Chapitre 15

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Quelques heures s’étaient écoulées. Le whisky avait coulé en douceur dans leurs veines, érodant les silences et diluant les rancunes. Elina et Luka riaient. Ils se lançaient des vannes, se confiaient comme deux anciens ennemis trop fatigués pour continuer la guerre. Mais peu à peu, le sourire d’Elina s’étiola. Ses doigts serraient son verre plus fort.

— J’aurais aimé que ma vie soit différente, murmura-t-elle, les yeux perdus dans l’obscurité du salon.

Luka pencha la tête, intrigué.

— Tu parles de ton enfance ?

Elle hocha lentement la tête.

— J’aurais préféré être orpheline. Plutôt que de grandir avec des gens qui me détestaient… qui m’ont détruite. Même si, au final, je le suis devenue. J’ai coupé les ponts. Je les ai laissés derrière.

Un silence pesant s’installa.

— Je suis désolé, Elina, souffla Luka, sincère pour une fois. Pour tout ce que je t’ai fait. C’est ma sœur… Elle parlait tout le temps de toi. Tous les soirs. Elle te rabaissait, te salissait, te faisait passer pour une traînée, une manipulatrice. Et moi, con que j’étais, je l’ai crue. Je t’ai vue à travers ses mots. J’ai fini par y croire. Même quand j’ai pensé que tu avais changé… je croyais toujours au fond que tu avais été mauvaise.

— J’ai changé, répliqua Elina, sa voix tremblante. Mais pas comme les gens le croient. J’ai changé… rongée. Par la tristesse. Par la colère. Être psy, c’est pas juste un métier. C’est ma manière d’essayer de sauver ceux que personne ne veut entendre. Parce que moi, personne ne m’a tendu la main.

Elle marqua une pause, puis baissa les yeux.

— Pablo… Il m’a demandé un enregistrement. J’étais jeune. Je croyais qu’il m’aimait. J’ai dit des trucs… salaces, ridicules. Il l’a fait tourner. Toute la classe l’a entendu. Et puis d’autres. On m’appelait "Elina la putain". "L’huître en feu". Même les profs me regardaient comme si j’étais sale.

Luka posa doucement sa main sur la tête d’Elina. Il défaisit lentement son chignon, laissant ses cheveux tomber en cascade.

— Je savais que t’allais pas bien, Elina. Je l’ai compris deux ans avant mon départ. Mais… j’ai pas su comment m’excuser. Alors j’ai juste… espacé. J’ai diminué.

Elle ferma les yeux. Puis, comme une confidence jetée dans le vide :

— J’ai pensé à mourir. Souvent. Alors j’ai écrit une chanson. Pour ne pas sombrer. Avec ma guitare.

Luka se leva sans un mot. Il revint avec une guitare acoustique et la posa sur ses genoux.

— Tu t’en souviens ?

Elle acquiesça. Et se mit à chanter d’une voix douce et brisée :

Je suis née dans une cage sans clef,
Où l’amour sonnait faux, où l'on riait mauvais,
Une poupée qu’on jette, une fille oubliée,
Chaque mot une lame, chaque jour un secret.
J’ai crié sans voix, pleuré sans larmes,
À genoux dans les cendres de mes drames,
J’ai rêvé de silence, de lumière, d’ailleurs,
D’une autre vie, sans douleur, sans peur.
Refrain :
Laissez-moi m’envoler, me dissoudre dans l’air,
Revenir en fleur dans un monde sincère,
Une pivoine fragile dans un champ de lumière,
Aimer pour ma douceur, et non pour plaire.
Un jour, peut-être, je renaîtrai belle,
Pas en corps, pas en chair, mais en ombre immortelle.

Luka ne put retenir ses larmes. Elina non plus. Il la prit dans ses bras, tremblant, et déposa un baiser tendre sur sa joue. Mais alors qu’il s’approchait de ses lèvres, elle leva un doigt.

— Tu as une femme. Et un enfant avec elle. Ce n’est pas bien.

— Je sais, dit-il, à voix basse. Mais je suis attiré par toi, Elina. Par ta sensibilité, ta douceur, ta voix, ta beauté. T’es vraie.

À cet instant, la porte s’ouvrit. Sa femme entra, Manon dans les bras. Luka se recula brusquement d’Elina, le visage figé. La mère de Manon déposa la petite dans son berceau, puis son regard se posa sur les bouteilles vides.

Elle souffla longuement.

— Tu bois, tu ris, tu vis… sans moi. J’espère que tu t’amuses.
(Elle tourna les yeux vers Elina.)
— Je suis désolée si je suis directe, Elina. Mais je ne pourrai jamais t’apprécier tant que tu seras ici. C’est chez moi. Et mon instinct me hurle de me méfier de toi.

Elina la regarda droit dans les yeux.

— Ça a toujours été comme ça. Partout où je suis allée, ceux chez qui je vivais ont fini par me détester.

— Ce n’est pas personnel. C’est juste l’instinct féminin, répliqua la femme, glaciale.

Luka, embarrassé et coupable, tenta de détendre l’atmosphère.

— Tu veux voir Manon ? demanda-t-il à Elina.

Elle hocha la tête. Ils entrèrent dans la chambre. Manon pleurait. La mère voulut la reprendre, mais Luka la déposa dans les bras d’Elina.

Contre elle, la petite se calma aussitôt. Elina se mit à chanter doucement, improvisant une chanson te

Dans un matin de rosée claire,
Une pivoine a vu la lumière.
Née d’un souffle, d’un doux secret,
Embrassée par le vent discret.
Les oiseaux l’ont nommée espérance,
Les feuilles lui ont fait révérence.
Même le vieux chêne s’est penché,
Pour l’aimer sans jamais juger.
Refrain :
Petite fleur au cœur de soie,
Aimée déjà pour ce qu’elle est,
Dans la forêt, tout vit pour toi,
Et même le silence te promet
Qu’ici, tu seras protégée.

Manon s’endormit, paisible. La femme de Luka quitta la pièce en claquant la porte. Luka, immobile, regarda Elina.

— Elle t’a adoptée, murmura-t-il, stupéfait.

Elina leva les yeux vers Manon. Non. Ce n’était pas elle qui avait été adoptée.

C’était elle, Elina, qui venait de choisir une fille.

Et elle allait la prendre.

Et jamais la lui rendre.

Elle berça encore un peu Manon, puis la reposa dans le berceau. Luka lui souhaita bonne nuit.

Dans le silence, Elina sortit son téléphone et sa deuxième carte SIM. Elle envoya un message à Damien et Zellie :

« Préparez les papiers pour Manon. Faux passeport. Trois mois. Après le jugement de Jeanne. Après avoir détruit Lila. »

Elle hésita. Puis ajouta :

« Et dis à Zellie d’aller chercher des cheveux sur la brosse de Jeanne. Qu’elle les place chez Lila et Eva. Et demain, qu’elle foute le feu à leur baraque. »

Un dernier message.

« Je les veux ruinées. Qu’elles perdent tout. Leur maison. Leur souvenirs. Leur fric. Je les veux en cendres. »

Elle rechangea de carte SIM. Regarda une dernière fois Manon, puis se glissa sous les draps.

Demain, le plan avancerait.
Et dans trois mois, elle ne serait plus Elina.
Elle serait libre.
Et Manon serait à elle.

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