Chapitre 40

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Les vacances semblaient irréelles.
Sur les routes qui serpentent entre pins parasols et champs dorés, Elina sentait l’air chaud s’infiltrer par la fenêtre ouverte. Le moteur ronronnait comme un cœur apaisé, et Manon dormait dans son siège, bercée par les virages. À ses côtés, Luka lui lançait de temps en temps un sourire léger, comme si les jours précédents n’avaient été qu’un mauvais rêve. Ils avaient posé leurs valises dans une maison d’hôtes accrochée à une falaise, face à la mer. L’odeur du sel, les draps blancs gonflés par le vent, les citronniers autour de la terrasse — tout rappelait à Elina un monde dans lequel rien ne pouvait les atteindre. Elle riait souvent, avec un naturel presque troublant.

Les jours glissaient comme une mélodie feutrée.
Chaque matin, Luka allait chercher du pain frais et du jus d’orange pressé. Elina sortait sur le balcon en robe de lin, Manon sur les genoux, et notait parfois quelques phrases dans un carnet — les bribes d’une autre vie, ou des stratégies pour la prochaine. Ils allaient à la plage en fin d’après-midi, pour éviter le tumulte des touristes. Le sable chaud, le cri des mouettes, le contact d’un corps aimé contre le sien. Elle jouait à la mère parfaite. Pourtant, chaque fois que ses doigts passaient sur la nuque de sa fille, une pensée sombre remontait à la surface : Encore un mois... La liberté était là, suspendue, comme un fruit mûr juste au-delà de sa portée.

Un soir, sur une place pavée, Elina dansa.
Un groupe de musiciens locaux jouait sous les lampions colorés. Luka l'avait entraînée sans prévenir, et elle s'était laissée faire. Son rire résonnait avec celui des autres, et ses cheveux tournoyaient dans la lumière. Manon, dans sa poussette, battait des mains. Ce soir-là, Elina avait oublié. Pas pour de bon — elle savait que c'était une parenthèse. Mais elle avait goûté à ce que pouvait être une vie sans guerre. Une vie où personne ne surveille ses messages, où aucun faux nom n’est nécessaire. Elle avait même pleuré en secret, cette nuit-là, en regardant sa fille endormie. Peut-être qu’un jour, elles reviendraient. Mais pas maintenant. Pas encore.

Puis vint le dernier jour.
Les valises étaient bouclées, le sable sec collé aux semelles, et le ciel plus lourd qu’avant. Sur le chemin du retour, la voiture semblait plus silencieuse. Luka chantonnait une vieille chanson, Manon dormait profondément… mais Elina, elle, recommençait à faire défiler les plans, les masques à remettre, les pièges à refermer. Quand ils franchirent les limites de la ville, elle sentit son cœur se crisper. Tout ce qu’elle avait construit risquait encore de s’effondrer. Et pourtant, elle ne tremblait pas. Elle n’avait pas le droit.

La première nuit de retour, Elina ne dormit pas. Manon s’était endormie sans effort, le voyage l’ayant épuisée. Mais Elina, elle, restait allongée, yeux ouverts, le plafond comme un miroir inversé. Une légère lumière verte clignotait dans la pièce, celle du babyphone. Le silence n’était pas reposant, il était pesant, ponctué par le tic-tac de l’horloge du couloir.
Elle pensa au jugement. À Jeanne, qui allait comparaître. À tous ceux qu’elle avait retournés, menti, manipulés. Et à ceux qu’il fallait encore neutraliser, doucement.
Au petit matin, elle se leva, enfile une chemise beige trop grande, se regarda longuement dans le miroir. Ses cernes, sa mâchoire crispée. Elle posa une main sur son ventre et se murmura :
— Encore trente jours. Tiens bon.

Vers midi, alors qu’elle feuilletait un magazine dans un café en centre-ville, Elina reçut un message. Son téléphone vibra légèrement sur la table, glissa presque. Elle attrapa l’appareil avec une lenteur étudiée.
Un message chiffré, venu de Ravi :
“Les passeports sont prêts. Le départ pourra se faire dans un mois, après le jugement.”
Elle se redressa légèrement sur sa chaise, regarda autour. Deux femmes âgées discutaient à la table d’à côté. Un enfant pleurait plus loin. Tout était normal.
Elle effaça le message, puis répondit :
“Excellent. On reste silencieux.”
Puis elle se leva, régla l’addition et sortit sans se retourner. Le vent portait une odeur de pain chaud et de peur contenue.

Plus tard dans la semaine, Luka trouva l’un des carnets d’Elina ouvert, oublié sur le canapé. Il feuilleta machinalement, mais s’arrêta sur une page où un plan était griffonné. Des noms, des cercles, des flèches. Il fronça les sourcils.
— C’est quoi ça… ?
Elina surgit dans la pièce, saisit le carnet d’un geste sec. Elle éclata de rire, faussement naturelle.
— Tu sais bien que j’écris tout ce qui me passe par la tête. Même les idées folles.
Il la fixa. Longtemps.
— Tu devrais faire attention à ce que tu laisses traîner.
Elle approcha, l’embrassa sur la tempe.
— Et toi, tu devrais me faire confiance.
Il sourit du bout des lèvres. Mais quelque chose dans son regard s’était refermé.

Une semaine plus tard, sous une pluie fine, Elina retrouva Ravi dans un parking désert, à la périphérie. L’air sentait la rouille mouillée et le gasoil. Ravi l’attendait adossé à un fourgon gris.
Il lui tendit une pochette.
— Les faux papiers. Toi, tu es “Maëlle Benoît”. Manon devient “Élise Benoît”. Tu prends l’avion pour Athènes dans trente-trois jours. De là, une navette t’attend pour la Crète.
Elina ouvrit, observa les papiers. Rien ne clochait. Elle ferma les yeux une seconde.
— Tu devrais partir seule, tu sais. Ça serait plus simple.
— Je ne la laisserai jamais.
Elle rangea les documents dans son sac, puis recula de deux pas.
— Je veux que tu restes silencieux jusqu’à mon signal.
— T’as pas besoin de me le dire, Elina. T’as déjà tout prévu, hein ?
Elle le fixa.
— Toujours.

Le jour se levait à peine lorsque Elina ouvrit les yeux. La lumière blafarde filtrait à travers les stores en bois, dessinant des bandes sur le mur crème de la chambre. L’air était frais, presque humide, chargé des effluves de café qui montaient de la cuisine. Elle resta un moment immobile, le corps encore lourd de fatigue, le regard fixé sur le plafond. Le silence de la maison lui pesait, comme un rappel sourd de tout ce qui l’attendait.
Elle sentit la peau rugueuse de Manon contre son épaule, sa respiration lente et régulière, paisible. Une douleur familière lui serra la poitrine : protéger cette enfant, coûte que coûte. Pourtant, elle savait que ce rôle de mère parfaite ne serait bientôt plus qu’un masque. Un autre jour, un autre combat.
Elina se redressa doucement, la joue contre le front de Manon, et murmura, plus pour elle-même que pour quiconque :
— Bientôt… bientôt tout sera fini.
Les minutes s’égrenèrent, emportant avec elles l’insouciance qu’elle avait feinte pendant ces quelques semaines de vacances.

Le soir tombait déjà quand Elina retrouva Luka, assis à la table de la cuisine, une cigarette oubliée dans un cendrier débordant. L’atmosphère était lourde, chargée de non-dits. Elle s’approcha, le cœur battant, et posa une main sur son bras.
— Je sais que tu doutes, souffla-t-elle.
Il détourna le regard, les muscles tendus.
— Comment ne pas douter ? J’ai vu ton carnet, Elina. Ce n’est pas juste de la littérature d’idées. C’est un plan.
Elle inspira profondément, sentant le poids de la fatigue dans ses os.
— Je fais ça pour nous, pour Manon. Je dois être prête à tout.
Un silence s’installa, seulement brisé par le crépitement du feu dans le poêle.
— Promets-moi juste de ne pas me perdre en chemin.
Elle lui sourit, doucement, mais une ombre passa dans ses yeux.
— Je ne te perdrai pas. Pas cette fois.

Les jours s’étaient écoulés depuis leur retour, et pourtant, Elina sentait encore la fraîcheur des matins au bord de la mer s’accrocher à sa peau. Elle revoyait les rires, les lumières tamisées des soirées, le sable chaud sous ses pieds. Mais la nostalgie laissait place à une colère sourde, une urgence à reprendre le contrôle de sa vie.
Elle observait Manon jouer, sa petite silhouette frêle illuminée par la lumière tamisée de la lampe de chevet, et se jura silencieusement que rien ni personne ne viendrait briser cette fragile bulle. Mais au fond d’elle, une tempête grondait — le combat qui l’attendait serait plus dur que tout ce qu’elle avait imaginé.
Le parfum de la nuit, mêlé à celui de la crème pour bébé, emplissait la pièce d’une douceur fragile. Elina ferma les yeux, et laissa les images de ses vacances s’estomper. Demain, la guerre recommencerait.

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