Chapitre 1
l’orphelinat Saint-Adeline n’avait jamais quitté sa mémoire. Élina avait sept ans lorsqu’on l’y déposa, avec une petite valise bleue en tissu râpé, et la consigne de "ne pas faire d’histoires". Elle ne comprenait pas encore que ce lieu, pourtant conçu pour accueillir, ne servait qu’à broyer les enfants trop silencieux.
Dès la première nuit, elle sentit les regards. Elle entendit les rires étouffés, les froissements dans l’ombre. On avait écrit sur son oreiller en rouge à lèvres : "Bouche cousue". On l’observait sans raison, la pointait du doigt sans parler. Le jour, on lui volait ses vêtements. La nuit, on lui murmurait des menaces à l’oreille en imitant la voix de sa mère, qu’elle avait perdue.
Mais Élina ne criait pas.
Alors ils ont cru qu’elle était faible.
Elle a appris à survivre sans bruit, à rester à l’écart, à disparaître dans les angles morts des adultes. Quatre mois, c’est long pour un enfant. Quatre mois à perdre confiance dans les autres. Quatre mois à apprendre que les adultes ne sauvent pas toujours.
Quand une famille est venue la chercher, elle n’a pas souri. Elle n’a pas pleuré non plus. Elle s’est laissé emmener, la valise entre les mains, et la peur calée juste sous la peau.
Ils habitaient une maison beige, dans une banlieue paisible. Un père, une mère, et deux enfants : Jeanne, dix ans, et Maxime, huit. Les premiers jours furent feutrés, presque doux. Puis, très vite, les mêmes regards revinrent.
Jeanne avait des yeux froids, comme des pierres polies. Elle lui offrait des sourires pleins de dents, mais lui murmurait des insultes quand personne ne regardait. Maxime, lui, imitait. Il renversait les verres qu’Élina venait de remplir, poussait ses dessins dans la cheminée.
La nuit, Élina entendait la serrure se fermer de l’extérieur. On disait que c’était pour "qu’elle ne tombe pas dans l’escalier en dormant".
Elle apprit à respirer en silence. À ne pas exister. À éviter les coins sombres. Elle comptait les jours. Elle attendait dix-huit ans. Et elle n’oubliait rien.
Vingt ans plus tard, Élina avait changé de peau.
Elle était devenue psychologue. Diplômée. Appliquée. Réputée. Elle avait meublé son cabinet de bois clair, de plantes vivantes, de silence contrôlé. Elle portait des chemises sobres, un parfum discret, et parlait d’une voix calme, parfaitement dosée.
Ce jour-là, une nouvelle patiente était entrée. Trente ans, cheveux tirés en arrière, mains agitées : Jeanne Lemoine.
— Bonjour, avait-elle dit. J’ai du mal à dormir. Je crois que j’ai des trucs à régler.
Élina avait levé les yeux. Elle avait vu les mêmes pierres dans le regard. Les mêmes gestes secs. Mais Jeanne, elle, n’avait rien reconnu.
Élina n’avait rien dit.
Elle avait simplement ouvert un carnet. Et commencé à noter.
Les séances s’étaient enchaînées.
Jeanne parlait beaucoup. D’elle, de son enfance, de son "pouvoir" sur les autres, disait-elle avec un rire nerveux. Elle avait été "méchante" parfois, oui. Elle parlait d’une fille adoptée autrefois. Une gamine bizarre. Molle. Qui ne pleurait pas, même quand on la blessait.
— Je crois que je voulais juste voir si elle pouvait casser, tu vois ? Parce qu’elle encaissait tout. C’était flippant.
Élina écoutait, immobile.
Pas un mot. Pas une émotion sur le visage. Mais dans sa tête, elle déroulait lentement un fil. Un plan. Une revanche.
Puis, tout avait commencé à glisser.
Des lettres anonymes. Des cauchemars qui revenaient, presque identiques à des souvenirs qu’Élina avait vécus. Une poupée oubliée qu’Élina avait fait envoyer à Jeanne, avec un mot écrit de la main d’une fillette.
« Je sais ce que tu faisais la nuit. »
Jeanne avait commencé à perdre pied. Au cabinet, Élina baissait un peu la lumière, changeait la position des fauteuils. Subtil. Suffisant pour brouiller les repères. Jeanne croyait devenir folle. Et Élina, attentive, notait : Phase 2 : confusion.
— C’est comme si quelqu’un voulait me punir… me faire vivre ce que j’ai fait.
Élina avait haussé les sourcils.
— Pourquoi pensez-vous cela ?
— Je sais pas… C’est peut-être ce que je mérite, tu crois pas ?
Élina s’était penchée. Doucement. Comme une brume qui se rapproche.
— Vous croyez que ce genre de choses peut se réparer ?
— J’en sais rien… Je regrette, je crois.
— Tu crois ? avait-elle murmuré, pour la première fois sans distance.
Jeanne avait tressailli. Quelque chose dans le "tu". Quelque chose dans cette voix.
Et c’est là qu’Élina avait souri. Vraiment. Pour la première fois.
— Tu ne te souviens toujours pas de moi… n’est-ce pas, Jeanne ?
Un silence. Long. Brutal.
Les murs semblaient s’être rapprochés.
Jeanne cligna des yeux. La panique grandissait.
— Élina ?
Le nom flotta dans la pièce, tremblant, malade.
Elle se leva. Mais Élina, déjà debout, s’avança d’un pas.
— Tu voulais savoir si je pouvais casser. Alors je vais te montrer. Ce que ça fait, quand on t'arrache l’âme un peu chaque jour.
Jeanne n’est jamais revenue.
Mais parfois, Élina reçoit des lettres. Des mots incohérents, griffonnés. Des excuses qui sonnent faux. Des confessions. Des cris.
Elle ne répond jamais.
Elle sait que la peur est maintenant de l’autre côté du miroir.
Et ça lui suffit.
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