Chapitre 6
Le soir était tombé sur la ville comme un rideau de plomb. Les réverbères diffusaient une lumière blafarde dans la brume urbaine, et la rue sentait l’humidité mêlée à l’odeur de la terre et du vieux béton. Les passants pressaient le pas, engoncés dans leurs manteaux, fuyant le froid qui s’insinuait jusqu’aux os. Jeanne marchait rapidement, les yeux fatigués, la nuque tendue. Une tension sourde lui oppressait la poitrine, un sentiment diffus d’être observée.
En approchant de son immeuble, elle vit une silhouette féminine adossée au mur près de la porte d’entrée. Une femme rousse, grande, fine, le visage partiellement dissimulé sous d’épaisses lunettes de soleil, malgré l’obscurité.
Jeanne ralentit. Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, la femme s’approcha d’elle, glissa une lettre dans sa main et murmura à son oreille d’une voix glaciale :
— « Tu te souviens de Lila ? La petite dont tu as convaincu d’harceler Elina quand elle avait onze ans ? Bientôt, c’est son tour. Mais ça ne veut pas dire que c’est terminé pour toi. Le pire reste à venir. Crois-moi. »
Puis la femme se détourna et s’éloigna dans la nuit, disparaissant dans la foule.
Jeanne resta figée, le souffle coupé, le papier tremblant entre ses doigts. Ses mains se mirent à trembler violemment, ses jambes menaçaient de céder sous elle. Elle s’empressa de sortir son téléphone. Les doigts hésitants, elle appela son frère. Pas de réponse. La panique monta d’un cran. Elle lui laissa un message vocal, la voix saccadée :
— « S’il te plaît... surveille bien Manon. Elle n’a rien à voir, je sais... mais Elina devient folle, elle parle de Lila... elle veut faire du mal, je sais pas ce qu’elle prépare, mais... fais attention à ta fille. »
Lorsqu’elle poussa la porte de son appartement, quelque chose n’allait pas.
Le battant grinça. Elle le sentit immédiatement : un silence inhabituel, un froid glacial qui n’était pas là en partant, comme si l’air avait été vidé de toute chaleur. En entrant, elle resta figée.
Des assiettes étaient cassées au sol, les morceaux de porcelaine dispersés comme des éclats de mémoire brisée. Le salon avait été ravagé : les chaises renversées, le canapé tailladé, la mousse jaillissant des coussins éventrés. Sur la table basse, une vieille photo de famille gisait, le papier déchiré. Le visage de Jeanne était barré d’un trait de cutter. Celui d’Elina, également. Les autres, intacts.
Son souffle se coupa.
Elle courut dans la chambre. Le lit était défait, les vêtements jetés au sol, maculés de détritus. La mousse d’un oreiller éventré s’étalait comme une neige sale sur le tapis. Quelqu’un était venu. Quelqu’un voulait qu’elle le sache.
Jeanne prit son téléphone d’une main tremblante et rappela son frère. Cette fois, il décrocha.
— « Il faut que tu viennes. Tout de suite. »
Il refusa d’abord, puis céda devant l’insistance de sa sœur. Moins d’une heure plus tard, il était là, dans l’appartement dévasté, le regard perdu.
— « Tu es sûre que c’est Elina ? »
Jeanne hocha frénétiquement la tête, débitant tout à une vitesse folle, son discours entrecoupé de sanglots, de mots à peine articulés.
— « Elle... elle m’a menacée... elle a parlé de Lila... elle va recommencer, tu comprends ? Elle veut se venger de toutes celles qui l’ont brisée, une à une, comme si on était des pions. Et Manon... je sais qu’elle... je sais qu’elle est en danger ! »
Son frère fronça les sourcils. Il recula d’un pas.
— « Jeanne, arrête. Tu entends ce que tu dis ? Tu deviens obsédée. C’est toi qui as manipulé cette Lila à l’époque, pas moi. Et Elina... Elle est passée à autre chose. Elle a réussi, elle aide des gens. Elle est respectée. Toi, tu t’acharnes. Tu as besoin d’aide. »
Il soupira longuement, passa la main sur son visage, puis s’approcha et la prit dans ses bras, brièvement.
— « Tu devrais voir un psychiatre. Prendre un traitement. Reposer ton esprit. »
— « Je n’ai pas besoin de traitement ! C’est Elina qui... »
— « Tais-toi. Arrête ça. Arrête de faire semblant. » gronda-t-il, la voix tranchante.
Il recula sans un mot de plus, traversa l’appartement en secouant la tête, puis claqua la porte. Jeanne resta seule, les jambes fléchies, les larmes aux yeux, entourée du chaos et du silence.
Et dehors, la nuit semblait écouter.
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