Chapitre 32

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Quelques jours plus tard, Elina entra seule dans le café de la place des Tilleuls. Il était encore tôt. Le matin filtrait par les grandes baies vitrées, teintant de doré les tasses de café fumantes et les viennoiseries dans les assiettes. Pablo était déjà là, assis près du mur tapissé de livres. Il leva les yeux à son approche, l’air tendu. Il avait accepté ce rendez-vous à contrecœur, poussé par Lila et la pression ambiante. Elina, elle, s’approcha avec un sourire calme, presque angélique, un foulard pâle noué autour du cou, les joues légèrement rosies par l’air frais.

— Merci d’être venu, Pablo, dit-elle d’une voix douce, en tirant une chaise. Je sais que tu as des réserves. C’est important pour moi de te parler.

Il hocha vaguement la tête, sans répondre. Elle poursuivit, posant ses mains à plat sur la table, paumes vers lui, dans un geste d’ouverture savamment étudié.

— Je comprends que tu aies douté. Je ne t’en veux pas. C’est normal d’avoir des réflexes de protection… surtout pour Jeanne. Je veux juste que tu saches que je n’ai jamais voulu de mal à personne. Je suis là pour Manon. Pour Luka. Et pour reconstruire quelque chose de serein.

Pablo la dévisageait. Elle soutint son regard, sans vaciller. C’était ce qu’elle avait appris à faire : incarner la vérité. Devenir cette vérité. Même si elle n’était que façade.

— Tu arrives toujours à dire ce qu’il faut, constata-t-il enfin, sa voix légèrement rauque. Tu parles bien. Trop bien. C’est ça qui me gêne.

Elina baissa les yeux avec une moue attristée, jouant parfaitement la carte de la femme incomprise.

— J’ai souvent été jugée pour ça, murmura-t-elle. Pour mon calme. Pour ma manière de tenir bon. On me croit fausse. Comme si c’était suspect d’essayer d’apaiser les choses.

Elle releva les yeux, brillants d’une lueur trouble. Mi-sincère, mi-stratégique. Elle n’était jamais totalement l’un ou l’autre. C’était là sa force.

— Mais je ne veux pas te convaincre de force, Pablo. Je ne suis pas là pour me justifier. Juste pour te montrer que je reste. Je reste même quand c’est inconfortable. Je ne fuis pas.

Il haussa un sourcil, sceptique.

— Et Jeanne ? T’as une pensée pour elle ? Parce que moi, j’essaie de comprendre comment elle a pu en arriver là.

— Moi aussi, répondit Elina, la voix pleine d’émotion. Jeanne est fragile. Tu le sais. Elle est perdue. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’aider… Mais parfois, on ne peut pas empêcher quelqu’un de se blesser lui-même. Ni d’essayer de blesser les autres.

Un silence tendu s’installa. Pablo jouait machinalement avec son verre vide. Il n’était pas convaincu. Pas encore. Mais il n’avait plus les armes pour argumenter non plus. Elina, elle, posa doucement sa main sur la table, à quelques centimètres de la sienne, sans le toucher.

— Je sais que tu l’aimes comme une sœur. Je le respecte. Tu veux qu’elle aille mieux. Moi aussi. Mais pour ça, il faut être lucide. Et accepter que… parfois, on ne peut pas la suivre dans ses mensonges.

Pablo tiqua, les mâchoires serrées.

— Tu dis qu’elle ment. Mais t’as aucun doute, toi ? Aucune faille ? C’est ça qui m’inquiète, Elina. Tu n’as jamais l’air prise de court. Tu contrôles tout. C’est pas naturel.

Elle rit doucement, comme si ce qu’il venait de dire l’attristait sincèrement.

— Ce que tu prends pour du contrôle, Pablo, c’est ma manière de survivre. Si je m’effondre, qui s’occupe de Manon ? Qui soutient Luka ? Je n’ai pas le luxe d’être faible. Tu me reproches ma force, mais c’est elle qui maintient tout debout. Même toi, tu le sais.

Il détourna le regard, un pli soucieux entre les sourcils. Un doute persistait. Mais Elina sentait qu’il faiblissait. Elle n’insista pas davantage. Elle savait s’arrêter juste avant d’en faire trop.

Elle se leva lentement, remit son foulard en place.

— Merci de m’avoir écoutée, dit-elle avec douceur. Je te laisse réfléchir. Je ne veux pas t’imposer ma présence. Mais sache que je suis là. Toujours. Et que je ne changerai pas.

Elle lui adressa un dernier sourire lumineux, celui qui désarmait les plus réticents. Puis s’éloigna dans la lumière du matin.

Pablo resta seul, le regard perdu dans sa tasse vide, mal à l’aise. Quelque chose clochait, mais il n’aurait pas su dire quoi. Elle était si calme… si cohérente. Trop, peut-être.

Il ne restait plus que Jeanne.

Et bientôt, tout s’effondrerait comme prévu.

Dehors, Elina s’éloignait à pas légers, le visage impassible. Un petit sourire étirait ses lèvres, presque imperceptible. Un sourire de victoire silencieuse.

Mais à peine avait-elle tourné le coin de la rue, son téléphone vibra dans sa poche. Elle le sortit d’un geste fluide, sans précipitation. Le nom de Luka s’afficha sur l’écran. Elle attendit une seconde de plus avant de décrocher, feignant la surprise.

— Luka ? Tout va bien ?

La voix de l’homme était tendue, plus fatiguée que d’habitude.

— Oui, enfin… je crois. J’ai eu un appel du foyer où est suivie mon ex. Ils ont confirmé qu’elle allait être prise en charge plus intensivement. Apparemment, ils l’ont trouvée déstabilisée, confuse. Ils parlent même d’un possible internement temporaire, si l’état s’aggrave.

Elina pinça les lèvres pour retenir un sourire trop vif. Sa voix, pourtant, resta pleine de compassion.

— Oh… Je suis désolée d’entendre ça. C’est terrible pour elle. Mais… peut-être que c’est ce qu’il lui faut. Une vraie pause, un cadre.

— Oui. Oui, peut-être. Tu avais raison, Elina. Depuis le début, tu l’as sentie dériver. Moi, j’ai refusé de voir. Et tu as toujours été là pour Manon, malgré tout.

Elle ralentit le pas, baissant les yeux vers le pavé humide, comme accablée par le poids de tant de responsabilité.

— J’ai juste fait ce qu’il fallait. Pour Manon, pour toi. C’est normal.

Un silence. Puis Luka reprit, hésitant :

— Dis… je t’ai vue partir tôt ce matin. Tu avais rendez-vous quelque part ?

Elle répondit sans hésiter, la voix douce, limpide :

— J’ai vu Pablo. Je voulais lui parler. Il restait distant, et… je ne supportais plus l’idée qu’il me voie comme une menace. J’ai essayé de l’apaiser. Je crois qu’il commence à douter de ses certitudes.

Luka poussa un soupir, comme soulagé.

— Merci. Tu n’étais pas obligée. Mais tu l’as fait. Encore.

— Je sais combien ses mots comptent pour toi. Pour Jeanne aussi. Et même si elle me hait, je veux que tout ça se calme. Je veux qu’on vive dans un climat sain, pour Manon surtout.

Un frisson sincère passa dans la voix de Luka.

— T’es incroyable, tu sais ? Tu tiens tout. Tu fais tenir tout le monde.

Elina ne répondit pas tout de suite. Elle laissa le silence s’installer, juste assez longtemps pour que les mots prennent racine.

— J’essaie, murmura-t-elle enfin. Mais parfois… parfois j’ai peur d’être seule dans cette lutte.

— Tu ne l’es pas, Elina. Je suis là. Et je ne te laisserai pas tomber.

Elle ferma les yeux, savourant cette phrase comme on déguste un nectar rare. Elle savait exactement quoi répondre.

— Merci, Luka. Je ne te le dirai jamais assez.

Quand elle raccrocha, son sourire s’élargit légèrement. Tout se mettait en place avec une précision chirurgicale.

Pablo était déstabilisé. Ben commençait à douter de ses premières impressions. Luka, lui, se reposait de plus en plus sur elle. Et Jeanne… Jeanne allait bientôt sortir. Plus isolée que jamais.

Elina réajusta son foulard, inspira profondément l’air du matin.
La partie était bien avancée. Il ne restait plus qu’à s’assurer qu’il n’y ait plus aucun témoin.

Et elle savait déjà par où commencer.

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