Chapitre 38
Elle était restée assise sur son lit, la lumière de l’écran projetée sur son visage figé. Les captures s’affichaient les unes après les autres. Les messages entre Elina et cette personne nommée Ravi. Des propos froids, organisés, cyniques.
Mais… quelque chose clochait.
Trop net. Trop bien orchestré.
— T’en penses quoi ? murmura-t-elle à Eva, assise à côté d’elle.
Eva fronça les sourcils.
— C’est… étrange. Si Elina voulait vraiment cacher tout ça, elle aurait pas laissé des traces aussi flagrantes. Et pourquoi Jeanne t’envoie ça à toi, maintenant ?
Lila déglutit difficilement. Elle avait chaud. Les tempes moites, les mains tremblantes.
— Tu crois qu’elle m’utilise ?
— Et si on vérifiait la provenance des messages ? proposa Eva calmement. Je veux dire… si c’est elle qui a récupéré une carte SIM ou quoi…
Lila hocha la tête, encore sonnée par ce retournement.
— On demandera à Ben demain… Il pourra sûrement tracer ça.
Le matin, Lila n’avait presque rien avalé. Une gorgée de thé froid, une bouchée de pain sec. Son estomac se tordait.
— Respire, murmura Eva en lui prenant la main. On va faire ce qu’il faut, Lila. Et tu sauras la vérité.
Après quelques courses banales qui lui semblaient irréelles, elles se rendirent chez Ben. Il ouvrit en t-shirt et jean, encore un peu endormi, mais accueillant.
— Venez. J’peux jeter un œil. J’ai encore les outils pour tracer ce genre de truc.
L’attente fut longue. Trente minutes pendant lesquelles Lila fixait le sol, incapable de se calmer.
Puis Ben revint, le visage fermé.
— Je sais pas comment c’est arrivé, mais… les messages proviennent de chez Jeanne. Tous. Depuis plusieurs jours.
Silence. Lila sentit sa gorge se serrer.
— Putain…
Ben soupira, croisa les bras.
— Elle est venue me voir, Jeanne. Elle avait l’air paumée… Je voulais l’écouter. Mais quand j’ai dit que je ne la croyais plus, elle a hurlé. Elle s’est effondrée. J’ai dû la mettre dehors, Lila. J’ai jamais vu quelqu’un perdre pied comme ça.
Lila sentit un mélange de honte et de colère monter.
— Elle a voulu m’avoir comme alliée. Pour faire tomber Elina. Elle a joué sur mes doutes, elle a profité de mon insécurité. Putain…
Elle attrapa son téléphone, composa le numéro d’Elina.
— Allô ?
— … Lila ?
La voix d’Elina était tremblante, étranglée. Lila sentit immédiatement ses larmes monter à elle aussi.
— Je suis désolée, Elina… C’était Jeanne. Elle t’a volé ta carte SIM. Elle a manipulé les messages. Ben a tout confirmé.
Elina pleura doucement. Un sanglot discret.
— Merci de m’avoir crue… Je… j’avais peur que tu tournes le dos aussi…
— Je suis là, d’accord ? Je suis là. Et tu ne dois plus penser à elle. Toi, tu pars en vacances. Je m’en occuperai.
Elle raccrocha. Et se tourna vers Eva.
— Je vais la voir. Maintenant.
Elles sonnèrent à la porte de Jeanne.
Pas de réponse.
Puis, des pas légers, hésitants.
Et la porte s’ouvrit. Jeanne, cernes aux yeux, cheveux en désordre, les fixait.
— Qu’est-ce que tu veux, Lila ?
Lila entra sans répondre. Eva la suivait. Jeanne recula.
— Sors de chez moi, c’est chez moi ici—
— Tu m’as prise pour une conne ?! hurla Lila.
— Tu comprends rien, Elina vous a tous retournés contre moi ! cria Jeanne.
— T’as volé ses affaires, tu m’as menti, tu m’as envoyée sur une fausse piste…
Elle poussa Jeanne. Un coup de colère trop fort.
Jeanne recula, heurta le meuble derrière elle.
Sa tête cogna brutalement contre l’angle.
Puis elle s’effondra au sol.
— Jeanne ?!
Le silence.
— Putain, JEANNE !
Lila s’agenouilla, toucha son épaule, son bras. Aucune réponse.
— Elle respire ?! paniqua Eva.
Lila sortit son téléphone, tremblante.
— Allô ? Oui, il faut une ambulance, vite…
Les gyrophares peignaient la rue de bleu et de rouge.
Les pompiers posaient des questions, pendant que Jeanne, inconsciente, était hissée sur la civière.
Lila, blême, serrait les mains d’Eva.
Elle n’avait jamais voulu ça.
Elle voulait comprendre.
Pas briser quelqu’un.
Et pourtant… c’était fait.
Lila n’aimait pas les hôpitaux. Elle n’aimait pas leurs lumières blafardes, leur odeur aseptisée, leurs couloirs trop longs. Elle n’aimait pas la façon dont les murs semblaient toujours suinter une douleur ancienne, qu’on tentait d’enfermer derrière des posters de paysages bucoliques ou de vagues conseils de prévention.
Ce matin-là, elle avançait d’un pas lent, presque tremblant, dans le service neurologique. Chaque pas résonnait dans les couloirs carrelés de gris. Elle serrait les poings dans les poches de son manteau trop fin. Il pleuvait dehors, et ses cheveux humides collaient à ses tempes. Elle avait à peine dormi, rongée par un mélange de culpabilité et de rancœur.
Une infirmière l’accueillit avec un sourire professionnel, presque compatissant. Lila suivit les indications sans vraiment écouter. Sa gorge était nouée.
Devant la porte 217, elle s’arrêta. Son reflet dans la vitre du hublot la surprit : des cernes profondes, des yeux gonflés. Elle ne se reconnut pas.
Elle poussa la porte.
Jeanne était là. Allongée. Un bras enserré dans des bandages, une perfusion dans l’autre. Ses cheveux en bataille sur l’oreiller. Elle avait l’air presque… paisible.
Mais ses yeux, eux, étaient bien éveillés. Et ils la fixaient avec un mélange d’ironie et de calme glacial.
— Je savais que tu viendrais, dit Jeanne sans hausser la voix. T’as toujours eu ce besoin de comprendre.
Lila referma la porte derrière elle, lentement, et s’assit sur le fauteuil placé près du lit. Elle croisa les bras.
— Pourquoi moi ? Pourquoi tu m’as mêlée à ça ?
Jeanne haussa les épaules, un sourire en coin.
— T’étais… parfaite pour ce rôle. Honnête, gentille, influençable. Elina a eu ce qu’elle méritait. Moi, j’avais juste besoin d’un peu d’aide pour faire tomber son masque.
— Tu mens, répondit Lila avec amertume. Tout était monté. T’as piégé tout le monde.
Jeanne la regarda longuement, puis détourna le regard vers la fenêtre.
— Peut-être. Ou peut-être que vous ne m’avez jamais vraiment écoutée.
Sa voix était plus basse. Moins arrogante.
— T’as tout détruit, Jeanne, ajouta Lila, la voix tremblante. Et tu continues.
Un silence.
Jeanne ferma les yeux.
— Tu verras. Un jour. Tu changeras d’avis. Bientôt.
Le banc devant l’hôpital était trempé, mais Eva s’y tenait malgré tout, le dos voûté sous son manteau. Elle leva les yeux lorsque Lila la rejoignit.
— Elle n’a pas changé, dit Lila. Elle continue de nier.
Eva l’écouta en silence, puis détourna les yeux.
— Lila… on fait quoi là ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Depuis deux semaines, tu ne vis plus. Tu ne dors plus. T’es obsédée. Et ça me fait peur. Je ne te reconnais plus.
— J’essaie de réparer ce que j’ai causé. J’essaie d’aider Elina.
Eva soupira.
— Et à force d’essayer, tu vas te perdre complètement.
Lila la fixa, les mâchoires serrées.
— Tu veux qu’on arrête, c’est ça ?
— Je veux que tu souffles. Que tu sortes de cette spirale. Jeanne… c’est une adulte. Elle sait ce qu’elle fait. Et toi, tu veux réparer les dégâts du passé comme si t’étais responsable. Mais t’es pas là pour sauver tout le monde.
Un long silence. Puis Eva se leva, l’embrassa doucement sur la joue, et murmura :
— Prends soin de toi. Vraiment.
À peine rentrée, Lila ouvrit son ordinateur. Elle reçut une notification.
“Une ancienne élève hospitalisée après une altercation : silence pesant autour de Jeanne M., 28 ans.”
Elle cliqua. Le site avait gagné en notoriété. Depuis quelques mois, “Indiscret” suivait les affaires troubles du quartier avec une assiduité douteuse.
Le ton était tendancieux. Il évoquait Jeanne comme “ancienne victime de harcèlement scolaire, aujourd’hui réduite au silence.”
Le vocabulaire était lourd, presque accusateur. Et les commentaires… pires encore.
“Encore une femme qu’on salit pour protéger les vraies coupables.”
“Elina n’a jamais été blanche comme neige.”
“Pourquoi Lila traînait-elle chez elle ? Y’a pas de hasard.”
Lila sentit ses mains trembler. Elle ferma l’ordinateur d’un coup sec.
Elle aurait voulu crier. Déchirer la réalité. Prouver à tous qu’ils se trompaient.
Mais une voix murmurait en elle, plus douce, plus sourde :
Et si c’était plus complexe ? Et si tu avais été une pièce d’un jeu dont tu ne comprenais toujours pas les règles ?
Lila avait gardé cette clé. Par réflexe. Ou par folie.
Elle savait que Jeanne était toujours à l’hôpital. L’appartement serait vide.
L’immeuble était ancien. L’ascenseur était en panne. Elle monta les étages en silence, le cœur battant. La clé tourna lentement dans la serrure.
L’odeur, en entrant, la frappa. Un mélange de vieux parfum, de livres humides et de solitude.
Tout était rangé avec soin, mais figé. Comme si Jeanne avait cristallisé sa vie dans ces lieux. Des photos d’elle enfant, puis adolescente. Et… aucune photo récente.
Lila chercha sans savoir quoi espérer. Elle fouilla sans honte, déterminée.
Dans un tiroir fermé à moitié, elle trouva un petit carnet noir.
Des dates. Des phrases courtes. Des pensées tranchées comme des lames.
“Ils m’ont oubliée. Mais moi, je les vois encore.”
“Elina souriait, pendant que je m’écroulais.”
“Quand on survit au silence, on devient un cri.”
Et plus loin…
“Lila. Elle peut comprendre. Peut-être.”
Lila referma le carnet. Elle resta là, immobile, dans le silence.
Ses jambes tremblaient.
Elle ne savait plus où était le vrai. Où étaient les mensonges.
Mais une chose était sûre : la guerre n’était pas finie. Elle venait seulement de changer de forme.
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