Chapitre 9
mi La nuit avait envahi la pièce comme une brume, lente et épaisse. Le silence était à peine troublé par le tic-tac régulier d'une horloge en cuivre au-dessus de la bibliothèque. L'air sentait le bois ancien, la cire tiède, et une note discrète de jasmin fané. Elina, parfaitement immobile, était assise à son bureau. L’ombre dansait autour d’elle, projetée par la lampe au verre dépoli, comme si la pièce elle-même retenait son souffle.
Elle venait de ranger un ancien sac à main, qu’elle avait retrouvé dans un casier oublié du vestiaire du lycée. Celui de Jeanne, volé silencieusement des années plus tôt. Il contenait désormais une clé rouillée, une brosse à dents couverte d’un faux sang épais, un petit mot écrit à l’envers, et un papier griffonné à la main.
Elle referma lentement le sac, un sourire glacial aux lèvres, puis plaça l’objet dans un colis sans expéditeur. Il partirait demain matin, livré directement au domicile de Jeanne.
Lentement, elle se leva. Son regard glissa sur une plante en pot, qu’elle effleura du bout des doigts. Les feuilles dégageaient une odeur amère, presque métallique. Elle inspira longuement.
Soudain, son téléphone vibra sur le bois. Un frisson remonta le long de sa nuque.
Appel entrant : Pablo.
Elle attendit trois sonneries avant de décrocher, la voix feutrée.
— Allô ?
— Elina ? C’est… c’est Pablo.
Le timbre de sa voix était hésitant, comme s’il franchissait une ligne invisible.
— Ça fait un moment, souffla-t-il. Je t’ai vue l’autre jour… enfin, pas vue directement, mais j’ai entendu que tu travaillais avec Jeanne. C’est vrai ?
Elle s’assit lentement, son regard se posant sur une flamme vacillante dans une bougie parfumée au bord du bureau.
— Oui. Jeanne est une patiente. Pourquoi cette question ?
— Parce que… je sais ce qu’elle t’a fait. Ce qu’on t’a tous fait. C’était ignoble. Moi, j’ai fermé les yeux. J’ai même ri parfois… pour suivre les autres. Et je me dis que tu n’as jamais eu justice. Que tu dois toujours souffrir en silence.
Le silence de l’autre côté de la ligne dura quelques secondes. Puis Elina murmura, presque maternelle :
— Tu n’as pas à t’excuser, Pablo. J’ai avancé. Je suis thérapeute, je comprends les dynamiques de groupe, la lâcheté... la peur.
Il reprit, un peu plus sombre :
— Je la crois pas, tu sais ? Jeanne. Tout le monde pense qu’elle est victime mais… elle a un don pour retourner les situations. T’as l’air d’aller bien, mais je sens qu’elle pourrait te refaire du mal si elle continue à parler de toi.
Un frisson presque agréable parcourut Elina. Elle fit tourner son stylo entre ses doigts, lentement.
— Tu sais… j’ai aussi appris à me défendre. À ma manière.
Un silence. Pablo reprit, hésitant, presque chuchotant :
— Elina… fais juste attention. Parfois, à force de trop vouloir réparer le passé, on le déterre. Et il pourrait… inverser le futur. Je dis ça parce que j’ai l’impression que tu caches quelque chose. Et… je veux pas que tu t’y perdes.
Puis il raccrocha.
Elina resta figée quelques secondes, le téléphone encore chaud contre son oreille. Puis elle se leva, d’un pas mesuré, et alla s’asseoir sur le fauteuil près de la fenêtre. La ville était endormie. Mais elle, elle travaillait encore.
Elle rouvrit lentement son carnet noir, celui à la couverture rigide et au grain légèrement râpeux. Elle tourna les pages, jusqu’à la section principale.
Les noms étaient là, rangés, comme des trophées. Elle y ajouta de nouveaux symboles, de nouvelles phrases, inspirée par la conversation avec Pablo.
Carnet noir — Notes d’Elina
Jeanne Santorino :
"Elle ne voit pas que c’est elle la proie. Chaque paranoïa est une corde que je serre moi-même."
Lila Morin :
"Elle pense que Jeanne l’espionne. Ce soir, une trace sur sa porte, une poignée cassée. Je nourris sa peur."
Eva Tissot :
"Convaincue que Jeanne est le problème. À activer comme levier social."
Pablo Ventura :
"Ancien complice. Il croit me prévenir, mais il m’expose les failles. À surveiller. Peut basculer d’un côté ou de l’autre."
Luca Santorino :
"Le frère-protecteur. L’aveuglement fraternel est une arme. Le précipiter dans le doute, puis dans le rejet."
Mireille Santorino :
"La mère. Fracturée. Fragile. Si elle tombe, Jeanne tombera aussi."
Elle relut une dernière fois les lignes, les effleura du bout des ongles, puis referma le carnet d’un claquement sec.
Elle souffla la bougie, se leva et quitta la pièce. Un parfum de cire chaude et de papier ancien resta en suspension dans l’air.
Demain, Jeanne ouvrirait ce colis.
Et la peur continuerait son œuvre.
Le lendemain, au petit matin, Elina contacta Zellie, une jeune femme rousse complice.
— Zellie, il faut que tu ailles à la maison de Lila et Eva ce soir. Défonce la porte, ouvre tous les robinets et allume le four avant de partir. Pas de traces. Je veux qu’elles paniquent.
La voix de Zellie, rauque, pleine d’enthousiasme pour cette mission obscure, confirma l’opération.
Le soir venu, Elina s’était dissimulée non loin du domicile de Jeanne. Elle observait à travers l’ombre des arbres, une brise légère faisant bruisser les feuilles. L’odeur humide de la terre fraîche se mêlait au fumet lointain d’un barbecue.
Jeanne arriva, visiblement nerveuse. En entrant dans son jardin, elle trouva la boîte. Ses mains tremblaient légèrement tandis qu’elle scrutait autour d’elle, les larmes lui montant aux yeux.
Elle ouvrit la boîte.
Dedans, une lettre manuscrite, une poupée vaudou ressemblant à Elina, avec une épingle plantée dans la jambe, une brosse à dents tachée d’un faux sang séché, un paquet d’allumettes, et le sac à main du lycée.
Son souffle s’accéléra, ses mains devenaient moites. Elle lut la lettre, sa voix intérieure résonnait dans son esprit.
Elina, je ne t’ai jamais oubliée. Tu as toujours été la petite princesse préférée de Papa. Avec ta bouche cousue quand je te bousculais, t’insultais ou te frappais, tu crois que ça s’est arrêté à l’enfance ? Bien sûr que non. Je vais continuer à me faire passer pour la victime. Et à te détruire à nouveau. Prépare-toi, Elina.
Jeanne, paniquée, serra le petit sac à main contre elle. Elle leva les yeux, cherchant de l’aide dans la nuit silencieuse, tandis que l’image de la poupée vaudou plantée d’une épingle la hantait.
Elina, cachée à distance, souriait à peine. Son plan prenait forme : provoquer une fausse altercation, pousser Jeanne à se défendre, et se laisser blesser — à la jambe, comme la poupée.
Elle serait la victime, et Jeanne l’agresseur.
Le jeu de la manipulation allait s’intensifier.
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