Chapitre 44
L’odeur revient toujours au milieu de la nuit.
Celle de la cendre chaude, du bois trop vert qu’on force à brûler. Un relent âcre, presque doux. Une senteur qui colle aux poumons comme un mauvais rêve. Jeanne se redressa brusquement sur son lit d’hôpital. Le drap en sueur collé contre son dos, le souffle court, le regard égaré sur le plafond blafard.
Elle porta la main à sa gorge. Vide. Rien ne brûlait, et pourtant, elle avait l’impression d’avoir avalé de la fumée.
La chambre était sombre, vaguement bleutée par la lumière artificielle du couloir. L’hôpital dormait, elle non. Elle ne dormait plus depuis plusieurs jours, ou trop mal.
Son regard se posa sur le carnet noir sur la table de chevet. Elle l’avait feuilleté encore hier soir. Chaque fois, elle y découvrait une nouvelle entrée, un dessin, une phrase, comme si le carnet écrivait derrière son dos. Comme si ses souvenirs étaient disséqués par une main invisible.
Puis, au sol, elle aperçut un papier froissé, glissé sous la porte. Son cœur fit un bond.
Elle l’attrapa du bout des doigts, fébrile, hésitante. L’écriture était fine, serrée, presque enfantine.
« Tu as voulu jouer. Tu vas perdre. »
Aucune signature. Aucune preuve. Mais une conviction glaciale : ce n’était pas la première fois qu’on lui écrivait ça.
Elle ouvrit la porte d’un geste sec. Le couloir était désert. Une seule lumière grésillait, pulsant comme une luciole mourante.
Elle recula, lentement, refermant la porte sur cette solitude étouffante.
Le lendemain matin, une infirmière déposa un petit objet sur sa table.
— On a retrouvé ça dans vos affaires personnelles, dit-elle avec un sourire doux. Vous l’aviez sûrement oublié.
Jeanne reconnut une boîte plastique transparente. Elle l’ouvrit.
À l’intérieur : une vieille photo argentique, pliée et jaunit.
Elle la déplia. On y voyait une fillette, elle, plus jeune, courant sur une plage, le sable entre les orteils et un cerf-volant rouge dans les airs. La mer en arrière-plan, calme et laiteuse. Un ciel blanc. Et surtout : un éclat dans ses yeux d’enfant qu’elle ne reconnaissait plus.
Derrière la photo, au stylo noir :
« Tu as toujours voulu voler, pas vrai ? »
Un frisson la traversa.
Elle sentit soudain le vent salé, la tension de la corde du cerf-volant, la sensation d’avoir été libre une seconde. Une seule.
Elle plia la photo, la serra contre sa poitrine et pleura en silence.
Quelques jours plus tard, elle obtint enfin une tablette qu’on avait retrouvée dans son ancien appartement. En la rallumant, le code s’afficha automatiquement.
Elle entra les chiffres notés dans le carnet noir.
La tablette s’ouvrit. Un vieux système. Des fichiers épars.
Parmi eux, une série de vidéos. Elle sentit son sang se figer dès les premières secondes.
On l’y voyait, elle. En train de hurler dans une pièce mal éclairée.
Elina, assise sur un lit, l’air terrifiée. Puis d’autres extraits. D’autres jours.
Mais le son, parfois, grésillait. L’image tremblait. Il y avait des coupes nettes.
Certaines scènes semblaient trop bien cadrées. Presque jouées.
Et pourtant, elle reconnaissait sa voix. Sa colère. Sa panique.
Mais elle ne se souvenait pas de ces moments. Pas ainsi.
Et une question, qui depuis ne la quittait plus, tourna dans sa tête comme une lame circulaire :
Et si… Elina avait retourné la vérité contre elle ? Et si c’était ça, la véritable manipulation ?
Il faisait chaud. Trop chaud pour un mois d’avril.
La sueur perlait dans son dos pendant qu’elle balayait machinalement l’appartement.
Tout semblait trop grand depuis qu’Eva était partie en voyage. Chaque objet semblait déplacé, chaque plante trop verte, comme si la vie continuait sans son aval.
Le téléphone vibra. Encore une notification.
Lila l’ignora. Mais après la dixième, elle céda.
C’était un lien. Anonyme.
Elle cliqua.
Une vidéo floue s’ouvrit.
Elina. En larmes. Dans une cage d’escalier. Elle parlait à la caméra.
— Elle me hurlait dessus. Je n’arrivais plus à penser. Je voulais juste m’enfuir...
D’autres vidéos suivirent. Des extraits hachés. Jeanne, en panique. Des cris. Des plans suspects.
Elle regarda tout. Une fois. Deux fois. Puis elle se leva lentement, se dirigea vers la cuisine, et s’adossa au mur, l’âme en déséquilibre.
Et si Jeanne n’était pas la victime que tout le monde décrivait ?
Son téléphone vibra à nouveau. Cette fois, un message d’Elina :
« Je sais que c’est difficile. Mais je voulais que tu saches. Merci d’avoir regardé. »
Lila répondit simplement :
— Je suis de ton côté.
Lila rentra plus tôt ce soir-là. Le ciel s’était peint de nuances or et rose, mais la chaleur était lourde, poisseuse. Elle avait marché vite jusqu’à l’appartement, comme si quelque chose la tirait vers l’intérieur. Quand elle ouvrit la porte, elle trouva Eva en train de ranger un placard, concentrée, les cheveux noués à la va-vite.
— Eva, faut que je te parle.
Le ton de Lila était sec, presque tranchant, bien qu’elle ne le voulût pas ainsi. Eva se retourna, haussa les sourcils sans rien dire.
Lila sortit alors une enveloppe pliée, un peu froissée. Elle la posa sur la table.
— Je suis allée au bureau d’adoption. J’ai signé la demande préliminaire, seule.
Le silence qui suivit fut insupportable. Eva ne bougea pas. Ses mains restèrent figées dans le vide, comme suspendues dans une attente muette. Puis, lentement, elle se redressa, le visage impassible.
— Tu as fait quoi ? Tu plaisantes, j’espère ?
— Je... Je sais que t’étais pas prête à y retourner. Mais moi j’ai besoin d’avancer. Et c’est juste une étape, rien d’obligatoire. Juste pour montrer notre intérêt...
— Notre intérêt ? Tu parles de nous en utilisant le pluriel alors que tu décides tout seule ?!
Eva éclata. La voix qui jusqu’ici était douce, retenue, explosa dans la pièce, ricocha contre les murs. Elle recula d’un pas comme si elle venait de recevoir un coup. Les battements de son cœur étaient visibles jusque dans sa gorge.
— On devait faire ça ensemble. Quand on serait prêtes. Pas quand toi tu paniques parce que t’as l’impression que tout t’échappe, que Manon t’échappe, que je t’échappe !
Lila sentit le poids des mots lui écraser la poitrine. Elle voulut répondre, mais rien ne sortit. Sa gorge était sèche, sa mâchoire contractée.
— Tu crois quoi ? Que ça va réparer ce qui est brisé entre nous ? Tu crois qu’un gosse inconnu va panser les plaies qu’on n’a même pas voulu regarder en face ?
Les larmes montèrent aux yeux de Lila, mais elle les ravala. Elle se contenta de murmurer, presque sans voix :
— Je voulais juste qu’on ait une chance d’y croire encore...
Eva serra les dents. Puis elle secoua la tête, saisit les papiers sur la table et les froissa d’un geste brusque.
— Pas comme ça, Lila. Pas dans mon dos. Tu veux un enfant ? Alors va jusqu’au bout. Mais ce ne sera pas notre enfant. Ce sera le tien. Moi, je ne suis pas prête à faire semblant.
Elle partit dans la chambre, claqua la porte.
Lila resta seule, assise, le regard perdu dans le vide. Sur la table, l’enveloppe blanche froissée avait glissé sur le côté. Elle entendait encore les pas d’Eva dans la pièce d’à côté, étouffés, comme des coups dans sa poitrine. Et pourtant... une partie d’elle se disait qu’elle avait fait ce qu’il fallait. Elle avait agi. Elle avait choisi de se battre. Même si c’était seule.
L’ascenseur était en panne.
Jeanne gravit les marches jusqu’au troisième étage, une à une, le souffle légèrement saccadé, chaque pas résonnant dans la cage d’escalier aux murs ternis par le temps. Le néon clignotant au plafond projetait une lumière blafarde, rythmée d’un grésillement électrique. Dans l’air flottait un mélange d’humidité et de désinfectant trop ancien. Les murs semblaient suinter les conversations oubliées des locataires.
Arrivée devant sa porte, Jeanne glissa machinalement sa clé dans la serrure. Elle poussa la porte d’un geste lent, presque hésitant. L’intérieur de l’appartement était plongé dans une pénombre familière. Le tic-tac discret de l’horloge de la cuisine était la seule chose vivante dans l’espace. Elle ne prit même pas la peine d’allumer la lumière.
Sur le petit meuble de l’entrée, une enveloppe blanche trônait. Elle n’avait pas été là ce matin. Déposée là avec soin. Officielle. Lourde. Presque menaçante.
Elle l’attrapa, la retourna. Le tampon du greffe. Ses doigts tremblaient à peine, mais elle sentit déjà un frisson remonter le long de son échine. Elle ouvrit l’enveloppe d’un geste sec.
"Madame Jeanne G.
Le Tribunal Correctionnel de Paris vous convoque à l’audience du 6 mai à 9h30.
Objet : instruction sur les chefs d’accusation de harcèlement, violences psychologiques et diffamation."
Pas un mot de plus. Pas une once d’humanité.
Le papier tomba au sol.
Elle recula d’un pas, dos contre le mur. Le vide autour d’elle s’épaissit, et son regard resta figé sur un point invisible. L’appartement semblait tout à coup trop vaste, trop silencieux, trop étranger. Le cœur battant, elle inspira longuement, mais l’air avait le goût du fer.
Son corps la portait à peine, comme vidé.
Elle finit par marcher jusqu’à la salle de bain. Le miroir renvoya son reflet, pâle, presque spectral. Les cernes s’étaient creusées, et ses lèvres avaient cette teinte mauve des femmes fatiguées de trop penser.
D’un geste brusque, elle attrapa son maquillage. Rouge à lèvres. Fond de teint. Poudre. Crayon. Chaque outil du masque qu’elle connaissait si bien. Chaque couche comme une armure.
Si le mois de mai devait être le théâtre de sa chute, elle s’y rendrait maquillée.
Et droite.
Le lendemain, elle sortit tôt.
Elle n’avait rien dit. Pas même à elle-même. Ses jambes savaient où aller, comme guidées par un souvenir, ou un instinct plus vieux que sa haine.
Elle prit le métro sans réfléchir, descendit dans un quartier qu’elle n’avait pas revu depuis presque quinze ans. Là, les rues étaient les mêmes : étroites, chargées de murs décrépis et de buissons maladroits poussant à travers les clôtures. Le vent apportait une odeur mêlée d’herbe coupée, de goudron et d’un café au coin de la rue.
Jeanne tourna un angle et s’arrêta.
Le banc était là.
Toujours là.
Sous le vieux chêne tordu qui grattait le ciel de ses branches dénudées. Le bois craquait doucement au-dessus, comme s’il gémissait de vieilles conversations d’enfants disparus. Le banc de pierre avait jauni. Les noms gravés sur son dossier par des générations de collégiens étaient encore visibles : Élie, Toto, Lina ♥ Tom.
Et Jeanne.
Et Elina.
Elle s’approcha. L’air était calme, lourd de souvenirs.
Elle s’assit. La pierre froide mordit sa peau à travers le tissu de sa jupe. Elle n’avait pas mis les pieds ici depuis ses quinze ans. Ici, elle avait ri. Ici, elle avait lancé des moqueries. Ici, elle avait blessé.
Et Elina s’asseyait à l’autre bout. Elle lisait. Ou plutôt : elle tentait de se faire oublier.
Jeanne croisa les bras. Son regard glissa vers les murs du collège, toujours là derrière le grillage rouillé. Rien n’avait changé.
Elle, si.
Une bouffée de vertige la prit. Était-ce de la honte ? Du regret ? Ou cette sensation acide d’un pouvoir qui s’effondre ?
Un groupe d’enfants traversa la cour, en courant, sac sur le dos, rires aux lèvres. L’une d’elles avait des nattes semblables à celles qu’Elina portait à l’époque. Jeanne baissa les yeux.
Elle se leva, lentement.
Ce banc n’était plus le sien. Il ne l’avait jamais été.
Elle tourna les talons, les mains dans les poches, l’esprit en feu.
Dans un mois, elle serait au tribunal. Jugée. Regardée. Décortiquée.
Et ce vieux banc ne la sauverait pas.
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