Chapitre 3
L’automne s’était abattu sur la ville comme une chape de brume.
Les feuilles mortes s’accumulaient devant la porte de Jeanne, raclant contre le béton dès qu’un souffle de vent s’en mêlait. L’air avait cette odeur métallique propre aux fins d’octobre : de terre mouillée, de pluie froide et de bois pourri.
Jeanne marchait vite, le col de son manteau relevé, les épaules crispées. Le parc qu’elle traversait chaque matin, autrefois familier, lui semblait aujourd’hui immense. Hostile. Les arbres grinçaient doucement, leurs branches effleurant les lampadaires comme des doigts noirs.
Elle n’avait pas dormi. Depuis trois nuits, la musique de son salon — un vieux vinyle qu’elle n’avait jamais ouvert — s’activait à l’aube. Un air étrange. Enfantin. Une ritournelle lente, grinçante, qui résonnait dans l’appartement vide comme un souffle de cimetière.
Et puis, il y avait cette caméra, dissimulée derrière un bouquet sec, sur la commode. Allumée. Fixée sur son fauteuil préféré.
Elle n’avait pas osé y toucher.
Ce matin-là, elle décida d’en parler à son frère.
Elle l’appela, presque fébrile, et ils se retrouvèrent dans un café, au coin de l’avenue. Il arriva, le visage encore marqué par le sommeil, un bébé attaché contre lui dans une écharpe couleur sauge.
— Tu vas bien, Jeanne ? dit-il en s’asseyant. Tu fais peur à voir, t’as l’air… vidée.
Elle serra sa tasse de chocolat chaud entre ses doigts tremblants. L’odeur sucrée lui donna la nausée.
— Tu te souviens d’Élina ? Celle que maman avait adoptée. La fille qu’on a... enfin...
Elle s’interrompit, cherchant ses mots.
— Je crois que c’est elle. Elle m’a retrouvée. Elle joue avec ma tête. Elle veut que je devienne folle.
Son frère rit, un rire nerveux, sec.
— Élina ? Attends… tu parles de cette gamine bizarre ? Jeanne, sérieusement ? Il caressa distraitement les cheveux de son bébé. T’as juste pas dormi. C’est la fatigue, tu viens d’avoir un gosse aussi. T’as toujours eu tendance à flipper pour rien quand t’es stressée.
— Je ne flippe pas. C’est réel. Elle serra les dents. Je sens sa présence. Chaque jour.
Il haussa les épaules et changea de sujet.
Elle quitta le café avant lui, glacée, seule, et avec le sentiment d’être trahie.
Quand elle monta les marches de son immeuble, elle s’arrêta net devant sa porte.
Un petit plateau en bois, posé soigneusement sur le paillasson.
Dessus : un morceau de gâteau — moisi, boursouflé, recouvert d’un film vert qui sentait la cave humide et la pourriture sucrée. Une fourchette rouillée l’accompagnait.
Elle recula, l’estomac retourné.
Il n’y avait pas de mot. Juste ce dessert fantôme, offert comme un rappel grotesque.
Les doigts tremblants, elle ouvrit la porte, s’engouffra à l’intérieur et claqua la serrure à double tour.
Le claquement métallique résonna dans son crâne comme un coup de feu.
Elle alla tirer tous les rideaux, jeta un coup d’œil à chaque fenêtre.
Dehors, rien que le crépuscule, lent et épais.
Mais dans le silence de son appartement, le parquet grinçait, comme si quelqu’un — ou quelque chose — changeait de place. Lentement.
Elle alluma toutes les lampes. Vérifia chaque placard.
Mais ce n’était pas ce qu’elle voyait qui la terrifiait. C’était ce qu’elle savait qu’elle ne verrait pas, mais qui pourtant existait quelque part, dans l’ombre.
Le moindre bruit devenait suspect : le ronron du frigo, un robinet mal fermé, un tic-tac lointain.
Ses yeux fixaient les coins sombres.
Son souffle devint court.
Elle ne se sentait plus seule.
Puis, une heure plus tard, son téléphone vibra.
Un message.
Aucun numéro.
Juste cinq mots.
> "Tu es la première. Élina."
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