Chapitre 37
Ses pieds heurtaient l’asphalte.
Elle ne savait pas vraiment où elle allait. Elle voulait juste… partir.
Son cœur battait à tout rompre, pas par peur – non – mais par adrénaline pure. La panique était dépassée. Ce soir, ce n’était pas elle qui fuyait : c’était elle qui exposait.
Son téléphone vibrait entre ses mains tremblantes.
Des captures d’écran. Encore et encore.
Les messages d’Elina à Ravi.
Les ordres.
Les humiliations infligées à d’autres.
Les preuves qu’elle avait attendues pendant des années.
Elle tapota frénétiquement un message à Lila :
"Elle m’a volé ma vie.
Elle vous manipule tous.
Je t’envoie tout. Regarde. Juste regarde."
Et elle transféra les captures une à une, haletante.
Soudain, une voix furieuse fendit l’air derrière elle.
— JEANNE !
Trop tard.
Luka surgit de nulle part, l’attrapa brutalement par le bras.
Elle cria et se débattit, mais il était plus fort.
Il arracha son téléphone d’un geste sec, les yeux brûlants de rage. Sans même un regard pour elle, il sortit la coque, glissa un ongle sous la fente et extirpa la carte SIM qu’il jeta au sol avant d’écraser l’appareil dans sa paume et de le laisser retomber comme une chose sale.
Puis, dans un silence glacé, il cracha sur ses chaussures.
Le cœur de Jeanne bondit. Mais pas de douleur.
De colère contenue. De lucidité glaciale.
Luka la fusillait du regard, à peine capable de prononcer :
— T’es une… une attardée. T’es vraiment une putain de dégénérée. J’ai honte de partager ton sang.
Mais Jeanne ne cilla pas.
Au contraire, un rictus se dessina sur son visage. Puis un sourire entier, presque éclatant. Elle rit.
Un rire clair. Franc. Glacé.
Et Luka recula d’un pas, comme si quelque chose lui échappait.
— Tu changeras d’avis. Bientôt. Et quand tu verras ce qu’elle est vraiment… c’est toi qui te dégoûteras.
Il ne répondit pas. Il secoua la tête, méprisant, et repartit en courant vers la voiture, les nerfs à vif.
Jeanne le regarda s’éloigner, les bras croisés.
Un long silence s’installa.
Le vent lui glaça les joues.
Son téléphone était brisé, sa voix étouffée. Mais les screens étaient envoyés. Et ça… ça suffisait.
Elle ferma les yeux.
Ce soir, elle avait joué sa scène. Et elle ne comptait pas s’arrêter là.
Quelques heures plus tard...
Assise dans une salle tamisée, entre des fauteuils rouges et les chuchotements polis d’un public figé, Jeanne observait la scène avec une sérénité qu’elle ne s’était plus autorisée depuis longtemps.
Les rideaux se levaient lentement. Une pièce dramatique. Tragique.
Elle adorait ça. Les mots bien placés, les gestes trop grands, la douleur jouée, le mensonge crié.
Le théâtre.
Le seul endroit où les masques sont obligatoires… et où la vérité finit toujours par éclater.
Elle sourit doucement en regardant l’actrice sur scène, une larme au coin de l’œil, tendant la main à un homme qui venait de la trahir.
Tout ça n’était qu’un écho.
Car cette fois, c’était elle qui menait la danse.
Et bientôt, Elina serait nue sous les projecteurs.
La pièce de théâtre s’était achevée dans un tonnerre d’applaudissements, mais Jeanne n’avait pas applaudi. Elle avait souri, seulement. Un de ces sourires étroits, à peine visibles, mais chargés d’un sens immense.
Quand elle quitta le théâtre, la ville brillait.
Elle ne voulait pas rentrer. Pas encore.
Pas ce soir.
Alors elle s’était dirigée, presque naturellement, vers un club dont les lumières clignotaient comme des appels du destin.
Là-dedans, les basses faisaient trembler les murs.
Des corps dansaient, trop serrés, trop libres.
Elle s’était commandée un premier verre. Puis un deuxième.
Et au troisième, elle riait.
Un rire franc, un peu cassé, mais tellement vivant.
Elle ne s’était pas sentie aussi légère depuis des années.
Le poison dans ses veines, c’était Elina. Et ce soir, elle l’avait recraché.
Elle s’était vengée. Pas encore totalement, non, mais assez pour reprendre une bouffée d’oxygène. Pour se dire que l’étau autour de sa gorge s’était desserré. Pour la première fois, elle n’était plus seule. Lila savait. Les autres sauraient. Bientôt.
— Tu danses ?
Une voix masculine, douce et assurée, la tira de ses pensées.
Un homme d’une trentaine d’années.
Yeux foncés, barbe soigneusement taillée.
Pas lourd. Juste présent.
Il lui tendait un verre, un cocktail au parfum sucré.
Jeanne haussa un sourcil. Puis attrapa le verre et le leva vers lui, comme un défi muet.
— Pourquoi pas.
Ils discutèrent un peu. Rien d’important. Rien de profond. Des banalités, et c’était très bien comme ça. Parce qu’elle ne voulait pas penser. Juste ressentir.
Puis elle se leva, se rapprocha de la piste de danse. L’homme la suivit.
Et elle dansa.
Elle dansa comme si elle était en vie pour la première fois depuis l’enfance.
Elle dansa comme si elle n’avait plus rien à prouver.
Comme si son cœur, enfin, battait à nouveau dans sa poitrine et non dans l’ombre d’Elina.
Elle ferma les yeux et laissa les lumières tourbillonner autour d’elle, les basses envahir ses tempes, l’alcool réchauffer ses veines.
Ses cheveux collaient à sa nuque. Sa robe glissait sur ses hanches.
Elle se sentait belle. Indomptable. Libre.
Le regard du garçon glissait sur elle, mais ce n’était pas ce qui la faisait sourire.
Ce qui la faisait sourire… c’était cette image qui revenait encore et encore :
Elina, démasquée.
Seule. Accusée.
Hurlant que ce n’était pas vrai, alors que tout le monde se détournerait d’elle.
Et elle…
Elle serait là.
Silencieuse. Digne.
Et tous viendraient s’excuser.
Elle pencha la tête en arrière, éclata de rire en dansant.
Un rire sincère. Peut-être le premier depuis des années.
Bientôt, pensa-t-elle. Très bientôt, elle sera presque six pieds sous terre.
Et moi,
je marcherai dessus.
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