Camélia - Privas

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Cela faisait une demi-heure que Cyrano remontait la sente de la sauvage. Les mains en coupe autour de son nez, il avançait à grands pas s’arrêtant de temps en temps pour frotter un chiffon contre une pierre ou une branche. Dans son sac, il conservait un grand nombre de morceaux de tissus. Fabriqués spécialement pour lui, les fragments de coton lui servaient d’intermédiaires pour confirmer une piste. Une fois frotté, le petit morceau de drap arrivait à ses narines pour flairer l’odeur imprégnant le tissu, identifier l’effluve. La trace était forte car il n’utilisa les tissus que peu de fois. A sa suite, le groupe s’engagea dans un ancien quartier résidentiel. Des murs bas soulignaient les anciens jardins.

Cyrano s’arrêta. De son index, il pointa la dernière maison sur sa droite, à une centaine de mètres. Une des seules bâtisses qui comptait encore un toit. Il se rapprocha d’Esther.

- Elle est dans cette maison, depuis quelques heures. Elle doit se reposer, murmura le limier.

La jésuite hocha la tête et s’avança à quelques mètres de l’ouverture sombre qui avait dû être la porte d’entrée. Cube s’était placé juste à sa droite, la main sur la garde de son épée.

- Il y a quelqu’un ? héla Esther.

- N’ayez pas peur ! Nous sommes de la mission de Tricastin. Vous connaissez peut être. Nous aidons les personnes seules ou en difficulté. Nous avons de quoi manger si vous avez faim, continua Esther.

Silence.

- C’est peut-être une régressive, dit Plume.

Esther ne tint pas compte de l’avertissement. Comme elle se rapprochait encore de la maison, la grosse main de Cube entoura délicatement l’avant-bras de la jésuite.

- Laissez-moi essayer, soeur Esther. Je vous appellerai si je la trouve.

Elle était toujours surprise d’entendre cette voix d’adolescent sortir de ce corps viril, presque bestial. Ce corps musculeux lui rappelait le mythe du Minotaure, cette créature, mi-homme mi-taureau, abandonnée à sa sauvagerie. Et, il y avait son regard clair à l'ombre de grands cils et un visage carré adouci par des cheveux longs et bouclés.

Après avoir laissé son bouclier et son épée devant la maison, il utilisa son bracelet de cuir pour s’attacher les cheveux. Il repositionna son couteau de chasse sur le devant de sa ceinture. La main droite sur le manche de l’arme, il cherchait la meilleure prise par de petits ajustements. Il vérifia, d’un court aller-retour, la liberté de la lame dans son fourreau puis baissa la tête pour entrer dans la maison. Silencieusement, Plume sauta sur un des piliers du portail encore debout. Semblable à une buse, seule sa tête oscillait de droite à gauche. Encore une fois, elle avait anticipé la demande d’Esther et choisi la meilleure place pour surveiller la maison. Sa fronde tournait autour de son poignet, prête à lancer une des billes d’acier qu’elle utilisait pour la chasse. Elle préviendrait la jésuite si la sauvage s’enfuyait par une des fenêtres.

Plusieurs minutes passèrent, égrainées par les bruits dus au déplacement de Cube de pièce en pièce. Marcher silencieusement était, avec son poids et sa carrure, impossible. Il ressortit, ouvrit les bras en penchant la tête sur le côté. Rien.

- Cyrano, tu peux y aller, s’il te plaît ? Ça sera un jeu d’enfant pour toi.

- Seul ?

Cyrano n’était pas le plus courageux des doués. Le moindre bruit lui remuait les entrailles. Pourtant, avec sa capacité à sentir la moindre fragrance, il était l’outil imparable pour trouver quelqu’un. Depuis la mort de Christian, à la précédente expédition, il était devenu maladivement précautionneux.

- Nous pouvons y aller ! lancèrent en choeur, Julie et Julia.

Toujours prêtes pour l’action, épaule contre épaule, inséparables, indicernables tout le monde s'était résolu à les appeller "les jumelles". Grand sourire en bandoulière, elles attendaient la réponse.

La jésuite se tourna une dernière fois vers Cyrano, l’interrogeant du regard. Il baissa la tête piteusement.

- Oui, vous pouvez essayer mais je viens avec vous.

Après avoir rabattu vers l’arrière leur capuche, les deux soeurs fermèrent les yeux et commencèrent à cliqueter, claquant de leur langue leur palais, la bouche entrouverte. Elles entrèrent dans ce qui avait été la salle à manger. Cube suivit sans rien demander à Esther, la précédant, son couteau à la main. Il ne la laisserait pas sans protection. Elle n’essaya pas de le dissuader. Il n’en démordrait pas, même si elle lui en donnait l’ordre. Malgré l’absence des portes et des volets, la lumière ne chassait pas une pénombre qui régnait en maîtresse dans la villa. Bien que protégé de la pluie, l’intérieur était rongé par la moisissure. Tous les meubles s’affaissaient suite aux dégâts causés par les nouveaux habitants : vrillettes et charançons. Habillé de lierre, le sol se fissurait en son milieu. Cette maison n’avait pas vu d’humain depuis la vague verte.

Les jumelles se séparèrent légèrement pour augmenter l’efficacité de leur recherche par écholocation. Synchrones, leurs têtes tournaient régulièrement pendant qu’elles avançaient pas à pas. A leur première expédition, elles avaient expliqué au groupe comment fonctionnait leur talent. Comme pour les chauves souris, les clics émis par leur langue se réverbéraient sur tous les obstacles. Sur quelques dizaines de mètres, elles voyaient une image tridimensionnelle de leur environnement. Mieux que les chiroptères, chacune enrichissait son image sonore grâce aux cliquetis émis par sa soeur. L’image était plus précise. D’après elles, cette représentation de l’espace présentait beaucoup d’avantages. A deux, elles pouvaient voir derrière certains obstacles et même à travers certains objets comme un rideau en tissu. Suivies de Cube et Esther, les jumelles commencèrent leur recherche, passant de pièce en pièce. Sans succès au début, à peine eurent-elles pénétré dans ce qui avait été une chambre qu’elles indiquèrent, d’un même geste, le mur face à l’entrée.

Par la fenêtre, la lumière atténuée par la frondaison des arbres arrivait suffisamment dans la pièce pour voir les restes métalliques d’un sommier et, à côté, un petit tas de vieux vêtements au pied du mur tapissé de moisissures. En diagonale, une belle fissure laissait passer les racines d’un vieux rosier grimpant, vestige d'un jardin d’agrément. Mais Esther ne voyait rien d’autre. Elle cherchait du regard. Le lit à moitié décomposé ne cachait personne.

- Vous ne la voyez pas ? Elle est assise contre le mur.

Esther regarda longuement. Quelque chose n’allait pas avec ce mur. Il lui fallut encore quelques secondes avant de percevoir comme une lente vibration, une déformation due à la respiration de la verdoyante. Esther se déplaça d’un pas de côté. Maintenant elle décelait des problèmes de raccords avec la tapisserie mal collée. La fissure se déformait. Elle ne put retenir un "oh" de surprise. Elle la voyait maintenant. Assise par terre, la dernière-née était torse nu et la tête rasée. Elle se confondait avec le décor. Pareillement à une chair de poule contrôlée, elle était capable de changer la texture de sa peau. Son épiderme imitait la moisissure lépreuse du mur contre lequel elle s’était adossée. Quelle belle surprise! Une verdoyante douée se tenait devant elle. Une pêche miraculeuse, inespérée, après tous ces jours sans aucune rencontre.

Esther fit signe aux jumelles de sortir de la pièce et s’assit en tailleur à quelques mètres de la sauvage. Les paupières de l’adolescente s’ouvrirent, deux grands yeux noirs regardaient la jésuite. Elle ramena sur sa poitrine le tas de vieux vêtements. Puis sa peau prit une teinte hâlée, sa couleur de naissance ou sa couleur de choix, comment savoir ? Elle semblait à la fois surprise d’être découverte, malgré son camouflage, et à la fois en colère.

Tout à coup son regard se fixa au-dessus de l’épaule de la jésuite et, instantanément, sa peau imita le mur dans un réflexe de défense. Esther tourna la tête. Cube se penchait pour surveiller la jésuite. Même si une partie seulement de son corps apparaissait, la vision d’un géant de plus de deux mètres n’avait rien d’apaisant, surtout que celui-ci tenait à la main un couteau de chasse.

- Cube, tu fais peur à la demoiselle. Range ton couteau et laisse nous s’il te plaît !

Il hésita puis disparut de l’ouverture.

- N’ayez pas peur. Il est comme vous, un dernier né. Nous sommes de la mission de Tricastin. Vous connaissez ? Nous aidons tous les errants.

La jeune fille conserva son mutisme. Elle était jeune, peut-être un peu plus vieille que Plume.

Sans se remettre debout, Esther lentement s’approcha et tendit le bras. Sa main toucha le bras droit de l’adolescente. Heureusement que Cube était parti ; il ne l’aurait pas laissé faire.

Des vagues de blanc crème, de beige, de marron démarrèrent de l’avant-bras pour envahir tout son corps, puis la peau prit une teinte marron crème. Ses yeux se coloraient maintenant de taches de plusieurs couleurs : vert, bleu, marron, violet. C’était fascinant de beauté.

- Je m’appelle Esther. Tu as un nom ?

- Camélia.

Esther, même si elle s’en doutait, savait maintenant qu’elle n’était pas une régressive.

- Je suis très contente de vous avoir trouvée, Camélia. Je vous l’ai dit, nous sommes là pour vous aider. Nous parcourons le sud de la France à la recherche de personnes qui ont besoin de notre aide. Si les gens sont d’accord, nous les ramenons à Tricastin où ils peuvent manger à leur faim et vivre en toute sécurité. Je sais que ça fait beaucoup de choses à intégrer alors je vais vous laisser tranquille. Vous avez besoin de réfléchir. Nous vous attendrons dehors jusqu’au coucher du soleil, après nous partirons.

Esther retira sa main.

- Cela vous va ?

La peau de la main de la verdoyante s’éclaircit. En marron foncé, un o puis le u et le i de OUI, apparurent à la manière d’une écriture à la plume. Un tatouage éphémère.

La jésuite lui sourit et se retourna pour se lever. Comme par magie un des longs bras de Cube se déplia de l’ouverture, derrière elle, pour l’aider à se redresser. Avec son envergure, il n’avait même pas eu à pénétrer dans la pièce. Sur le pas de la porte apparaissaient juste sa tête et son épaule. Ses cheveux maintenant libérés, Cube arborait un sourire qu’il voulait le plus chaleureux possible.

Dès leur sortie de la maison, Plume d’un bond souple sauta du pilier et se planta devant la jésuite.

- Vous l’avez trouvée ?

- Oui, dit Esther.

- C’est une douée. Elle peut se camoufler, dit Cube.

- Comment elle fait avec ses habits ? demanda Plume.

- Elle était torse nu, dit le géant rougissant.

- Elle est très belle, dirent les jumelles.

- Elle vient avec nous ? demanda Plume.

- Elle réfléchit. Nous allons l’attendre jusqu’au coucher du soleil, dit la jésuite.

Plume la regarda sans rien dire et partit en courant vers le centre de Privas.

Au bout de 20 minutes, l'adolescente revint avec un sac en bandoulière. Elle ramenait de l’eau et quelques biscuits de voyage qu’elle déposa sur une couverture devant Esther. Celle-ci était partagée entre l’envie de la féliciter pour son initiative et le besoin de lui rappeler qu’elle était la responsable du groupe. Elle ne pouvait pas partir sans lui demander la permission.

- Tu as dit aux deux acolytes que nous ne reviendrions pas tout de suite ?

- Ils m’ont demandé si vous aviez donné des consignes.

- Et tu leur as dit quoi ?

- Qu’il n’y avait pas de consigne.

- Tu es partie avant que j' aie eu le temps de te les donner ! Tu aurais pu leur dire que nous patienterions jusqu’à ce soir, s'il le fallait.

- A quoi bon ? De toute façon, ils ne partiront pas sans nous.

- Oui, mais ils risquent de se demander ce qui se passe.

- Si vous teniez vraiment à les prévenir, vous n'aviez qu’à envoyer Cyrano. A part renifler et se lisser les cheveux, il ne fait rien pour aider.

- Tu vas voir, espèce de sale gosse.

Cyrano se baissa pour lui jeter un caillou que Plume, non seulement évita, mais rattrapa nonchalamment. Puis, tout en regardant Cyrano dans les yeux, elle le disposa dans sa fronde.

- Ne fais pas ça ou sinon … Aie

Caché derrière Cube, le caillou l’avait atteint sur une de ses fesses qui dépassait.

- Les filles, vous voulez bien y aller ?

- Oui, ma soeur mais nous aimerions revenir attendre avec vous.

- Si vous voulez. Ah et dites-leur d’installer le campement dans la clairière. Demain, avant de partir, nous prierons une dernière fois dans l’église . J’espère pouvoir remercier la Vierge Marie d’avoir mis Camélia sur notre chemin.

Plusieurs heures passèrent. Chacun s’était installé au pied des arbres devant la maison. Esther était assise en tailleur face à la porte, à une vingtaine de mètres. Elle lisait sa bible de voyage pour calmer son anxiété. Anxiété qui croissait au fur et à mesure que le soleil baissait sur l’horizon.

L’orange de lumière allait bientôt disparaître derrière une ondulation de collines mauves. Les quelques nuages s’enflammaient dans le ciel assombri. C’était l’heure des derniers nés. Pendant quelques minutes, les verdoyants s’allumeraient de cette couleur si spécifique. Depuis la vague verte, tous les contaminés, puis leurs descendants, présentaient cette couleur d’émeraude. Avec la baisse de la luminosité, le vert incandescent apparaissait pendant quelques minutes, atteignant son maximum avec la disparition du soleil derrière l’horizon.

Dans la douce chaleur de ce jour de printemps, Esther ne pouvait s’empêcher de les admirer un à un. Plume était toute verte. Elle qui voulait passer inaperçue, elle irradiait de vert. Malgré elle, Plume scandait sa différence. Pour cacher le sceau de la contamination, son hérédité, elle s’habillait le plus souvent de pantalons, de T-shirts à manches longues et de vestes à capuches.

Cyrano présentait une multitude de petites étoiles vertes sur le corps. En fonction de son public, il en usait ou le cachait. Ce soir-là, avec ostentation, il arborait une chemise blanche amplement ouverte sur une constellation d’éclats de vert. Les tâches de rousseurs de ses joues s’illuminaient de jade.

Les jumelles, parfaitement identiques en plein soleil, se distinguaient par leurs volutes de vert. A leur naissance, soeurs siamoises, une grande fleur verte partait de leur hanche commune pour s’épanouir tels des pétales d’orchidées sur leur corps bicéphale. Ce soir, assises côte à côte, l’orchidée d’émeraude s'était reconstituée et se devinait sous les vêtements.

Cube, lui, arborait une crinière de flammes vertes, indomptables, qui cascadaient en boucles jusque sur sa forte poitrine. Tel le Samson de la bible, Esther ne pouvait s’empêcher de croire que sa force se concentrait dans ses cheveux. Pour ne pas effrayer Camélia et par timidité, il attendait assis légèrement en retrait.

Un mouvement dans l’ouverture de la maison, Camélia sortit et s’arrêta à quelques pas de la jésuite. Dans la lumière du crépuscule, elle déployait un vert luminescent, organique. Douée de sa propre vie, la couleur nageait sous son épiderme. Des vagues d’émeraude déferlaient, ondulaient vers ses pieds, ses mains. Deux flammes vertes brillaient dans ses pupilles. Chacun la regardait, bouche entrouverte, sans rien dire. Pour Esther, elle était un ange sur terre. Elle appartenait aux chanceux, ces trop rares qui, non seulement ne présentaient aucun handicap, mais bien au contraire profitaient d’un don de Dieu.

Astre noir au milieu de ces étoiles, la jésuite comprit qu’elle resterait pour toujours une terne. Dieu n'avait pas daigné la choisir. Pareil à la lune qui reflétait la lumière du soleil, elle se promit de briller à leur contact.

Camélia les regardait, arborant un début de sourire. Esther se leva et s’approcha de la dernière-née. Elle l’invita à s’asseoir à côté d’elle. Puis elle leva la tête et fit le signe de la croix. Les étoiles s'éclairaient une à une. Les verdoyants redevenaient des humains ordinaires ; le vert s'éteignit.

Camélia accepta la gourde d’eau et les biscuits que Plume lui proposa. L’adolescente buvait, mangeait. Elle était affamée. Quand elle regarda à nouveau Esther, celle-ci lui dit :

- Tu dois être fatiguée. Ce soir, nous dormirons sur l’ancienne place du village et nous partirons demain pour Tricastin.

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