Chapitre 3

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Lorsqu'elle est au bureau, Victoria est toujours droite comme un piquet, veille à garder un regard impénétrable et maintient ses lèvres plissées avec sérieux. Comme elle aborde continuellement cette mine, la jeune femme a tendance à faire fuir beaucoup des autres journalistes de notre rédaction.

Mais à l’heure actuelle, elle s'esclaffe, prête à frapper son bras contre la table, tant son corps est secoué par son fou rire.

— Ah putain, t’es grave, toi Romain ! Donc t’es en train de me dire que tu t’es pointé à l’école sans avoir pris le temps d’appeler ou te renseigner sur si c'était encore ouvert ou non !

Je choisis très mal mes amis, ça c’était avéré. Et il fallait que Victoria ait une voix rauque, grave et criarde pour qu’absolument quiconque passant devant son bureau ait le loisir d’entendre ma bêtise magistrale…

Merci Victoria.

— T’as fini ? je finis par lancer, un tantinet piqué au vif, en constatant que mon amie se remet lentement de ses moqueries.

Elle s’approche de la porte qu’elle referme.

— T’es susceptible ! Je me moque pas de toi, hein ! Je rigole de la situation.

Elle arque un grand sourire, à mon attention, à mi-chemin entre l’embarras et l’amusement.

— C’est ça, rigole bien, rigole bien. Rira bien, qui rira le dernier.

Plus tôt, lorsque Victoria m’a balancé sa bombe atomique, à savoir que Célia Terrier est un membre de ma famille, je n’ai pas réfléchi et j’ai encore moins répondu à ses textos, traçant jusqu’au bureau pour lui réclamer des explications. Soit elle s’est trompée de destinataire, soit elle me fait une blague de mauvais goût. Quoi qu’il en soit, en discuter avec elle en face-à-face me paraissait plus approprié. Nous nous retrouvons donc dans la situation suivante : je rapplique avec la discrétion d’un ours au travail pour m’entretenir avec elle, n’ayant pas la moindre idée de ce que je vais bien pouvoir lui dire, exactement.

J'ai cru débarquer dignement, au ralenti, à la manière d’un film dramatique. Au lieu de quoi, j’ai baragouiné des inepties absolument incompréhensibles sur comment j’en suis arrivé là, en commençant par mon passage à la chapelle pour finir ici.

Résultats des comptes : elle est pliée en deux, parce que je me suis rendu à mon ancien école, sans même prendre rendez-vous avec le directeur pour en parler mais par-dessus, la partie qui l’a le plus achevée, le clou du spectacle, comme elle dit, c’est la partie où je ne me suis même pas renseigné sur si elle existe encore. Quand je pense que c’est pour elle que je me suis mis dans cette situation…

Bon, d’accord, je vais être honnête : à sa place, j’aurais bien ri. Et j’aurais encore plus, parce que ce serait tombé sur elle.

— Et toi aussi, tu te serai aussi marré ! Allez, ravale tes larmes de vexé de la vie.

Elle me connait bien cette chipie.

Après avoir bu une bonne gorgée de son café, elle pousse un long soupire, avant de reprendre d’un raclement de gorge :

— Allez, assez rigolé. Tu as eu mes messages ?

Je ne peux m’empêcher de la détailler de la tête au pied. Elle a la capacité de passer d’une chose à l’autre à une vitesse presque ahurissante. Encore aujourd’hui, je me demande si c’est une qualité ou non.

— Je voudrais bien que tu m’explique cette histoire. Je ne sais pas qui t’a raconté ça… et encore moins d’où ça sort mais je n’ai aucun lien avec Célia Terrier.

Elle arque les sourcils.

— Figure-toi que je tiens cette information du père de Célia, lui-même, lance-t-elle, l’air de rien.

Alors ça, c’est le pompon… abasourdi, je parcours la pièce des yeux pour trouver une chaise, mes articulations commençant à crier de douleur… Qu’est-ce qu’elle raconte ? Elle a fumé ou bien ?

— Le type qui m’a donné cette affaire est le père de Célia Terrier. Il ne l’a confiée qu’à moi et m’a tenu de n’en parler à absolument personne, même pas le patron. Le truc c’est que j’ai déjà l’affaire des enfants du barrage et la disparition de madame Sara Leroy. Bref, j’ai beaucoup à gérer et je peux rien dire, ni demander de l’aide. Mais je te connais bien et on se fait confiance, alors je t’ai demandé d’un peu m’avancer pour que ça soit plus efficace comme tu t’organise mieux que moi en général.

Elle marque un petit temps de pause, prenant le temps d’étudier mon expression. Mon instinct, lui, me crie que cette histoire ne peut avoir qu’une seule issue : le mur. Quelque chose sonne faux. Pourquoi cet homme s’obstine à garder secret cette histoire ? Je ne compte pas laisser Victoria patauger seule dans ce merdier.

— T’en pense quoi... ? elle a timidement repris. Toi aussi, tu te dis que c’est bizarre ?

— Mais comment s’appelle ce type ? Et qu’est-ce qu’il veut exactement ?

Après tout, je le connais sûrement sans m’en rappeler. C’est une possibilité.

Je trouve un tabouret près du petit placard, me faisant souffler de soulagement, à gauche de son bureau. J’y prends place, sans quitter Victoria des yeux, pour lui laisser l’occasion de continuer de tout me raconter.

— Attends, une chose à la fois. En fait, après t’avoir écrit ce matin pour te demander de m’aider, je suis allée me renseigner pour avoir une idée de ce qu’il y avait sur internet à propos de cette histoire. Mais il n’y a absolument rien, le néant. Personne n’en parle. J’ai même cherché dans les archives. Que dalle.

Tout cela commence vachement bien. Ça sent vraiment mauvais.

— Je n’ai rien trouvé non plus. Mais comme tu m’avais dit qu’elle était de ma promo à l’école, je m’y suis rendu sauf qu'il n'y restait plus que la chapelle, où on allait pour la pastorale et les prières.

— Ha mais j’y venais ! Tu savais que Célia était liée à la fermeture de l’école.

Je bug un moment, pantois. Comment Victoria sort elle toutes ces informations ? D’où surtout ? Elle qui semblait avoir désespérément besoin de mon aide, elle s’en sort bien, au final ! Je retourne en vacances dès que je quitte

— Bon, attends, d’abord, je dois te parler du gars en question. Son nom c’est Paul Terrier. C’est un type d’une cinquantaine d’années, je pense. Un vieux random, quoi. Et Célia Terrier, c’est sa fille, tu le savais déjà, ça, du coup. Elle avait fait une chute mortelle, à l’époque, et l’enquête avait conclu à un suicide. Elle avait sauté du haut d'un des bâtiments de ta fameuse école. Sauf que lui… il se réveille vingt ans plus tard et affirme que ça n’a rien d’un suicide. Et il dit que le corps qui a été enterré durant ses funérailles… n’est pas son corps.

Elle dégoise en à peine une minute tout ce flot de paroles, sans jamais s’arrêter. Victoria quoi. On s’habitue comme on peut. Je comprends tout, heureusement. Après avoir repris son souffle, elle conclut :

— Et donc.. il m’a demandé d’enquêter et trouver sa fille, en toute discrétion. Il dit qu’il va me transmettre quelques preuves dans pas longtemps… alors j’attends.

J’en reste pantois. Une seule chose ne cesse de résonner dans mon esprit. Ce drame absolument sordide est lié à ma famille ? Avec mon job, je suis habitué à côtoyer de près ce genre d’histoire, mais les imaginer si proche des miens... Mais pourquoi avoir cherché un journaliste d'investigation, au lieu d'un détective privée ? Nous, on enquête sur des affaires publics, le but c’est de vendre. C’est triste, mais c’est ainsi.

— Et… si le mec dit qu’il est de ta famille, c’est parce que je l’ai appelé ce matin pour avoir plus d’information. On s’est retrouvé dans le restaurant en face de la rédac où il m’a expliqué tout ce que je viens de te dire. Pendant le rendez-vous, je lui ai avoué que tu allais m’aider, je lui ai donné ton nom, il est resté pensif un tout petit moment m’a dit qu’il te connaissait, qu’il était un… parent très éloigné. Et… je suis forcée de ne me contenter que de ça et des preuves qu’il va me fournir.

Je prends le temps de faire le tri. Un vrai labyrinthe cette histoire… j’y comprends rien et pourtant, cela paraît simple présenté ainsi. Malgré tout, mon intuition continue de me souffler que tout cela ressemble plus à un gigantesque traquenard qu'une vraie affaire. Je trouve ça bizarre que le mec se rapproche en particulier de Victoria.

— Je crois qu’il va me falloir un petit moment pour intégrer tout ça…

— Attends, tu sais quoi ! Je te passe son num, appelle-le et réglez ça. Peut-être… qu’il s’est trompé.. ?

— T’en connais beaucoup des Romain Moskovitz, toi ?

Elle pousse un soupire en abaissant les épaules dans un mouvement de capitulation mais marque tout de même ses coordonnés dans un post-it qu’elle me tend, la mine incertaine.

— Je… je voulais pas te mettre dans la merde.

Je lui réponds d’un grognement. Je ne lui en veux pas du tout mais je ne peux m’empêcher d’être très perplexe, face à tout ça. Mes pensées s’entremêlent dans un esprit déjà embrumé et fatigué. Qui est Paul Terrier ? J’ai beau fouiller les tréfonds de ma mémoire, peu performante à l’origine mais aucune donnée à propos de ce type. Il va falloir que je lui passe un coup de fil. Et cette perspective ne m’enchante pas. Au contraire, ça me terrifie presque. Impossible de mette le doigt sur la raison.

Il se passe quoi, là, bordel ? On décide de me faire chier, lorsque je prends enfin congé.

Pourquoi c’est toujours à moi qu’on refile le sale boulot, hein ?

En fourrant le papier dans ma poche, je prie de tous mes tripes pour ne pas oublier ce numéro…

— Pourquoi t’as pris cette affaire ? T’as déjà beaucoup de boulot, j’observe.

— J’ai mes raisons.

— Ouais, mais ça me dit rien.

— Ecoute… ce gars a l’air d’être plein aux as… et il m’a promis pas mal de pognon, si je m’y met.

— Mais s’il a autant de fric, pourquoi il n’engage pas des gens plus compétents ?

— Tu dis que je ne suis pas compétente !

— Nan, nan, Victoria, t’emballe pas. Je dis juste que… bon, laisse tomber. Pourquoi t’as besoin de fric ?

— Parce que j’adore l’argent. Vive le capitalisme.

Traduction : mêles-toi d’ton cul, Romain. Bordel c’est pas tes oignons, j’t’en pose moi, des questions ?

Je ne m’aventure pas plus longtemps sur ce terrain et laisse cette information, au chaud, au fond de mon cerveau. Qui sait.

— Ecoute, fais pas de bêtises. Au moindre truc louche, tu me le dis. D’accord ?

— Ah ! Mais donc, le grand Romi s’inquiète de mon sort… minaude-t-elle, un sourire narquois plaqué au visage.

— Ta gueule. Je l’aurai dit à n’importe qui. Et m’appelle plus Romi !

Recapitulons : un gars friqué vient voir Victoria pour qu’elle enquête sur la supposée disparition de sa fille, en échange de plein d’argent et prétend en plus d’être de ma famille ? Cela ressemble au début d’un mauvais film policier. Mais mon instinct de journaliste d’investigation prend le dessus : qu’est-ce que j’ai à perdre à m’investir dedans ? Je ferai d’une pierre, deux coups. J’assouvis ma curiosité et je protège Victoria en même temps.

Pas que je ressente un quelconque attachement pour elle. Mais elle est jeune, petite – très petite – et elle n’est pas la plus expérimentée de tous.

Victoria a intégré la rédaction, il y a moins d’un an, en partie grâce à moi, puisque je l’ai quelque peu pistonnée. Bon, j’avoue, totalement, en fait. Je l’ai recommandée et me suis arrangé pour qu’elle soit prise en priorité, mettant en avant sa parfaite connaissance du japonais et de l’anglais, mais surtout le fait qu’elle soit fraîchement diplômée. Donc à priori, plus jeune, plus rigoureuse et motivée. Elle a beau relativement bien se débrouiller, Victoria reste quelqu’un de vraiment maladroit et tête en l’air sur les bords. Cela lui vaut de temps à autre quelques problèmes et tirages d’oreille mais je suis toujours là pour la ramasser à la petite cuillère. Bref, tout ça pour dire qu'elle n'est pas la première à qui un parfait inconnu irait confier une affaire. De plus, Victoria dit avoir besoin d'argent, et c'est ce que ce type lui promet. Le timing est trop parfait. Une chose est sûre : mon instinct ne lâchera pas l'affaire.

Cela fait trois ans qu’on se connait mais peut-être pas suffisamment en fin de compte. Tout ce que je sais d’elle, est ce qu’elle accepte de me partager : Victoria vit dans la paisible commune de Bourg-la-Reine en coloc avec une jeune femme qui prétend être une sorcière. Elle a vingt-huit ans. Née d’un métissage franco-japonais, elle a vécu toute sa vie au pays du soleil levant qu’elle a quitté vers ses vingt ans pour la fille aînée de l’église. Encore aujourd’hui, ma collègue n’a jamais fait mention d’une quelconque fratrie, d’un parent ou d’un ou d’une fiancée. Tout comme moi, elle semble vivre sans attache.

Pour nous, être amis signifie que nous rions souvent ensemble et qu'on compte l'un sur l'autre pour s'aider et s'épauler au travail. Rien n’a évolué entre nous et notre relation a vite laissé place à une grande ambiguïté quand on a commencé à se voir certains soirs pour coucher ensemble, il y a de ça six mois.

Je m'apprête lui balancer ce que je pense sur cette affaire mais on est interrompu par une sonnerie de téléphone. Celle de Victoria. Comme je déteste cette foutue sonnerie. En plus de TOUJOURS retentir au pire moment, sa mélodie me perturbe grandement. C'est étrange mais elle résonnait en moi comme annonciatrice de mauvaises choses, du fait des notes très aigues et mal agencées. Celle-ci est réalisée au piano et ressemble à une sonnerie synthétique de vieux portable Nokia.

— Purée... soupire-t-elle. C'est l'heure de la réunion de la semaine. Bon, écoute, oublie cette histoire. T'inquiète, je vais me débrouiller, seule, vraiment. C'est pas une bonne idée que tu sois toujours là pour m'aider. Ok ?

Je ne trouve rien à dire et soupire. Non, c'est peut-être pas une bonne chose mais c'est flippant. Et je dois essayer d'en savoir plus. J'ai beau être en congé pour une semaine, il faut que j'y vois plus clair et que je la sauve avant qu'il ne soit trop tard.

Elle s'empare d'une chemise bien remplie et pose une main sur mon épaule avant d'approcher son visage du mien, avec une lenteur presque calculé :

— Tu veux venir chez moi, ce soir ? Shirley est partie pour la semaine.

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