Chapitre 33
Jeanne sortit de l’hôpital un matin gris, le ciel plombé comme son cœur. L’air était lourd, poisseux, chargé d’une odeur métallique de pluie proche. Elle avançait lentement sur le trottoir détrempé, le sac en bandoulière glissant sur son épaule amaigrie. Personne ne l’attendait à la sortie. Pas un visage ami. Pas un message.
Même Lila, d’habitude si vive, avait annulé leur dernier appel.
Ben ne répondait plus aux textos.
Et Pablo... Pablo restait silencieux, comme s’il ne savait plus quoi penser.
Jeanne leva les yeux vers les immeubles. Chaque fenêtre semblait fermée, chaque rideau tiré. Elle se sentait comme un fantôme qui aurait quitté le monde des vivants pour une ville qu’on ne reconnaît plus. Elle marchait en silence, les pas résonnant sur les pavés, rythmés par le claquement froid d’une goutte de pluie sur son manteau.
Elle rentra chez elle. Un appartement vide. Silence pesant. Elle avait cru qu’en sortant, tout changerait. Mais c’était pire. Tout avait glissé sans elle. Comme si son absence avait laissé le champ libre à autre chose. À elle.
Elina.
Elle était partout maintenant. Dans les conversations. Dans les confidences. Dans les gestes du quotidien. Elle avait su tisser sa toile en douceur, jusqu’à faire croire qu’elle était l’ange du foyer.
Et elle, Jeanne, devenait celle qu’on évitait. Celle qui exagérait. Celle qu’on accusait d’avoir “pété les plombs”.
Elle revit la scène, encore, encore. Les regards en coin. Les non-dits. Les petites phrases de Lila, plus tranchantes qu’avant :
"Tu devrais tourner la page, Jeanne."
"Elina fait tout pour aider, tu sais."
"C’est peut-être pas elle, ton problème."
Et ce foutu sourire d’Elina, ce sourire de porcelaine, trop lisse, trop doux pour être vrai.
Elle la harcelait. Par des silences, des petits gestes, des manipulations fines, impossibles à prouver. Elle effaçait ses traces. Glissait les doutes dans les esprits. Et ça marchait. Jeanne l’avait vu dans les yeux de Pablo : le doute.
Elle s’assit au bord du lit, les mains tremblantes. Elle aurait voulu hurler. Crier sa vérité. Mais elle savait déjà. Personne n’écouterait. Pas maintenant. Pas alors que tout le monde buvait les paroles d’Elina comme de l’eau bénite.
Alors elle ferma les yeux, longtemps.
Et pour la première fois depuis des semaines, elle sentit une peur sourde lui grimper dans le dos. Une peur froide, ancienne.
Et si Elina allait plus loin ?
Et si elle ne s’arrêtait pas ?
Jeanne ne pleura pas.
Elle s’allongea tout habillée, les bras croisés sur la poitrine, et fixa le plafond. Les ombres y dansaient lentement, au rythme des phares de voitures en bas. Elle pensa à Manon. À la petite qu’Elina berçait maintenant. À cette place qu’elle avait prise, en douce, sans jamais demander.
La pluie commença à tomber, battant doucement les vitres. Une pluie fine, persistante, triste.
Comme elle.
Jeanne marchait vite. Trop vite. Le vent lui griffait les joues, les mèches de cheveux mouillées plaquées contre son front. Son cœur battait à tout rompre, mais pas d’adrénaline cette fois : c’était la panique, sourde et désespérée. Une pensée unique l’obsédait, comme un fil rouge qui résistait encore au milieu de ce désastre : Ben. Lui, au moins, lui croira. Lui, il l’a connue avant. Il saura reconnaître ce qu’elle voit. Ce qu’elle vit.
Elle poussa la porte de la boutique de Ben, le souffle court, les vêtements humides et froissés. Un carillon discret tinta. L’odeur familière d’encens et de cuir neuf flottait dans l’air, mais rien n’avait de goût. Rien n’avait de chaleur.
Ben leva les yeux de son comptoir.
Il la vit. Il se figea.
Et ce regard… ce regard la transperça.
Il n’y avait plus rien de tendre. Plus rien de compatissant.
Il la regardait comme une étrangère.
Comme une menace.
— Jeanne, qu’est-ce que tu fais là ? dit-il sans bouger, la voix ferme mais basse.
— Je… Je voulais juste parler… t’expliquer, bredouilla-t-elle. Il faut que tu m’écoutes. Elle joue avec vous, Ben. Elle vous manipule tous, c’est ce qu’elle fait depuis le début…
Il soupira longuement, se pinça l’arête du nez.
— Jeanne. Arrête.
— Non. Je t’en supplie. Elle ment ! Elle a menti à tout le monde, et maintenant elle essaie de me faire passer pour folle ! Tu ne le vois pas ?!
— Jeanne, tu es sortie d’un hôpital psychiatrique il y a trois jours, murmura-t-il, mais le ton était tranchant. Et là, tu débarques en criant comme une furie. Tu veux que je te dise ce que je vois ? Je vois une femme qui se noie dans ses obsessions, et qui entraîne tout le monde avec elle.
Elle resta figée. La claque invisible la gifla si fort qu’elle sentit sa gorge se serrer. Les larmes montèrent d’un coup, incontrôlables. Sa voix devint un cri étranglé :
— Je ne suis pas folle !! Tu ne comprends pas ?? C’est elle, elle le problème !! ELINA ME POURRIT LA VIE, ELLE ME TRAQUE, ELLE…
Elle sanglotait à présent, secouée de spasmes, hurlant au milieu des objets fragiles. Un vase trembla légèrement. Une cliente recula vers la sortie, les yeux écarquillés.
Ben contourna le comptoir et attrapa Jeanne doucement mais fermement par les bras.
— Jeanne. Faut que tu sortes. Maintenant.
— Non… non… s’il te plaît…
— Écoute-moi bien. Si tu continues comme ça, tu ne pourras plus sortir de l’hôpital la prochaine fois. Tu comprends ? Tu joues avec ta liberté. Et je peux plus te couvrir.
Il ouvrit la porte.
La pluie avait recommencé à tomber. Des gouttes épaisses, glaciales. Elle vacilla sur le pas de la porte, le regard perdu, noyé dans ses larmes. Elle voulut dire quelque chose, mais les mots ne sortaient plus.
Il referma derrière elle. Le carillon tinta une dernière fois. Et puis le silence.
Trempée, brisée, Jeanne marcha pendant près d’une heure sans savoir où aller. Elle finit par se retrouver devant une porte. Une maison modeste, familière. Une poignée trop brillante. La façade semblait plus terne qu’avant.
Elle frappa.
Un pas résonna de l’autre côté. Mais la porte resta fermée.
— Maman ?... C’est moi…
Un silence. Puis une voix. Étouffée. Froide.
— Tu ne devrais pas être là, Jeanne.
— S’il te plaît, maman… Je… j’ai besoin de toi. Personne ne me croit. Elina me détruit, elle manipule tout le monde, même Lila… même Pablo…
Un raclement. Un soupir. Puis la voix reprit, ferme cette fois :
— Tu es en train de devenir un monstre, Jeanne. Comment tu peux faire ça ? T’acharner contre ta sœur adoptive, celle qui a été là pour nous quand plus personne ne l’était ?
— Maman… Elle ment… Elle me hait depuis toujours, elle se venge de moi, tu ne vois pas… ?
— Assez. C’est toi qui fais du mal maintenant. Toi seule.
Un déclic. La serrure se verrouilla de l’intérieur.
Jeanne recula. Une main sur la bouche pour contenir le cri. L’autre serrée contre son ventre, comme si elle avait reçu un coup. Son reflet dans la vitre de la porte lui renvoya l’image d’une femme méconnaissable : cheveux trempés, yeux gonflés, visage ravagé.
Elle s’effondra sur les marches, le dos contre la pierre froide. La pluie tombait sans répit.
Et pour la première fois, elle se sentit vraiment seule.
Complètement seule.
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