Chapitre 22
La maison de Luka baignait dans une lumière tamisée, presque irréelle, où chaque objet semblait figé dans une attente lourde de non-dits. Elina était encore là, assise sur le canapé du salon, son regard parfois fixé sur Luka, parfois perdu dans le vide. Chaque sourire, chaque geste calculé, chaque silence partagé n’était qu’une pièce de plus dans son jeu de manipulation.
Mais ce soir, une impatience familière la tiraillait. Elle avait besoin de retrouver son espace à elle, ce sanctuaire secret où elle pouvait déployer ses pensées et affûter ses plans loin des regards.
Sans un mot, elle se leva, glissant un dernier regard à Luka qui s’occupait distraitement de la vaisselle dans la cuisine. Elle franchit la porte d’entrée avec la même discrétion qu’une ombre. Dehors, l’air frais du crépuscule caressa son visage, emportant avec lui l’odeur mêlée de terre humide et de feuilles mortes, un parfum mélancolique et rassurant.
Le chemin vers son appartement s’étendait devant elle, serpentant entre les bâtiments aux façades fatiguées. Les lampadaires diffusaient une lumière blafarde, dessinant au sol des silhouettes tremblantes et mouvantes.
Chez elle, dans ce petit appartement aux murs couverts d’étagères chargées de livres et de bibelots, son bureau attendait. Là, derrière la porte toujours verrouillée, reposait son tableau — une œuvre à la fois sombre et hypnotique, reflet de ses tourments intérieurs, et le symbole silencieux de sa maîtrise sur le jeu qu’elle menait.
En franchissant le seuil, Elina referma la porte derrière elle avec soin. Le silence y était presque sacré. Elle posa son sac, s’approcha de la porte du bureau, tourna la clé doucement, et entra.
Le tableau trônait sur son chevalet, baigné d’une lumière tamisée qui faisait vibrer les couleurs sombres et profondes. Elina s’en approcha, ses doigts effleurant le cadre avec une tendresse mêlée d’orgueil. Ici, elle avait sculpté ses douleurs, ses rancunes, mais aussi sa force, cette force qui la portait dans la manipulation, dans la lutte contre ceux qui osaient la défier.
Ce soir, elle allait repenser son plan, repasser chaque détail en revue. Parce que dans l’ombre, elle était la maîtresse incontestée du jeu.
Elina resta un moment immobile devant le tableau, ses yeux parcourant les ombres tourbillonnantes qui semblaient danser sous le pinceau. Puis, comme une vague d’énergie froide l’envahit, elle prit un carnet posé sur son bureau, y griffonna quelques notes avec une précision fébrile. Le plan avançait, chaque pièce devait être déplacée au bon moment, chaque geste calculé. Elle avait ce pouvoir sur la vie des autres, et cela la grisant, la rendant presque ivre de maîtrise.
Soudain, son téléphone vibra, brisant le silence. Le nom de Lila s’afficha. Elle inspira profondément, tentant de masquer l’inquiétude qui lui nouait la gorge.
— Allô ? dit-elle, sa voix douce et contrôlée.
— Elina... c’est Lila. La maison... c’est un désastre. Le feu a tout ravagé. On dort à l’hôtel pour l’instant. Eva est si fragile... Je ne sais pas comment on va s’en sortir...
Elina sentit son cœur se serrer, mais en elle, une part de calculatrice froide prit le dessus. Elle murmura des paroles d’empathie, chaque mot soigneusement pesé, une fausse compassion pour mieux apaiser la peur de Lila.
— Je suis tellement désolée, Lila. Si tu as besoin, je peux t’aider, tu sais que je suis là. Tu n’es pas seule...
Lila sanglotait au bout du fil, et Elina fit mine d’être profondément touchée. Pourtant, dans l’ombre de son esprit, elle enregistrait, analyait chaque détail. Cette fragilité pouvait devenir une arme, un levier supplémentaire.
Après avoir raccroché, Elina se tourna vers la fenêtre. La nuit était tombée, dense et lourde. Elle repensa à Pablo, à ses doutes qui lui pesaient comme une menace. Il était de plus en plus sceptique, et cela la contrariait. Elle devait le convaincre, le retourner à son avantage.
Elle composa son numéro.
— Pablo, c’est Elina. Écoute, je sais que tu as des doutes, que tu penses que je manipule tout le monde. Mais regarde, tout ce que je fais, c’est pour nous, pour que tout ça s’arrête enfin. Je suis pas ton ennemie.
Le silence dura un instant. Puis Pablo répondit, sa voix lourde de méfiance :
— Je sais plus quoi penser, Elina. Toi, Jeanne, vous avez toutes les deux des preuves contre l’autre. Je vais devoir choisir un camp, et je sais pas encore lequel...
Elina feignit la faiblesse, la victime incomprise :
— Pablo, tu peux pas me laisser tomber, pas maintenant. Je suis sincère, je te le promets.
Ils parlèrent encore quelques minutes, mais au fond, elle sentait que la bataille pour son âme était loin d’être gagnée.
À mesure que la nuit avançait, Elina se décida à quitter son appartement. Elle referma à clé son bureau, emportant avec elle ce poids silencieux que représentait son tableau.
Elle prit le chemin vers la périphérie de la ville, là où Anna l’attendait.
Anna, silhouette presque fantomatique dans la pénombre, avançait avec la certitude froide de celle qui sait ce qu’elle doit faire. Elles ne parlaient pas beaucoup, leurs échanges se faisaient par regards entendus et gestes discrets.
Elina pensa à leur première rencontre, si étrange, presque surnaturelle, lors d’un rêve partagé. Un rêve où les ombres se mêlaient, où leurs âmes s’étaient reconnues dans une danse inquiétante. Depuis, Anna était son alliée, son bras armé, fidèle et silencieuse.
Leur mission cette nuit était claire : modifier la scène, faire basculer les certitudes, semer le doute, et précipiter Jeanne vers sa chute, au propre comme au figuré.
Sans un mot, Anna s’éloigna vers la maison de la mère de Jeanne. Elina, le souffle court, la regarda partir, le cœur battant d’une étrange excitation mêlée de froide détermination.
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