Chap. 55 : Respirer (Victor)
Depuis une semaine, nous nous relayons au chevet de mon amour. Sept jours se sont écoulés depuis l’embuscade. Les nuits se succèdent aux jours sans le moindre signe d'un réveil prochain de notre blessé. Les heures passent au rythme de son pouls. Le soleil se lève et baigne la pièce d’une douce lumière. Quand l'astre rejoint son lit de mer, s'est pour offrir à la lune son tour de garde auprès de mon aimé.
Anne a distillé ses consignes d'une main de maître à chacun de ses marins. Son second dirige les bateaux au large. Les vaisseaux quadrillent le secteur. Morgan, de son côté, s'emploie pour superviser les hommes à terre, déployés autour du phare. Il prend son rôle à cœur, fier d'avoir obtenu la confiance de la capitaine. De la fenêtre de la chambre, je peux voir la fourmilière oeuvrer sans rechigner. Tous ont tant de respect pour la femme qui tient la barre.
Jules fait des aller retour entre la plage et le bâtiment qui nous abrite. Infatigable, il court pour apporter son aide. En cuisine, le mousse confectionne des petits pains pour approvisionner, à droite à gauche, les marins sous l'œil attentif du gardien du phare. Puis il se démène pour distribuer les messages de sa mère à ses troupes. Quelque part, je pense que dans cette agitation, il trouve un peu de calme dans sa tête. Il ne manque pas une occasion pour faire un crochet par la chambre de Samy, juste pour se rassurer et déposer sur la table ses trésors récoltés sur son trajet.
Je profite à chaque fois que nos routes se croisent pour lire à mon petit frère d'adoption une page de mon manuscrit. C'est ma façon d’occuper mon esprit, de ne pas trop cogiter et de m'enfoncer dans les méandres de mes tempêtes intérieures. Jules est ma bulle d’oxygène dans laquelle je puise la force de lutter pour deux.
Le jeune homme entre en trombe dans la pièce, une étincelle pétille dans ses pupilles, une bouffée d’air iodé dans cette matinée brumeuse. Ce souffle d'énergie, contagieux, dope mon être d'un élan d’optimisme.
- Victor, regarde ce que j’ai trouvé dans le sable, s’enthousiasme-t-il.
- Montre-moi.
- C'est un signe, affirme-t-il en m’adressant un clin d'œil.
Jules ouvre ses mains et, avec précaution, pose sa découverte dans les miennes. Il y a tant de fragilité dans ces petits bouts de rien et tant de beauté à la fois.
- Les ailes des océans, c'est ainsi que Samy les appelle, ajoute mon compagnon de chambrée avec bonheur.
Je dépose l’ensemble sur le plateau. Les coquillages nacrés de roses forment un escadron de papillons autour de mon encrier.
- Tu as raison, c'est magnifique, acquiescé-je en caressant la main de Samy.
- Ne t’inquiètes pas, mon grand frère fait un long voyage au pays des rêves, me rassure-t-il en posant ses doigts sur les miens.
- Oui tu as raison, il faut juste espérer qu’il pense à rentrer.
- Il est toujours revenu, sourit-il.
Étrange réponse de la part de mon voisin, je ne relève pas de peur de voir s'évanouir mon dragon dans un nuage de fumée.
- Allez j’y retourne, Morgan m’a promis un combat au sabre avant de nous rendre au marché pour nous ravitailler en oignons et topinambours. Roger veut cuisiner une soupe de poissons, la pêche a été bonne ce matin, dit-il avant de disparaître dans un courant d’air.
- Soyez prudents ? crié-je n’ayant pour unique réponse l'écho de mes mots s'échouant sur les murs épais du phare.
Une fois seul, je soulève le pan du tissu qui protège l'épaule de mon amour. La cicatrice sur sa peau est refermée. Je nettoie avec précaution les contours pour effacer les dernières traces de ce souvenir omniprésent et oppressant. Les points de suture dessinent une griffe qui s'étire le long de sa clavicule et ne fait qu'un avec son tatouage sur le torse.
Le plus dur réside dans l’attente, je cale ma respiration à la sienne avant de reprendre ma plume pour remplir des pages. Je tiens un journal de bord depuis le début de cette aventure et prends la peine de noter les multiples échanges avec Morgan. Je veux garder une trace de ce voyage parallèle. Si j'avais le talent de Samy, je ferais un portrait de son visage apaisé depuis deux jours. Il m'est difficile de me sentir inutile. J’ai tenté le baiser sur les lèvres de mon bois dormant sans succès. J’’ai mis sur sa bouche le baume d’amour qui inonde mes veines.
- Victor, va te reposer un moment, annonce Anne en rentrant dans la pièce.
- Je peux rester encore un peu, j’ai besoin de sentir son souffle sur ma peau.
- Accorde-toi une petite heure, insiste-t-elle, après de toute façon je dois accueillir le Pearl qui bat pavillon à l’horizon.
- Le père de Morgan nous a rejoints ?
- Oui, dès qu’il a eu vent des échauffourées, il a accéléré les cadences.
- Anne, puis-je te poser une question ? m’hasardé-je.
- Si je suis en mesure de te répondre, bien sûr.
- Jules a sous-entendu que ce n'était pas là première fois que Samy ne se réveillait pas après plusieurs jours.
Oui, depuis sa naissance, c’est son troisième épisode, avoue-t-elle dans un soubresaut.
La capitaine s'assoit de l’autre côté du lit, caresse les cheveux de son fils et commence ses explications. Elle parle à coeur ouvert, soulagée de pouvoir se confier.
- Après un accouchement prématuré, notre bébé a poussé son premier cri, offert sa plus belle risette avant de s’endormir une semaine entière. Le doc, incapable d’expliquer la situation, suggéra que son arrivée soudaine pouvait-être une des raisons. Pourquoi s'inquiéter outre mesure, le nourrisson prenait le sein. Puis un matin, sans signes avant-coureurs, Samy a ouvert les paupières, sourit, tout était rentré dans l'ordre.
Anne poursuit, de ses dires, les dix premières années ont été joyeuses et pleines de vie. Le jeune mousse grandissait et apprenait auprès de chaque marin qu’il côtoyait. Je ne suis pas surpris, il est solaire mon dragon.
- Un soir de tempête, son corps arrimé au poteau fut arraché et expulsé deux mètres à bâbord. Par chance, le second le rattrapa avant que sa carcasse finisse dans l'océan hurlant.
La capitaine s’octroie une pause, boit un verre d’eau et continue son récit :
- À nouveau, il est resté allité une semaine, inconscient. Le médecin n'apporta pas plus de réponses à nos multiples questions. Quand notre fils remonta à la surface, il ne souvenait de rien et quand nous lui expliquions le temps écoulé durant son absence, il avait du mal à croire nos affirmations. Nous n'avons pas insisté, trop soulagées de retrouver notre fils sain et sauf. Son esprit avait été entre parenthèses tout ce temps, ça nous était égal.
J'attrape une serviette, la plonge dans l’eau fraîche. Du bout des doigts, j’essore le carré de tissu.
- Tu m’as dit qu’il y avait eu trois épisodes, demandé-je en tapotant la bouche de mon cher et tendre pour l’hydrater.
- La dernière expérience fut il y a trois ans, pour ses vingt ans. Nous étions aux abords de La Rochelle pour nous approvisionner. Samy descendit à terre pour se procurer du papier. Il adore dessiner, mais je ne t’apprends rien. Alors que les hommes qui l’accompagnaient firent une halte à la taverne pour récupérer une barrique de rhum, il voulut découvrir les ruelles de la ville. À la sortie d’une échoppe, il est tombé dans une embuscade, ses agresseurs l’ont laissé bien amoché sur le pavé. Pendant une semaine, il disparu dans des méandres que lui seul pouvait arpenter. Et nous nous sommes contentés de respirer.
Alors respirons et patientons jusqu’à demain, soufflé-je avant de m’allonger auprès de mon bien aimé et m'assoupir.
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