se trouvait au dessus étaient cette foutue pluie incessante et les éclairs tonitruant qui transperçaient le ciel.

 Toruel vérifia la jauge d’ase de sa lampe. La salamandre avait déjà consommé la moitié de sa capacité. Suffisant. A l’allure où ils avançaient, dans la mesure où les navigateurs ne s’étaient pas plantés, ils ne devaient plus être loin de la zone de repos.

 Skor, le binôme de Toruel, glissa lorsqu’il posa le pied sur une roche recouverte de mousse. Sans trouver de quoi se rattraper, il s’étala sur le dos et s’enfonça dans le mélange de boue et d’eau. Il n’eut pas le réflexe de fermer la bouche. Une bonne quantité de mélasse s’engouffra.

— Bah alors, fit Toruel en lui tendant la main pour l’aider à se relever. Tu as si faim que ça ?

— Fais attention à toi. Il se pourrait qu’une envie irrésistible de te pousser me vienne en tête, rétorqua Skor en repositionnant son masque respiratoire.

 L’homme était grand. Très grand. Parmi les soldats du bataillon, il devait faire partie de ceux qui avaient une carrure des plus imposantes. Même équipé de son armure légère, il faisait deux fois l’épaisseur de Toruel et le dépassait d’une tête. A chaque pas, ses deux haches cognaient contre le bouclier accroché à son dos et participaient au bruit ambiant de fracas métallique et de bourdonnement qui suivait la colonne de soldats.

 Skor fit des mouvements secs. De la boue et de l’eau se mit à sortir par les interstices de son armure. Même s’ils étaient déjà trempés, il devait être content de se retrouver à sentir la vase. Toruel allait lui lancer une nouvelle pique lorsqu’un soldat à l’avant poussa un hurlement. Le convoi se stoppa net. Les lieutenants des différentes unités crièrent des ordres.

— En position de défense, fit le lieutenant Geore en remontant à cheval la colonne de soldats.

 Sans attendre plus d’information, le groupe se positionna autour des chariots. Toruel et Skor se mirent à la droite d’un chariot de stockage d’ase. Même s’il en contenait moins que lorsqu’ils étaient opérationnels, la quantité qui y était stockée restait suffisante pour attirer tout un tas de bestioles affamées.

— Tu vois quelque chose, questionna Skor.

 Son immense bouclier levé, il couvrait Toruel qui s’était positionné derrière lui.

— Non, rien.

 Toruel déposa sa lanterne à ses pieds. Il entrouvrit un peu plus la sortie de lumière et augmenta en même temps la quantité d’ase que recevait la salamandre à l’intérieur. Autour, les autres soldats faisaient de même. Les lanternes formèrent un cercle de visibilité de cinq mètres autour du convoi.

 Toruel rabaissa son masque respiratoire qui lui cachait la partie basse de sa vision et scruta la pénombre. Seules les volutes de brouillard bougeaient. Il prit une grande inspiration. Cela faisait un moment qu’ils n’avaient pas fait de pause. Sa bouche commençait à être pâteuse.

 Lem, un jeune soldat qui était sorti de l’académie avant de partir pour Inamure, récupéra quatre lances et un réservoir d’ase dans un coffre du chariot. Il passa deux lances à Toruel, le réservoir à Skor et se positionna derrière les deux soldats.

— C’est bien. Beaucoup plus rapide, fit Skor d’un ton satisfait.

 Lors des excursions dans la région d’Inamure, les troupes évoluaient en binôme. L’un en armure lourde, avait un bouclier de plus de deux mètres sur lequel différentes pointes et éléments lacérant étaient positionnés et le second, en armure plus légère, était armé de lances. Toruel et Skor formaient un binôme depuis plusieurs années. Pour cette excursion, Lem avait été ajouté à leur groupe pour finaliser sa formation. L’académie leur apprenaient différents thèmes mais comme elle formait toutes les armées, les élèves ne sortaient qu’avec des connaissances superficielles. En ajoutant le besoin constant de soldats, c’était tout juste s’ils savaient dans quoi ils s’embarquaient.

 Au cours des derniers mois, Lem avait énormément progressé. Lorsqu’il était entré la première fois dans le brouillard, la pression était si intense qu’il arrivait tout juste à avancer. Même sous les menaces de Skor, il n’avait eu un rythme suffisant que lorsque Skor l’avait attaché avec une corde et un chariot. Il s’était fait traîner pendant plusieurs heures avant de s’habituer à la pression de l’environnement.

 Depuis la catastrophe Xist et les quantité astronomique d’ase qui s’étaient déversée dans l’environnement, la région était très particulière. Même après des années à la parcourir, Toruel gardait toujours ce sentiment désagréable lorsqu’il se trouvait dans le brouillard. Le fait de devoir porter un masque et de consommer de l’air filtré par les filtres à ase toute la journée devait y être pour quelque chose.

 Dans la plupart des cas, il n’était pas nécessaire d’attendre la fin de la formation pour savoir qu’elle poste les stagiaires allaient occuper par la suite. Pour Lem, son physique élancé et sa capacité d’analyse le plaçait automatiquement sur le poste de lancier. Il avait tenté d'autres postes mais sans réussite. Lorsqu’il occupait celui de bouclier, il avait fermé les yeux au moment où une bête les chargeait. Il avait manqué la bête qui avait terminé sa course sur Toruel. Cela lui avait valu une magnifique cicatrice sur le bras gauche. S’il n’avait pas réagi rapidement, il se serait fait arraché le bras.

 Lem positionna sa lanterne derrière la jambe gauche de Skor.

— Du brouillard, pesta Skor. Ce foutu brouillard partout.

 Un soldat de l’avant hurla à nouveau. De l’agitation se fit ressentir jusque dans les équipes à proximité.

— Il n’ont pas de chance à l’avant, fit Toruel. C’est la…

— Là, devant, interrompit Lem en pointant un endroit opaque du brouillard.

 Toruel dirigea le faisceau de sa lanterne vers l’endroit.

— Tu en es sûr ? C’est pas ton cerveau de lopette qui te joue encore des tours, fit Skor en plissant les yeux.

 Toruel ricanna.

— Je vous l’assure, j’ai vu quelque chose bouger.

— Hum.

 Skor attrapa sa lanterne accrochée à son plastron et l’ouvrit. À l’intérieur, une salamandre releva la tête. Il l’approcha d’une ouverture de son bouclier à proximité de sa main et l’animal s’y glissa. Skor attrapa le réservoir d’ase à ses pieds et le fit glisser dans un emplacement sur son dos. Le réservoir glissa dans l’emplacement. Une lame trancha une portion du récipient. L’ase se mit à glisser et se dispersa dans les différentes fentes du bouclier. Après quelques secondes, l’ase s’embrasa. Des flammes bleues s’échappèrent des interstices du bouclier formant le symbole de l’armée Taïons.

 Skor balaya la zone. Il s’avança prudemment, suivi par ses coéquipiers. La lumière que produisait son bouclier éclaira un morceau de fourrure qui disparut aussitôt dans le brouillard. Plusieurs formes se déplacèrent dans le brouillard juste à la limite avec la zone éclairée.

— Hum… pas terrible, fit Skor.

 Des bruits de pattes pataugeant dans la boue résonnèrent.

— Je dirai qu’ils sont trois, annonça Lem. Pas plus.

 Plusieurs paires d’yeux scintillèrent. Le bruit des mouvements dans la boue se fit de plus en plus proche. Les bêtes se dirigeaient vers le groupe et formaient un arc de cercle qui se resserrait sur le chariot.

— Vu le bruit qu’elles font, je dirai qu’elles sont imposantes, fit Toruel.

— Et plutôt intéressées par ce qu’il y a derrière nous. On en à plusieurs ici, hurla Skor.

 Même avec le masque, sa grosse voix portait loin. Deux autres binômes se rapprochèrent. Les portes bouclier se positionnèrent à côté de Skor. Leur bouclier émettait également une lueur bleutée et augmenta la distance de visibilité. Ils aperçurent une immense patte. Aussi grosse que son buste, Teruel eut le temps d’apercevoir d’immenses griffes lorsque la bête sortit de la bouillasse et retourna dans le brouillard. L’avant de la patte musclée était recouverte de poils dressés.

— Déjà, on sait que ce sont des bêtes, fit Skor. Je n’aurai pas voulu affronter des démons dans cet environnement.

 Les bêtes dans le brouillard se mirent à grogner. Toruel resserra sa poigne sur ses lances. Dans un mouvement rapide qui projet des éclaboussures de boues dans tous les sens, deux Kiars de sept mètres se jetèrent sur Skor et les portes bouclier. Une lance décochée par un soldat d’une baliste postée sur un chariot manqua l’une des bêtes et s’enfonça dans la vase. La boue à l’impact se mit à bouillir sous l’effet de la chaleur et de l’énergie dissipée par l’ase contenu dans la pointe.

 Les bêtes s’encastrèrent contre les boucliers. La rangée de boucliers glissa de plusieurs mètres dans la boue sous la puissance des animaux. Le soldat avait été trop impatient. Il aurait dû attendre que le Kiar soit immobilisé.

 Les deux bêtes imposantes surplombaient les soldats. La plus petite faisait deux fois la taille de Skor. Celle qui se trouvait devant lui ouvrit grand la gueule et tenta de l’attraper.

— Oh non, fit-il en positionnant le bouclier de manière à empêcher l’animal de refermer sa gueule sur son épaule.

 Il donna un coup de bouclier. La bête répondit par un violent coup de patte. Skor encaissa le choc du mieux qu’il pu et stoppa l’attaque. Toruel se précipita derrière Skor et ouvrit grand le réservoir d’ase dans son dos. Un coulis visqueux bleu s’écoula et alimenta le bouclier d’une grande quantité d’ase. Les autres binômes firent de même.

— C’est parti, fit Skor en dirigeant le bouclier droit sur la gueule de l’animal.

 Un mélange de flammes et d’ase liquide jaillit de l’avant des boucliers. Les bêtes reculèrent, hurlant de douleur.

— Alors, c’est à ton goût, hurla Skor en s’avançant,

 Il aspergea l’animal devant lui en prenant soin de diriger le liquide enflammé dans sa gueule ouverte. La bête se roula sur le sol et se recroquevilla. Skor orienta son bouclier pour permettre à Toruel d’attaquer. L’animal, trop occupé à cracher du sang et à brûler de l’intérieur ne put éviter le coup. Toruel enfonça sa lance profondément dans la gorge. Il enfonça la pointe le plus profond possible et transperça la chair sans difficulté. La bête donna un coup de patte que Sko bloqua.

 Toruel lâcha la lance, roula sur le réservoir qu’avait Skor dans le dos et planta une deuxième lance dans le flanc de l’animal. La bête s’étala sur le sol en gémissant.

— Lem, à toi, cria-t-il à travers son masque.

 Lorsqu’il s’avança, la bête tenta de lui attraper la jambe d’un claquement de machoir. Lem esquiva et transperça la tête de l’animal de ses deux lances.

— Regarde moi ça, fit Skor en s’approchant de l’animal, le bouclier toujours levé.

 Il lui donna un coup de pied dans le flanc.

— Elles ont la peau sur les os.

 La seconde bête n’avait pas eu plus de chance. Les deux autres équipes s’en étaient débarrassés sans mal. Les quatre pattes de la bête étaient totalement dissociées de son corps. L’animal restait conscient et essayait d’attraper la jambe d’un soldat à grand coup de mâchoire.

 Les bêtes n’avaient pas donné beaucoup de mal et se celles de l’avant avaient utilisé la même approche, seule la première attaque avait dû faire des victimes.

— Tu penses qu’il y en a encore, demanda Toruel quand il se repositionna derrière Skor.

— Possible, répondit son collègue en scrutant le brouillard. Ce qui est sûr, c’est que ça bouge pas d’un poil. Lem, comme tout à l’heure, tu nous préviens, hurla-t-il en repositionnant son masque de respiration. Vivement qu’on sorte de ce merdier ! Je supporte plus ce machin.

 Toruel retira ses lances du corps de la bête.

— Plus que quelques jours, fit Toruel.

— Ils ont intérêt à ne pas s’être trompés, râla Skor.

 Lorsqu’ils se trouvaient dans la région d’Inamure, les mouvements de troupes se faisaient rares. Les passages qui permettaient à des troupes d’entrer et de quitter la région n’étaient pas toujours praticables et difficilement prévisibles. Pour cette mission, ils avaient dû attendre six semaines supplémentaires avant que les conditions pour traverser soient remplies.

 Il n’était pas rare que les missions s’éternisent ou que des équipes restent bloquées pendant des mois. La plus longue période que Toruel avait passée sans savoir quand ils rentreraient avait été de pratiquement sept mois. Dans ces moments, même les approvisionnements en ressources et en ration se faisaient rares.

 Depuis leur départ du donjon principal, les choses s’étaient bien passées. Les cartographes, dont le travail était de calculer les moments d’ouvertures, avaient trouvé les itinéraires praticables avec précision. S’ils étaient aussi bons jusqu’à la fin, il restait un peu plus de trois jours avant d’arriver au royaume Taïon.

 Les repères et les routes changeant à chaque ouverture, Toruel ne savait dire s’ils étaient en avance. Il ne saurait même pas dire où ils se trouvaient.

 D’après les réactions et les mouvements des soldats à l’avant, tout semblait être rentré dans l’ordre. Le lieutenant Geore s’approcha du groupe. L’homme, à cheval, était peu équipé. Il portait une mince armure métallique et n’était pas casqué. Contrairement aux autres gradés qui arboraient des signes distinctifs et des pierres de renforcement visibles, le lieutenant Geore était resté dans la simplicité. Même son masque de respiration était le même modèle que ceux des soldats. Une rumeur circulait parmi les troupes affirmant que c’était plus par obligation que par choix. Son épée pendait à sa taille et cognait contre sa jambe gauche à chaque chevauchée.

 Il s’arrêta à leur niveau.

— Tout est en ordre.

— Oui, lieutenant, fit Toruel. Nous n’avons eu que deux spécimens.

— Des blessés ?

— Non.

 Le lieutenant s’intéressa aux bêtes.

— Je vais prévenir les récupérateurs. Toruel, Skor et Lem, restez ici et faites charger celui-là.

 Il désigna l’animal toujours en vie qui se vidait de son sang. A l’avant, le convoi se remit en route. Le groupe se décala pour laisser passer les chariots.

— Ça m'a l’air d'être bon. Assurez-vous qu’il reste en bon état.

— Ce sera fait, lieutenant.

— Y a-t-il des blessés, questionna Lem alors que le lieutenant allait repartir.

— Pour le moment je n’ai pas d’informations.

 Toruel pria pour qu’il n’y ait pas de blessés graves ajoutés à l’expédition. Même si elle n’avait pas été longue, les démons et les différentes bêtes qui se trouvaient dans la région étaient devenus plus agressifs depuis quelques mois. Cela n’avait rien d’étonnant pour les démons qui cherchaient par tous les moyens à conquérir le territoire humain mais voir des Kiars hors de leur territoire à cette période était particulièrement inquiétant.

— Je vous préviendrai dès que j’en saurai plus, annonça le lieutenant avant de partir vers l’arrière du convoi.

 Skor posa son bouclier contre le corps sans vie d’un Kiar.

— Plus qu’à attendre, fit-il en s’asseyant sur le museau de l’animal. Vous savez s’il y avait des personnes qu’on connaissait à l’avant ?

— Pas que je sache, fit Toruel. C’est une autre compagnie.

— Espérons qu’il n’y ait au pire qu’un blessé léger. Ce serait triste aussi proche de la fin.

 Skor souleva la babine gauche du Kiar.

— Regardez-moi ça. Ils étaient tout juste assez nombreux pour attaquer un chariot et affamés.

 Il pointa le Kiar encore en vie. Toruel s’en approcha. Même s’il était plus massif que le second, il manquait clairement de chair. Il n’avait pas tout à fait la peau sur les os mais n’était pas aussi enveloppé que l’étaient habituellement ses congénères. Plusieurs marques de crocs et de griffes étaient visibles. Certaines, récentes, n’avaient pas eu le temps de cicatriser.

— Ils arrivent, fit Lem après un moment en désignant un chariot qui faisait deux fois la taille du leur. C’est Perat, ajouta-t-il en voyant l’homme trapu positionné à l’avant.

— Manquait plus que ça, pesta Skor.

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