Chapitre 29
La pluie battait les vitres d’un taxi silencieux pendant qu’Elina, capuchon sur la tête, s’approchait discrètement de l’entrée arrière de l’hôpital psychiatrique. Luka ne savait rien. Il croyait qu’elle passait un examen de contrôle pour sa grossesse. Mais en vérité, elle avait appelé un ancien contact du centre, un infirmier compatissant à qui elle avait autrefois sauvé la mise lors d’une affaire de harcèlement interne. Grâce à lui, elle obtenait un accès temporaire et discret à la chambre de Jeanne Dael.
Elle entra dans le bâtiment, le couloir résonnant de chuchotements lointains, d’une alarme occasionnelle et du cliquetis des clefs. Une odeur de désinfectant fort lui piqua les narines. L’atmosphère était dense, presque poisseuse. Devant la chambre 14, elle inspira profondément et entra.
Jeanne, méconnaissable, les yeux cernés et les cheveux emmêlés, leva la tête. « Elina ? »
« Bonjour Jeanne. » Sa voix était douce, presque apaisante. Mais ses yeux étaient vifs, scrutant chaque micro-expression de la patiente.
« Tu… tu n’as pas le droit d’être là… »
« Je sais. Mais je voulais… te parler. Te prévenir. »
« Me prévenir ? »
Elina s’approcha, posa une main sur la table en métal de la chambre. « Tu n’as plus de cartes en main, Jeanne. Tu n’es plus une menace. Mais tu pourrais… le redevenir. Et ça, je ne le permettrai pas. »
« Luka doit connaître la vérité. »
Un rictus glissa sur les lèvres d’Elina. « C’est drôle que tu parles de vérité, après tout ce que tu lui as fait. »
Le ton changea. Elle se pencha, tout près : « Si tu veux retrouver une sortie digne, reste calme. Si tu recommences à mentir ou à manipuler… crois-moi, l’enfer ne sera pas assez chaud pour te réchauffer. »
Jeanne resta figée. Elina se redressa, remit sa capuche, et sortit comme une ombre dans la nuit.
Assise sur le banc froid du parc, quelques heures après sa visite clandestine, Elina replongea dans un souvenir brûlant.
À l’université, il y avait ce garçon — Damien. Silencieux, intelligent, mais toujours seul. Les rumeurs circulaient. Trop sensible. Trop différent. Trop bizarre, disaient-ils. Il ne méritait pas ce qu’il vivait.
Un jour, elle était sortie d’un cours d’histoire politique quand elle l’avait vu, entouré par trois garçons. Des mots blessants fusaient :
« Tu veux qu’on t’aide à t’habiller comme une vraie fille, Damien ? »
« T’as confondu la salle de sciences avec le vestiaire des pom-pom girls ? »
Elina n’avait pas réfléchi. Elle avait avancé droit vers eux, son sac en bandoulière frappant sa hanche avec violence.
« Hé, les abrutis en série B, vous cherchez vos neurones dans vos chaussettes ou vous aimez juste vous donner un style de primates en rut ? »
Les trois garçons s’étaient figés, surpris. L’un d’eux avait voulu rétorquer, mais elle lui avait lancé un regard si noir qu’il en avait oublié de cligner des yeux.
« Tu veux qu’on en parle au doyen ? Ou tu préfères que je balance les vidéos de vos jeux de bizutage ? Oui, je les ai. Et je suis prête à les publier. »
Les types s’étaient écartés. Damien n’avait rien dit. Elle s’était approchée.
« Viens. Tu n’as plus à supporter ça seul. »
Et ce fut le début. Une amitié nouée dans le feu, scellée par la haine commune de l’injustice.
Quelques mois après avoir défendu Damien, un nouvel événement fit basculer Elina dans une colère froide. Anna, une étudiante timide et passionnée de botanique, se fit agresser un soir en rentrant d’un atelier artistique. Elle était venue à l’université le lendemain, tremblante, le regard fuyant. C’est Elina qui l’avait trouvée, recroquevillée dans les toilettes.
« Anna… »
Anna sanglotait, incapable de parler. Elina la prit dans ses bras, la berça. Et quand elle apprit le nom de l’agresseur, quelque chose changea en elle.
Ce n’était plus seulement de la compassion. C’était une promesse : que la peur changerait de camp.
Elle fit son enquête. Elle déterra d’autres témoignages. Et quand elle eut assez d’éléments, elle envoya un dossier anonyme à la direction, au journal universitaire, et aux parents de l’agresseur.
Le garçon fut suspendu, et quitta l’université. Officiellement, ce fut un simple départ volontaire. Officieusement, Elina avait planté un poignard dans l’impunité.
Un soir, sous la lune pâle, Elina, Damien et Anna se retrouvèrent dans un vieux théâtre abandonné du campus. C’était là qu’ils se sentaient eux-mêmes. Entre les sièges poussiéreux et les planches usées, ils avaient créé un rituel.
Ils s’étaient assis en cercle, une bougie entre eux.
« On ne laissera plus jamais l’un de nous être brisé. »
Damien avait ajouté : « Et si quelqu’un s’en prend à l’un de nous… »
Anna avait complété : « … il s’en prend à nous trois. »
Elina, alors, avait tendu la main. « Ce n’est pas une vengeance. C’est de la justice. »
Ils avaient tous acquiescé. Et chaque semaine, ils revenaient. Pour se rappeler. Pour se promettre.
Un pacte de feu et d’ombre.
Il y avait eu ce professeur. Bien vu. Charismatique. Mais manipulateur et cruel envers les étudiantes. Elina le soupçonnait depuis longtemps, et un jour, une fille en larmes était venue à elle.
Elina avait écouté. Elle avait noté chaque détail. Puis elle avait monté un dossier, comme elle savait si bien le faire. Elle avait piraté les messages, récupéré des enregistrements, contacté d’anciennes victimes.
Puis, méthodiquement, elle avait envoyé le tout aux ressources humaines, à la direction de l’université et à des groupes féministes influents.
Le professeur fut suspendu, puis licencié.
Officiellement, il s’était « retiré pour raisons personnelles ». Officieusement, il avait été broyé par une femme qui refusait de laisser les autres souffrir en silence.
Elina se réveilla en sursaut. Le drap collait à sa peau, trempé de sueur. La chambre était sombre, silencieuse, si ce n’est le ronflement léger de Luka à côté d’elle.
Il ouvrit les yeux, immédiatement attentif. « Elina ? »
Elle tenta un sourire. « Un cauchemar… rien de grave. »
Il l’enlaça doucement, sa main glissant sur son dos. Elle se laissa faire. Son esprit était encore en feu, mais le corps de Luka était un port, un refuge.
« Tu veux qu’on reste au lit aujourd’hui ? »
Elle secoua la tête. « Non… il y a des choses à faire. »
Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle venait de revivre tout leur passé. Pas encore. Pas comme ça.
Mais bientôt… il saurait.
Et alors, il faudrait qu’il choisisse : aimer l’ange ou craindre la bête.
Le soleil déclinait lentement derrière les rideaux entrouverts, projetant une lumière dorée et douce dans le salon. Le calme régnait. Elina était assise dans le grand fauteuil moelleux près de la fenêtre, berçant doucement Manon dans ses bras. La petite avait les yeux mi-clos, paisible, ses minuscules doigts agrippés à l’encolure du pull de sa mère adoptive. Son souffle régulier et léger se confondait presque avec le bruissement discret du vent contre les vitres.
Luka entra avec deux tasses fumantes qu’il posa avec précaution sur la table basse, un torchon sur l’épaule. Il s’approcha d’Elina et posa une main tendre sur sa nuque, la caressant lentement.
— "Verveine, comme promis," dit-il à voix basse pour ne pas réveiller Manon. "Et j’ai mis un peu de miel. Ça t’aidera à dormir… si tu dors un peu, cette nuit."
Elina hocha la tête, fatiguée mais touchée. Elle jeta un regard attendri à Luka, puis à la petite fille dans ses bras. Manon bougea légèrement, son petit poing se refermant sur une mèche de cheveux d’Elina. Elle esquissa un sourire, puis ferma les yeux un instant, profitant de cet instant de douceur suspendue.
— "Parfois," murmura Elina, "je me demande comment une chose aussi fragile peut survivre dans un monde aussi… tranchant."
— "C’est parce que tu veilles sur elle," répondit Luka doucement. "Elle a déjà la meilleure protectrice qu’un bébé puisse avoir."
Elina baissa les yeux vers Manon. Un filet de bave perlait à la commissure de ses lèvres. Elle la serra un peu plus fort contre elle, comme pour la protéger d’un futur qu’elle refusait de laisser sombrer dans la noirceur. Dans le reflet de la fenêtre, elle aperçut son propre visage — fatigué, mais habité d’une lumière rare. Celle d’une femme capable du pire, mais choisissant — au moins ce soir — de se consacrer au meilleur.
Ils restèrent là, en silence, Luka venant s’asseoir à ses côtés. Il posa une main sur le ventre d’Elina, presque instinctivement. Leurs regards se croisèrent. Une famille improbable, née du chaos, bâtie dans les cendres du passé. Mais debout. Vivante. Pour ce soir, c’était tout ce qui comptait.
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