Chapitre 17
Le ciel de fin d’après-midi s’ouvrait en grandes traînées dorées sur la ville encore endormie du week-end. Lila, casque sur les oreilles et sac à dos bien fermé, pédalait avec calme sur les pistes sinueuses de son quartier. L'air sentait le bitume chauffé et les lilas en fleurs. Ses pensées divaguaient, bercées par le vent tiède et le bruit régulier de sa chaîne de vélo.
Elle ralentit un peu en arrivant au niveau du quartier de Jeanne, par simple réflexe. Et comme une prédiction malvenue, elle aperçut la silhouette de celle-ci, au loin, dans son jardin. Jeanne leva la main, appela même son prénom
— « Lila ! » — mais Lila détourna aussitôt le regard, le cœur battant plus vite, et accéléra, fuyant ce passé trouble qui semblait encore vouloir l’atteindre.
Elle retrouva un peu de calme à l’entrée de la supérette du coin. Les néons bourdonnaient faiblement, et l’odeur familière de carton, de pain industriel et de lessive la rassura. Elle poussa la porte et reconnut aussitôt Ben, un ami de longue date, en train de disposer des boîtes de conserve en rayon.
— Hé, Lila ! Ça fait un bail, lança-t-il avec un sourire chaleureux.
— Salut Ben ! Toujours en train de dompter les pyramides de haricots verts, je vois.
Ils rirent doucement, cette parenthèse de normalité réconfortant Lila plus qu’elle ne voulait l’admettre.
— T'as l’air fatiguée, observa Ben en plissant les yeux. Tout va bien chez toi ?
— Ça peut aller. Je vis des trucs un peu… lourds. Mais je gère.
Elle baissa les yeux. Il y eut un petit silence, puis Ben reprit en baissant la voix, curieux :
— Tu fréquentes toujours Elina ? Je la vois passer parfois… Elle achète souvent des cartes SIM. Différentes. Parfois deux ou trois en même temps.
Lila releva les yeux, immédiatement sur la défensive.
— Elle est prudente, voilà tout. Jeanne la harcèle. C’est normal qu’elle change de numéro. Tu ne sais pas ce qu’elle a traversé.
Ben haussa les mains.
— Je dis pas le contraire. Mais... je sais pas. On dirait qu’elle cache des trucs. Elle regarde autour d’elle, elle parle peu. Y’a un truc bizarre, Lila.
Mais Lila resta droite. L’image d’Elina, tenant Manon avec tendresse, lui revint aussitôt. Elle la voyait forte, digne. Quelqu’un qui avait été brisée mais s’était relevée.
— Tu ne sais rien, Ben. C’est Jeanne qui est dangereuse, pas Elina. Tu ne l’as pas vue comme je l’ai vue.
Ben baissa les yeux, respectant la limite posée.
— D’accord. Désolé.
Elle termina ses achats, échangea encore quelques mots sur les anciens du quartier, puis sortit. Le soleil commençait à décliner. En chemin vers chez elle, elle pensa au message reçu le matin-même.
> « Soirée simple ce soir si ça te dit. Juste nous, un bon plat, du vin. Elina. »
Elle avait répondu oui sans hésiter. Une part d’elle avait besoin de cette soirée paisible.
La maison de Luka baignait dans une lumière douce. L’odeur d’un plat mijoté aux herbes flottait dans l’air, mêlée à celle du savon sur la peau de Manon. La petite dormait contre Elina, qui la berçait doucement en fredonnant une mélodie simple, presque enfantine.
— « Petit oiseau dans le vent, cherche un nid chaud doucement... »
Elina embrassait tendrement la joue de Manon entre deux bouchées qu’elle lui donnait avec patience.
— Vous êtes magnifiques, dit Eva, le regard attendri.
— On fait ce qu’on peut, sourit Elina.
La soirée fut douce, presque suspendue. Rires, verres de vin, conversations tranquilles. Luka parlait peu, mais son regard sur Elina semblait avoir changé depuis quelques jours, plus protecteur, plus présent.
À un moment, Elina se leva pour aller aux toilettes.
Mais cinq, puis dix minutes passèrent. Lila, un peu éméchée, fronça les sourcils.
— Elle est longue, murmura-t-elle à Eva. Je vais voir.
Elle alla jusqu’à la porte des toilettes, toqua doucement. Pas de réponse. Elle tenta d’ouvrir : vide.
Intriguée, elle marcha dans le couloir. Une porte entrouverte attira son attention : la chambre d’Elina.
Elle aperçut celle-ci, de dos, manipulant un téléphone. Elina en retirait une carte SIM, qu’elle glissa dans une petite boîte métallique dissimulée dans un tiroir.
— Elina ?
Celle-ci sursauta, se retourna, visiblement choquée. Elle se reprit aussitôt, souriant doucement.
— Oh… pardon, Lila. Je… je vérifiais juste un truc.
— Tu vas bien ?
— Oui, oui. Je reviens.
Lila n’insista pas. Elle n’oubliait pas ce que Ben lui avait dit. Mais elle avait vu Elina se battre. Elle lui faisait confiance.
Il était plus de trois heures du matin. Eva et Lila roulèrent tranquillement dans les rues calmes.
— C’était une bonne soirée, murmura Eva. J’ai aimé… les voir ensemble, eux trois. On aurait presque dit une famille.
Lila hocha la tête, regardant la nuit défiler.
— Je crois que Luka change. Que Manon change tout, en fait.
— Et Elina ? demanda doucement Eva.
— Elle est forte. Plus que n’importe qui. Je la crois. Je la sens vraie, Eva. Même si parfois elle agit de façon étrange.
— Moi aussi, répondit Eva, posant sa main sur celle de Lila.
Mais au moment où elles tournèrent dans leur rue, tout bascula.
Des gyrophares rouges et bleus dansaient sur les façades. Lila freina brusquement.
— Qu’est-ce que…
Des camions de pompiers barraient l’entrée. Un cordon de sécurité délimitait la zone. Leur maison… était là. Ou plutôt, ce qu’il en restait. Une carcasse fumante. Les flammes s’étaient calmées, mais la fumée montait encore.
— Non… non, non, NON !
Lila sortit en courant, hurlant à travers les larmes. Eva la rattrapa, l’enlaça.
— Tout est parti… tout est fini… sanglotait Lila. On a plus rien…
— C’est Jeanne… c’est elle, j’en suis sûre… souffla Eva, le regard noir.
— Elle est allée trop loin… murmura Lila. Trop loin…
Elles restèrent là, à genoux, dans la nuit, face à l’ampleur
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