Chapitre 21
Le crépuscule s’effilochait sur la ville comme un vieux rideau, et une pluie fine s’infiltrait en silence, presque invisible. Jeanne marchait sans parapluie, les épaules voutées, le visage trempé. Chaque goutte semblait s’insinuer dans ses os, glaçant son échine. Le gris du ciel se reflétait sur l’asphalte, dédoublant son image : deux silhouettes, deux Jeanne, et l’une d’entre elles la fixait d’un regard vide.
Ses basket lâchaient de petits ploc à chaque pas, entrecoupés par le froissement léger des feuilles sur les trottoirs. L’air était saturé de l’odeur moite de la pluie, mêlée à celle, plus aigre, de la poussière soulevée. Le silence de la ville prenait des accents oppressants : un volet claquant à la fenêtre, un chien aboyant au loin, le moteur lointain d’une voiture. Chaque son résonnait comme une menace. Jeanne avait le sentiment d’être suivie — ses propres ombres semblaient reculer devant elle, écartant la vérité.
Au creux d’une ruelle, son téléphone vibra. L’écran affichait “Maman”. Jeanne arrêta son pas. Les doigts tremblants, elle décrocha à l’aveugle, la gorge serrée.
– “Jeanne”, commença la voix glaciale, tranchante, “tu comptes m’expliquer ce qui s’est passé cette nuit ?”
Elle avala sa salive, la voix tremblante :
– “Maman… je… je ne sais pas de quoi tu parles.”
– “Arrête ce jeu. Le buffet était renversé, le salon sens dessus dessous, la télé allumée à fond… et cette musique étrange, comme un rire métallique. C’était trois heures du matin, Jeanne !”
Son cœur se figea. Elle sentit la panique monter : dans ces murs, son refuge, on l’accuse d’une folie qu’elle n’a pas commise.
– “Ce n’est pas moi. J’étais chez Maëlys, je te jure.”
Un long silence.
– “La cave était entrouverte. Tu as les clés. Tu es tout ce que j’ai.”
Sa mère la jugeait coupable. Sans preuve, sans hésitation.
– “Je… je ne voulais pas. C’est… c’est Elina…” tenta-t-elle.
– “Encore elle. Tu deviens folle, Jeanne. Si ça continue, je ne pourrai plus t’aider. Tu devrais consulter, sérieusement.”
Elle raccrocha avant que Jeanne ne dise quoi que ce soit. Le claquement fit écho dans le silence de la ruelle.
Elle resta plantée là, absorbant chaque mot. Sa mère ne la croyait plus. Plus rien ne tiendrait face à cette accusation. Une tempête intérieure l’assaillit. Son entourage, même le dernier refuge familial, la rejetait. L’angoisse prit racine, écrasant ses espoirs.
Un peu plus tard, elle se réfugia à la bibliothèque municipale. Les néons blancs crépitaient au-dessus d’elle, la lumière crue martelait ses cernes. Elle s’installa dans un recoin déserté, entre les rangées de livres usés. Le parfum de papier jauni, le silence des pages tournées, tout était propice à la concentration obsessionnelle qu’elle recherchait.
Sur son écran, elle lança :
Elina D. université exclusion harcèlement.
Les pages apparaissaient, banales au début : photos de promo, articles de conférence, extraits de journal. Puis, un PDF attira son attention : « Rapport sur les exclusions disciplinaires, année académique 2018 ». Elle cliqua, le cœur battant.
Trois colonnes apparurent :
Elina D.
Théo M.
Anna R.
Trois noms. Elle grimaça en reconnaissant leurs visages.
Ces deux dernières étaient bien les complices qu’elle avait perçus, furtivement, dans l’entourage d’Elina. Ils avaient été exclus pour harcèlement moral lors de leur dernière année à la fac.
Elle agrandit l’image floue d’Anna, ses yeux criblant l’objectif. Ce regard avait croisé le sien lors d’une soirée, quelques mois plus tôt. L’intensité du souvenir ébranla son esprit.
Elle recoupa les dates : 2018. La période où Elina avait quitté les études en silence. Elle avait été “victime” en apparence, mais ce document témoignait d’une violence bien différente : elle était plutôt révélatrice d’un comportement manipulateur en réseau. Des années de calcul, de replis stratégiques.
Jeanne sentit une aigreur glaciale envahir sa poitrine. Chaque respiration lui coûtait. Elle s’entêtait : ici se trouvait potentiellement sa seule arme.
Sur le chemin du retour, elle s’arrêta près d’un muret, la pluie avait cessé, mais le ciel demeurait lourd. Là, adossé à la pierre grise, un homme tenant un café tiède — Pablo.
Il la reconnut, désabusé.
– “Jeanne…”
Elle s’approcha, luttant contre son tremblement intérieur.
– “Pablo, je… je veux te montrer quelque chose.” Sa voix était brisée.
Il esquissa un sourire las, froid.
– “Les réseaux disent que j’ai changé d’avis sur Elina… mais je suis… partagé. Pas fou, pas aveugle. Montre-moi.”
Elle sortit son ordinateur, lui montra les fichiers téléchargés : l’ordre du PDF, les noms, les photos. Il lut en silence, fronça les sourcils.
– “C’est énorme. Et tu es sûre que c’est bien eux ?”
– “Regarde autour d’eux sur les photos universitaires. Ces deux-là… – elle désigna – tu les as vus, non ? Ils traînent encore autour d’elle, tout le temps.”
Pablo tapota ses doigts contre son genou.
– “Bien. Je veux y croire. Je ferai attention. Mais on ne peut pas foncer tête baissée. Trop de risques.”
Jeanne hocha la tête — c’était mieux que rien.
– “Merci… merci, vraiment.”
Leurs mains se frôlèrent à peine, mais ce contact fragile alluma un minuscule espoir dans sa poitrine.
De retour chez elle, elle entra précautionneusement. Le silence lui mordait la gorge. Chaque grincement de parquet était une avalanche à venir. Elle verrouilla la porte, remonta tous les volets, coinça une chaise sous la poignée. La maison, vidée de présence, sembla plus hostile.
Elle s’assit à son bureau, ralluma l’écran. Le dossier, c’était son arme, sa rédemption, sa dernière flamme. Elle commença à rédiger, classer, lister les anomalies, compiler les heures, recouper les faits.
Objet disparu : colliers, bibelots…
Photos déplacées
Bruits bizarres (musique, voix dans le mur…)
Présence de cartes SIM dans sa boîte aux lettres
Elle collait chaque indice à ce qu’elle savait déjà, bâtissant son procès. La vérité devait éclater.
Un numéro inconnu s’alluma sur l’écran : un appel anonyme.
– “Allô ?” souffla-t-elle, la voix tremblante.
Un rire grinçant, étouffé.
– “Tu piges pas qu’il faut fermer ta grande gueule ?”
Elle reconnut la voix : Luka.
Son souffle se coupa. Une colère glacée la coupa du monde.
– “Pourquoi ? Où ça t’emmène ? Qu’est-ce qu’elle t’a promis ?”
Une clameur grave, menaçante.
– “Tu continues et c’est asile, pas prison.”
Bip. Ligne coupée.
Le téléphone noir ne lui donnait plus rien qu’un reflet. Son visage était devenu livide, marqué par une rage tremblée.
Debout devant son bureau, la lumière artificielle lui brûlait les rétines. Elle colla un post-it : “Je ne céderai pas. Je trouverai leur faiblesse.” Son pouce martelait l’écran parfaitement blanc.
Elle trembla un instant, luttant pour ravaler la bile, puis s’assit. Et elle écrivit — plus déterminée que jamais. Chaque mot, chaque lien exposait l’ombre de Elina, et son réseau de complices. Chaque page de note était un pas vers la vérité.
Ses mains, tremblantes, mais son esprit clair : “Ce chapitre ne se terminera pas sans ma défense. Sans ma victoire.”
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