Chapitre 107 : La chaise vide
Stair
- Salut, mon pote, ça va ?
- Ouaip, répondit Lynn en bâillant.
- Combien de réveils cette nuit ? demandai-je encore avec empathie.
- Trois. Mais c'est plus dur pour Jenna. Elle doit la nourrir à chaque fois. Moi, j'me rendors vite.
- Ca tombe bien que tu sois à la maison dans la journée.
- Yep. J'prends le relais. Bon, qu'est-ce qu'ils fichent ?
Nous étions assis tranquillement dans la petite salle de repos, à côté du studio d'enregistrement. Nous n'étions encore que tous les deux, avec Thilia qui dormait dans son couffin. C'était le moment de sa sieste du matin et Jenna en profitait pour récupérer un peu de sa nuit bien écourtée. Ally, sachant que Jenna se reposait, était partie faire une course : elle irait promener la petite ensuite. Nous attendions Gordon, Julian, David, Treddy et Snoog pour commencer à travailler sur l'album live. Tout en veillant sur le sommeil de Thilia.
- J'te rassure... commença Lynn. Même si c'est crevant, c'est trop d'bonheur à côté. Regarde-la...
- Elle est magnifique, dis-je avec sincérité. Ca t'va bien, ajoutai-je.
- Ouais, il paraît... fit-il en passant sa main sur l'arrière de son crâne, comme il le faisait souvent quand il était ému.
J'en souris. Son regard s'était fait très doux en se posant sur sa fille. Il s'y attarda un instant, avant de relever la tête et de me fixer :
- Ca t'ira bien aussi.
- Il paraît... répondis-je en souriant largement.
- J'étais sûr que vous alliez vous lancer dans l'aventure, Ally et toi.
- T'avais d'viné ?
- J'étais pas certain, mais... commença-t-il en haussant les épaules. Tu planais encore plus que d'habitude et Ally était excitée comme une puce. Les autres ont pu penser que c'était à cause du concert avec Maiden et de la naissance de Thilia, mais moi, j'commençais à me douter d'autre chose.
- C'était géant, le concert avec Maiden.
- Ouaip. Vraiment trop, trop bien. Faudra remettre ça... Mais pas pour une cause aussi douloureuse.
Je hochai la tête. A cet instant, on vit Treddy et Julian franchir la porte de la salle. Ils nous saluèrent, nous commençâmes à discuter. Ally arriva dans la foulée, Lynn installa Thilia dans le landau et ma chérie sortit pour une petite promenade. Elle croisa Snoog qui arriva peu après.
- Y'a ta gonzesse qui s'entraîne, me dit-il en me serrant la main. J'viens d'la croiser le long de la Clyde avec un landau et un bébé qui n'était pas à elle.
- Jenna se repose, répondis-je. Ally promène Thilia le temps de sa sieste. Il fait beau, autant en profiter.
Gordon et David arrivèrent peu après et nous commençâmes à discuter. Nous laissâmes d'abord la parole à Julian. Il avait écouté plusieurs fois l'enregistrement du concert de Wembley, quelques autres enregistrements aussi, réalisés au cours de la tournée. Gordon rappela que nous ne pourrions garder aucune reprise pour des questions de droits, hormis The Trooper enregistré au Hellfest puisque Steve Harris nous en faisait cadeau. Gordon nous présenta d'ailleurs le document de cession des droits pour cette interprétation, signé par Steve Harris et par le manager d'Iron Maiden.
Nous tombâmes vite d'accord sur le fait de conserver l'ordre d'interprétation des chansons, pour garder l'ambiance du concert. La question qui se posait était de savoir quelles autres versions nous voulions graver sur le futur album. Choisirait-on la version berlinoise de Lies, more Lies ! ou la turinoise pour Children of Freedom ?
- Je s'rais assez partant pour la version turinoise des Children, fit Snoog. Car c'est tombé pile le jour anniversaire.
- C'est vrai, dis-je. Mais ça va faire bizarre... Ton intro était vraiment particulière ce jour-là, et celle que tu as faite à Wembley très différente.
- Côté son, c'est aussi différent, fit Julian. Bien sûr, avec le mix, on peut gommer l'ambiance avec la chanson précédente. Faut voir dans le détail.
- Je partage l'avis de Stair, fit Gordon.
- Ok, fit Snoog. En revanche, pour Amanda's Song, faut celle de Santiago. On peut pas faire autrement.
- Yep, fit Lynn.
- C'est une évidence, dit Gordon.
- L'enchaînement devrait être plus facile, dit Julian. Les applaudissements avaient duré très longtemps à la fin du morceau, je peux jouer aisément là-dessus pour raccrocher avec No man's land version Wembley.
Nous hochâmes la tête en un bel accord. Comme le disait Gordon, c'était une évidence qu'il fallait cette version.
Ally
J'étais ravie de pouvoir profiter de Thilia un petit peu, au cours de ce premier séjour estival à Glasgow. Je prenais, à l'occasion, le relais de Lynn et de Jenna, permettant ainsi à mon amie de récupérer un peu. Le secret était de suivre au mieux le rythme du bébé, et surtout, de dormir ou se reposer quand elle faisait de même ! Pas toujours évident quand on a autre chose à faire...
Ce jour-là, après une petite course, j'avais donc embarqué Thilia pour une promenade. C'était l'heure de sa sieste du matin et elle dormait assez bien. Lynn m'avait dit que j'avais une bonne heure devant moi avant qu'elle ne se réveille. J'entamai donc la balade le long de la Clyde vers le centre-ville, rive droite, enjambai la rivière au deuxième pont, revins sur mes pas par la rive gauche et traversai à nouveau au premier pont pour revenir au studio. Montre en main pour ne pas aller trop loin, je fis cependant une belle promenade.
Il faisait beau, un peu frais, ce matin-là et c'était vraiment très agréable. Jenna pouvait ainsi dormir un peu, les garçons étaient tranquilles pour discuter. Stair m'avait prévenue : il lui faudrait faire plusieurs déplacements à Glasgow au cours de l'été pour peaufiner l'album live. Si je me sentais trop fatiguée, je resterais à la maison. Les absences étaient prévues pour ne durer que quelques jours de toute façon. Ils préféraient avancer par étape.
De mon côté, j'avais aussi prévu - en plus de passer du temps avec Jenna et Thilia - de travailler avec Speedy et Alice sur le livret de photos et anecdotes qui devait accompagner l'album. Rien que trier les photos nous prendrait plusieurs jours. Il fallait en retenir vraiment les meilleures, les plus représentatives aussi de la tournée. Nous irions dans l'ordre chronologique, avec un premier tri, puis nous affinerions date par date. Gordon avait aussi suggéré que le livret soit éventuellement adapté aux continents : on pourrait ainsi proposer une version plus australienne, une autre plus européenne et enfin, une plus américaine. Du moins, si nous avions du mal à nous départager.
Pour ce premier petit séjour, c'était encore relâche et repos pour Speedy et Alice. Gordon voulait ménager son assistante qui avait beaucoup donné au cours de l'année écoulée. Car se profilait, au-delà de la sortie du live, le projet de société de production indépendante pour le groupe. Et là, ce serait vraiment beaucoup de travail. Cela viendrait après la sortie du disque, de toute façon, et après la naissance de notre bébé. Nous pourrions alors envisager en parallèle d'emménager à Glasgow, Stair, le bébé et moi.
Stair
Il arriva ce jour-là avec la mine sombre, les traits tirés. Je lui avais déjà vu maintes fois une tête semblable quand il faisait la bringue toute la nuit. Mais je perçus très vite qu'il y avait autre chose qu'une fête entre amis et des filles à ne plus pouvoir les compter. Sans compter les pintes et les joints.
Nous étions tous au studio, y compris Gordon, pour écouter la première maquette de la première partie du live, celle qui s'arrêtait à Mor Du. Ensuite, viendrait Mort Ghlinne Comhann dans la version Glasgow et il faudrait réussir l'enchaînement avec l'ambiance précédente. Et cela reposait totalement sur Julian. Il voulait cependant notre avis sur cette première partie, avant d'aller plus loin.
A réécouter ce concert, je me dis que Lynn en avait particulièrement bien réussi l'intro. Il avait vraiment donné, par ces premières mesures, toute la couleur à venir au concert. C'était chouette.
Comme Snoog tardait à arriver, nous nous étions déjà mis au travail et cela faisait déjà deux fois que Julian nous repassait l'enregistrement. J'avais fait quelques remarques sur des sons à gommer, entre Black Water et Fire Man, pour garder une belle continuité. Les autres étaient d'accord, mais nous attendions l'avis de Snoog pour le faire.
Je compris d'emblée en le voyant entrer dans le studio qu'on n'avancerait sans doute pas plus aujourd'hui, car il avait une autre idée en tête. D'un geste un rien théâtral, mais ferme, il posa à côté de la console de Julian des feuillets griffonnés. Texte et partition. Ok, Snoog n'avait vraiment pas fait la bringue la nuit dernière. Ni même veiller, depuis l'autre rive de la Clyde, sur le sommeil haché de Thilia.
Il avait écrit et restait à découvrir cette nouvelle création.
- Ok, les mecs, commença-t-il. Je sais qu'on n'est pas du tout dans l'optique d'un nouvel album studio pour le moment, sauf qu'il s'est passé quelque chose de grave hier et que je ne pouvais pas rester silencieux. Désolé, j'me prends un litre de thé, car j'ai du mal à tenir les yeux ouverts. J'ai passé la nuit à écrire. Regardez déjà ça...
Le premier à s'emparer des feuillets fut Treddy car il était le plus proche. Lynn et David se levèrent aussitôt alors que je me penchais au-dessus de notre ami pour découvrir déjà cette nouvelle chanson.
Nous étions tous silencieux, tant à lire les paroles qu'à déchiffrer la partition. Elle était encore très sommaire, mais déjà, dans mon esprit - et j'étais certain que c'était le cas pour les trois autres - se dessinaient la mélodie et ce qui pourrait être des accords. Et même pour moi, un début d'arrangement.
Julian et Gordon respectaient notre lecture, sans dire un mot, sans faire un geste. On n'entendait qu'un léger ronronnement, celui d'un des micros de la console, et Snoog avalant à petite gorgée sa première tasse de thé.
Le premier à relever les yeux fut Lynn et il posa la question qui nous brûlait à tous les lèvres :
- Il est mort ?
- Oui. Hier. En prison. Enfin, à l'hôpital pénitentiaire de Shenyang.
Je hochai la tête sans rien dire : depuis que Snoog avait écrit Children of Freedom, il suivait de près l'actualité chinoise et soutenait, à titre individuel, le combat des dissidents et militants des droits de l'homme. Et le cas de Liu Xiaobo était des plus emblématiques. Emprisonné à plusieurs reprises depuis 1989, Prix Nobel de la Paix, interdit d'aller à Stockholm chercher ce dernier, de même pour ses proches, son état de santé s'était détérioré ces derniers temps. Snoog avait eu l'occasion d'évoquer avec nous le combat de cet homme et je n'étais donc pas surpris qu'il ait écrit, d'un jet ou presque, cette chanson. La chaise vide en était le titre, en référence à cette chaise demeurée vide à Stockholm. Cette chaise sur laquelle Liu Xiaobo aurait dû s'asseoir et où avait été symboliquement déposé son prix.
Dans sa composition, cette chanson n'était pas sans rappeler Amanda's Song. Mais j'imaginais déjà un rythme particulier, inspiré peut-être par la musique traditionnelle d'Extrême-Orient. Ou alors, de lui donner une couleur celtisante. On en discuterait avec Treddy, lorsque nous travaillerions plus précisément la mélodie.
Alors que tout le monde plongeait dans un silence recueilli, songeant avec amertume et tristesse, je me levai et allai chercher ma basse que j'avais laissée dans la salle de répétition en arrivant. De retour au studio, j'attrapai la partition et commençai à jouer.
C'était la magie de l'instant. Entre découverte, création et hommage. La tête penchée, le regard concentré sur mes cordes, je ne fus cependant pas surpris, quelques instants plus tard, d'entendre Treddy me rejoindre et les doigts de Lynn taper la mesure sur le rebord de la console.
Et Treddy, sans que nous ayons échangé le moindre mot, de se mettre à jouer en apportant cette petite touche celtique à la mélodie.
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