Chapitre 39

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Le néon au-dessus de sa tête clignotait faiblement. Une pulsation blanche, presque rythmée, qui inondait par intermittence la chambre aux murs ternes. L’odeur d’antiseptique piquait les narines, un relent métallique stagnait dans l’air. Jeanne entrouvrit les yeux. Une douleur sourde lui martelait le crâne, comme si son crâne avait servi de tambour. Sa nuque était raide, ses membres engourdis.

Elle tenta de bouger, mais son bras droit était relié à une perfusion. Un bip lent, régulier, battait contre son oreille. Elle cligna plusieurs fois des yeux pour dissiper la brume qui obscurcissait sa vue. L’hôpital. Bien sûr. Les flashs revenaient peu à peu : Lila. La dispute. Le meuble. Le noir.

Elle se redressa lentement dans le lit, la tête en feu. Un infirmier passa devant la porte, la regarda sans s’arrêter. Jeanne soupira. Même ici, elle n’avait pas droit à l’attention. Mais cette fois… tout allait changer.

Trois jours plus tard, elle signait sa décharge contre avis médical. Elle sortit de l’hôpital dans un souffle de vent lourd et chaud, typique des débuts d’été. Le ciel était clair, d’un bleu presque insolent, comme pour la défier de gâcher la journée. Elle sentait encore un tiraillement à l’arrière de son crâne, mais c’était négligeable comparé au feu intérieur qui la consumait. Le taxi l’attendait déjà, moteur allumé.

Dans son appartement — un deux-pièces modeste en périphérie, aux murs chargés de cadres mal assortis et de plantes mal entretenues — elle se dirigea directement vers la salle de bain. Le miroir lui renvoya une image déformée par la lumière orangée du plafonnier : cernes creusées, teint livide, cheveux hirsutes. Elle ne pouvait pas rester comme ça.

Jeanne sortit son nécessaire de maquillage. Fards à paupières, pinceaux, correcteur, rouge à lèvres. Elle s’appliqua. Un rituel ancien, presque sacré. Ses gestes étaient précis, lents. Elle traçait ses contours comme on reconstruit un masque fissuré. Ses joues retrouvèrent un soupçon de vie, ses yeux un éclat vénéneux. Elle sourit. Même brisée, elle savait redevenir reine.

Ce fut plus fort qu’elle. Elle retourna près du lycée où Elina avait étudié. Là-bas, les couloirs étaient restés les mêmes, gris et froids, malgré les années. À l’époque, elle y régnait. Elle s’en souvenait parfaitement : les moqueries murmurées dans les escaliers, les regards en biais qu’elle imposait par pure cruauté. Elina en larmes. Elina qui fuyait. Elle n’avait jamais regretté. Elle ne regrettait toujours pas.

Alors pourquoi cette boule dans le ventre ? Pourquoi cette chaleur sourde dans la poitrine ? Elle n’en savait rien. Peut-être la fatigue. Peut-être la chute. Peut-être parce qu’elle n'était plus celle qui contrôlait.

Elle resta là, appuyée contre le portail du lycée, à observer les élèves sortir en masse, sacs au dos, éclats de rire dans la lumière dorée de fin d’après-midi. Elle sentit ses mains trembler. Pas de colère. De confusion.

« Et si… c’était moi qu’on allait plaindre ? » murmura-t-elle, un frisson dans la gorge.

Mais déjà, elle secouait la tête. Non. Non. Elle n’était pas la victime ici. Elle ne l’avait jamais été. Elina avait tout pris, elle allait payer.

Dans la soirée, Jeanne s’assit sur son balcon. Les stores étaient levés, l’air tiède entrait en sifflement discret par la porte-fenêtre. Elle avait apporté une couverture, une bouteille de vin, et un carnet.

Elle recommença à écrire.

D’abord des noms. Ensuite des souvenirs. Puis des mensonges — enfin, ce que les autres appelaient des mensonges. Elle appelait ça une version alternative. Une revanche psychologique.

Elle s’écrivait des scénarios. Des confrontations où elle brillait. Des moments où Lila regrettait tout. Où Eva pleurait à ses pieds. Où Luka, enfin, comprenait qu’il avait choisi le mauvais camp.

À un moment, elle se mit à rire seule. Un rire sec, presque douloureux. Le ciel était violet, les premières étoiles commençaient à percer. Elle imagina une explosion, un cataclysme, un effondrement total de l’image parfaite d’Elina.

Et elle y serait. Pour applaudir.

Plus tard dans la nuit, Jeanne descendit dans la rue. Le bitume gardait la chaleur du jour, et les lampadaires jetaient une lumière dorée sur les trottoirs encore vivants. Des groupes d’amis riaient bruyamment, des scooters passaient en pétaradant, des volets se refermaient dans un cliquetis métallique. Elle marcha longtemps.

Elle s’arrêta devant la vitrine d’un ancien pressing transformé en galerie d’art moderne. Une sculpture la fascina : un mannequin sans visage, les bras en croix, recouvert de post-it griffonnés. “Ce que les autres pensent de vous.” Un frisson la parcourut. Était-ce donc ça, sa vie ? Une accumulation de projections d’autrui ? Elle se détourna, écœurée.

Un homme, sur le trottoir d’en face, l’observait. Il était vêtu d’une chemise noire et d’un pantalon beige. Il lui sourit. Elle ne le connaissait pas. Mais ce regard…

Elle le suivit des yeux. Et sans même réfléchir, traversa.

— Vous êtes belle, lança-t-il d’une voix douce, presque surprise.

Elle pencha la tête.

— Je sais.

Ils échangèrent quelques mots. Il lui offrit une cigarette, elle refusa. Il lui proposa un verre, elle accepta. Ils finirent par marcher ensemble. Rire ensemble. Danser dans un bar au fond d’une ruelle. Les murs peints en rouge, les spots tournants, la musique trop forte. Elle dansait, cheveux lâchés, la robe qui collait à ses cuisses, les yeux mi-clos. Elle avait l’impression d’être vivante pour la première fois depuis longtemps.

Quand il posa une main sur sa hanche, elle ne bougea pas. Quand il lui murmura à l’oreille, elle se mit à rire. Pas parce que c’était drôle. Parce qu’elle l’avait décidé.

Elle regarda vers le plafond, vers les faisceaux de lumière bleus et verts qui tournoyaient.

Bientôt, Elina tomberait.

Et cette fois… elle applaudirait pour de bon.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque Jeanne quitta la boîte de nuit, ses talons claquant en rythme sur le trottoir irrégulier. L’air était frais, chargé d’humidité après la pluie qui avait cessé une heure plus tôt. Les néons des enseignes vacillaient, projetant sur les pavés mouillés des éclats de lumière bleue, rose et rouge qui dansaient au rythme du vent léger. L’odeur âcre du bitume chauffé par la pluie mêlée aux relents lointains d’alcool et de cigarettes flottait dans l’air, enveloppant la rue d’une atmosphère lourde et mystérieuse.

Jeanne avançait sans vraiment regarder devant elle, perdue dans un tourbillon d’émotions confuses — la chaleur douce de l’alcool, la montée d’adrénaline, et cette sensation sourde d’être enfin un peu libre, un peu elle-même. Son sourire éclatant, qui n’avait pas vu la lumière du jour depuis longtemps, illuminait son visage. Elle respirait profondément, savourant cet instant fugace où tout semblait possible.

Puis, brusquement, son téléphone vibra dans sa poche. Le son mécanique et froid déchira la magie fragile de la nuit. Elle le sortit d’un geste rapide, ses doigts tremblants d’une tension qu’elle ne voulait pas reconnaître. L’écran s’alluma, un numéro inconnu s’affichait. Une hésitation — elle songea à ignorer l’appel, mais quelque chose la poussa à répondre.

— Allô ? dit-elle, la voix un peu rauque, à peine audible sous le bruissement du vent.

Un silence pesant s’installa, seulement interrompu par une respiration lente et glaciale. Puis, une voix métallique, froide, dénuée de toute émotion humaine, s’éleva à travers le combiné :

— Ce que tu fais… ça va te coûter cher.

Un frisson glacé parcourut l’échine de Jeanne. Son cœur s’emballa, ses doigts serrèrent le téléphone avec force, ses jointures blanchirent. Elle voulut répondre, répliquer, mais aucun mot ne vint. Un souffle rauque, presque un murmure, semblait s’infiltrer dans ses oreilles, résonnant comme une menace muette. Elle raccrocha, le claquement sec résonnant dans ses mains tremblantes.

Appuyée contre le mur froid de la ruelle, Jeanne ferma les yeux un instant, laissant son souffle s’échapper en petits nuages dans l’air glacial. La nuit avait soudain pris une teinte plus sombre, plus lourde.

Le lendemain matin, l’appartement de Jeanne baignait dans une lumière blafarde, filtrée par les stores mi-clos. Le silence y régnait, seulement troublé par le léger tic-tac d’une horloge ancienne accrochée au mur. L’air était chargé d’une odeur de vieux bois mêlée à celle d’un café fort encore tiède dans une tasse oubliée sur la table basse.

Jeanne se tenait devant le grand miroir de sa chambre, encadré de bois sombre patiné par le temps. Son reflet la regardait, implacable, avec ses yeux cernés, ses traits tirés et ses lèvres fines. Elle avait perdu la carte SIM, mais ce détail ne semblait plus avoir d’importance, comme un caillou que l’on jette au fond d’un puits sans fond.

Elle attrapa son maquillage — un étui noir, usé sur les bords — et commença son rituel. Chaque geste était précis, presque cérémoniel. Le pinceau glissait sur ses paupières, déposant une couche d’ombre sombre qui accentuait la profondeur de son regard, comme un bouclier protecteur. Le rouge à lèvres rouge vif, qu’elle appliqua avec lenteur, contrastait avec la pâleur de sa peau, apportant une touche de vie à ce visage fatigué.

Le parfum subtil d’une crème hydratante aux notes florales flottait dans l’air, enveloppant la pièce d’une douceur étrange, presque réconfortante.

Mais sous ce masque de beauté soigneusement construit, Jeanne sentait l’angoisse sourde remonter, telle une vague prête à submerger ses défenses. Elle inspira profondément, puis se redressa, un éclat dur dans les yeux.

« C’est ma peau, mon armure, ma vérité, » se répéta-t-elle, en posant enfin le pinceau.

Plus tard dans la journée, Jeanne s’installa dans un petit café niché au coin d’une rue pavée. L’endroit était un refuge tranquille, avec ses murs tapissés de livres aux reliures décolorées, ses tables en bois brut et son éclairage tamisé diffusant une lumière douce et dorée. L’odeur enivrante du café fraîchement moulu mêlée à celle d’un gâteau au chocolat chaud flottait dans l’air.

Elle feuilletait distraitement un roman, ses doigts effleurant les pages avec un mélange d’ennui et de nervosité. Son esprit était en ébullition, hanté par le téléphone, la lettre, les menaces.

Puis, son regard croisa celui d’une silhouette familière de l’autre côté de la pièce. Lila. Le cœur de Jeanne se serra imperceptiblement, une tension électrique envahit la pièce, comme si le temps s’était arrêté. Lila lui lança un regard interrogateur, mêlé d’inquiétude et de défi.

Sans un mot, Jeanne se leva, ses talons claquant lourdement sur le parquet. La salle semblait soudain plus froide, plus oppressante. Chaque pas résonnait comme un avertissement, un duel silencieux.

En quittant le café, le vent du soir caressa son visage, mêlant l’odeur de la pluie imminente aux senteurs des platanes alentour. Elle sentit en elle une détermination féroce s’éveiller, une promesse muette de ne plus jamais se laisser dominer.

« Cette fois, c’est moi qui décide, » pensa-t-elle, tandis que les premières gouttes de pluie tombaient doucement sur ses épaules.

De retour chez elle, Jeanne sentit une présence étrange, presque palpable dans l’air de son appartement. L’odeur fraîche de lilas, qui venait du balcon, se mêlait au parfum entêtant de son thé refroidi sur la table.

Au pied de la porte, une enveloppe blanche, anonyme, reposait sur le sol, immobile comme un piège silencieux. Jeanne se baissa avec précaution, le cœur battant plus fort, la main tremblante.

Assise sur son canapé usé, elle déchira lentement le papier, chaque déchirure semblant ouvrir une nouvelle blessure invisible. La lettre était écrite à la main, l’encre noire tremblante sur le papier légèrement jauni.

Les mots étaient clairs, tranchants comme une lame :

« Jeanne, tu joues un jeu dangereux. Tu penses pouvoir manipuler tout le monde, semer la discorde entre Elina et les autres. Mais les coups que tu as portés ne sont pas oubliés. Tu as harcelé, blessé, brisé. Ce que tu cherches maintenant, c’est la vengeance. Mais attention, elle pourrait bien se retourner contre toi. Personne ne t’épargnera. Tes jours de reine autoproclamée sont comptés. Le poison que tu as distillé va te dévorer de l’intérieur. »

À mesure qu’elle lisait, un poids oppressant s’abattait sur sa poitrine, serrant son cœur dans un étau glacé. Son regard se brouilla, ses mains tremblèrent au point de froisser le papier. L’horloge de la pièce continuait de tic-tac, chaque seconde amplifiant cette douleur sourde.

Elle replia la lettre lentement, presque avec révérence, comme si elle tenait entre ses mains un verdict funeste.

« Ils ne savent pas à qui ils ont affaire, » murmura Jeanne, la voix rauque, les yeux brûlants d’une lueur farouche. Mais au fond d’elle, un infime doute s’insinuait, fragile comme une fissure dans une façade de béton.

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