Chapitre 45
Le matin était d’un gris pâle, cette lumière blanchâtre et froide typique des débuts de printemps hésitants. Lila se tenait à la fenêtre, une tasse de thé tiède entre les mains, et les yeux perdus dans les mouvements des branches nues du grand chêne d’en face. Depuis plusieurs jours, Eva s’était éloignée. Physiquement présente, certes, mais émotionnellement absente, distante comme si chaque mot, chaque regard, devenait une provocation.
Dans la salle de bains, les lueurs du néon révélaient les poches sous ses yeux. Lila s’observait avec une sorte de dégoût tendre — ce genre de regard qu’on porte aux plantes fanées qu’on n’ose pas encore jeter. Elle approcha ses doigts de son visage, effleurant la peau qui commençait à trahir la fatigue, le stress, et la solitude. Eva, de plus en plus silencieuse, passait des heures sur son téléphone, dans une autre pièce. Les silences étaient devenus des murs, et les regards, des cloisons invisibles. Lila s’était surprise à pleurer devant un bol de soupe la veille. Rien d’exceptionnel n’avait déclenché cette crise. Juste… un trop-plein.
Elle se souvenait des moments où elle pouvait tout dire à Eva. Maintenant, même ses pensées semblaient trop lourdes pour l’autre. Chaque bruit dans l’appartement — le clic du micro-ondes, le soupir des radiateurs — semblait hurler son isolement.
Ce matin-là, un mail. L’objet était sobre : “Adoption : retour de dossier.” Elle sentit son cœur bondir, puis s’écraser brutalement contre sa cage thoracique. Ses mains tremblaient. Elle ouvrit. Accepté. Le dossier avait été validé par l’agence. Ils pouvaient être convoqués pour un premier entretien dès le mois prochain. Mais la joie, l’explosion d’émotion qu’elle attendait… ne venait pas. À la place, un vide.
Eva ne savait rien. Lila avait signé seule. Elles avaient préparé le dossier ensemble, autrefois, mais depuis… Depuis qu’Eva s’était mise à douter, à se replier, Lila avait continué en silence. Par espoir. Par peur. Par entêtement. Ce soir, il faudrait qu’elle le dise. Et ça allait tout faire exploser.
Lila avait attendu qu’Eva rentre. Elle avait même préparé un repas, ce qu’elle ne faisait plus. Une soupe aux lentilles rouges et coriandre, un plat qu’Eva aimait tant avant. La table était mise, les bougies allumées. Eva était arrivée, l’air fatigué, les traits tirés.
— « Tu veux manger ? »
— « Pas trop faim. »
Lila s’était figée. Puis elle avait pris une inspiration.
— « J’ai eu un retour pour l’adoption. »
Le silence. Un regard qui se lève, lentement, presque incrédule.
— « Tu as renvoyé le dossier ? »
Elle n'avait pas menti. Elle hocha simplement la tête. Eva se leva brutalement, sa chaise raclant le sol comme un cri.
— « Tu as signé sans moi ? Tu as pris cette décision sans moi ? »
Lila voulut expliquer. Qu’elle avait espéré, qu’elle avait cru qu’Eva reviendrait. Mais les mots ne servaient à rien. Eva hurlait maintenant. Que ce n’était pas ça l’amour. Que ce n’était pas une décision à prendre seule. Que Lila avait trahi leur pacte.
Puis Eva claqua la porte.
Lila resta seule, au milieu des bougies qui continuaient de brûler doucement, comme si de rien n’était.
C’est dans cette solitude que le nom de Jeanne revint la hanter. Lila n’en parlait plus, mais elle lisait, elle suivait tout. Les vidéos reçues l’avaient secouée. Jeanne avait envoyé les mêmes que celles reçues plus tôt par Luka, des montages déroutants, ambigus. Elina semblait calme dans certaines, violente dans d’autres. Lila ne savait plus.
Elle avait bloqué Jeanne, mais elle avait enregistré toutes les vidéos. Par précaution ? Par culpabilité ? Elle ne savait même plus. Et parfois, tard le soir, elle les regardait encore. Elle faisait pause, revenait en arrière. Cherchait des détails. Un regard d’Elina, un geste de Jeanne. Quelque chose qui lui dirait la vérité.
Mais elle n’avait que des pixels, des sons parasites, des sourires troubles.
Deux jours après la dispute, alors qu’elle tentait de marcher pour calmer son esprit, Lila entra dans un café aux murs bruts et aux suspensions industrielles. L’odeur du café noir et des croissants réchauffait l’ambiance, malgré les conversations feutrées. Elle s’assit seule à une table près de la baie vitrée. Elle observait les passants : un père et sa fille qui riaient, deux adolescentes qui se prenaient en photo… Elle aurait aimé figer le moment.
Une femme s’approcha. La quarantaine. Des yeux doux, un manteau couleur sable.
— « Lila Marson ? »
Elle hocha la tête, confuse.
— « Je suis Mariette Rieu, de l’agence d’adoption. Nous devions nous voir dans quelques semaines, mais je suis de passage. Puis-je ? »
La voix était calme, posée. Lila accepta. Mariette sortit un carnet, un stylo.
— « Je voulais simplement mettre un visage sur votre nom. »
La discussion fut d’abord légère. Les raisons de l’adoption. Les valeurs éducatives. Lila parlait, doucement. Mariette notait.
Puis vint une question plus intime.
— « Et votre compagne ? Elle est toujours engagée dans cette démarche ? »
Le souffle de Lila s’arrêta un instant. Elle hésita. Puis répondit :
— « Elle doute. Mais je suis sûre que si… si on va au bout, elle changera d’avis. »
Mariette sourit doucement.
— « C’est important d’être deux, vous savez. L’équilibre, le soutien mutuel… l’enfant le ressentira. »
Lila acquiesça. Mais elle savait déjà qu’elle s’était peut-être lancée seule dans quelque chose de trop grand.
Quand Mariette partit, elle resta là. Les larmes aux yeux. L’arôme du café lui paraissait amer, désormais.
Le printemps s’était installé avec douceur dans la ville, une lumière dorée enveloppant les rues pavées et les parcs, où les cerisiers en fleurs déployaient leurs nuages roses et blancs, flottant dans l’air comme des promesses fragiles. Ce matin-là, Lila avait décidé de passer chez Eva sans prévenir. Elle avait besoin de voir son amie, de sentir sa présence pour calmer les tempêtes qui tourbillonnaient dans son esprit. Le bruissement léger des feuilles caressées par la brise mêlait le chant des oiseaux et le parfum délicat des fleurs, une ambiance presque irréelle, contrastant avec l’orage qui grondait dans son cœur.
En arrivant devant la petite maison d’Eva, encadrée par des glycines déjà éclatantes, Lila sentit ses mains se serrer instinctivement. Le bois peint en blanc craquait sous ses pas, et à travers la fenêtre entrouverte, elle distingua le visage d’Eva, absorbée par un livre. Lila poussa doucement la porte, le grincement léger réveillant Eva d’un sursaut. Elles s’observèrent un instant, Eva entre surprise et méfiance, Lila avec cette détermination douce-amère au fond du regard.
Les mots vinrent avec hésitation, les silences s’étiraient comme un élastique prêt à rompre. Lila s’assit, et bientôt, la tension explosa. Elle parla d’adoption, des démarches qu’elle avait entamées, signant des papiers sans en parler à Eva, trop effrayée à l’idée d’une nouvelle déception, trop seule pour demander de l’aide. La révélation frappa Eva comme un coup de poing : elle sentait la trahison brûler dans sa poitrine, la peur de perdre non seulement un projet commun, mais aussi l’intimité tissée patiemment. Les paroles se firent plus dures, les voix montèrent, les murs résonnèrent des éclats d’une dispute sincère, où chaque mot était un morceau d’espoir ou de désespoir.
Dehors, les pétales s’envolaient en tourbillons, glissant sur le vent comme des plumes. Le monde semblait à la fois étrangement calme et suspendu, comme si la nature retenait son souffle, témoin muet de cette déchirure. Puis, fatiguées, les larmes commencèrent à perler, effaçant la colère pour faire place à une douleur plus profonde, un lien qui vacillait mais ne voulait pas rompre. Ce printemps, qui promettait renaissance et vie, devenait aussi le théâtre d’un combat intérieur, un cri silencieux que seule l’amitié pouvait entendre.
Le printemps était revenu comme un soupir tiède après un long hiver. Dans l’appartement, la lumière du matin caressait les murs avec une douceur nouvelle, projetant des reflets dorés sur les plantes qu’elle avait disposées le long des fenêtres. Lila s’était levée tôt, poussée par une agitation étrange qu’elle ne savait pas nommer. Quelque chose en elle savait déjà.
Elle descendit chercher le courrier, pieds nus dans ses chaussettes en laine. Sur le sol du hall, sous la boîte 3C, une pile de lettres reposait négligemment. Elle y trouva une enveloppe épaisse, blanche, timbrée à l’encre verte. L’adresse de l’organisme d’adoption en haut à gauche. Tout son corps se tendit.
Elle remonta sans l’ouvrir, le cœur battant plus fort que de raison.
Dans la cuisine, la cafetière gronda doucement. Lila s’assit à la table, l’enveloppe entre les mains. Elle glissa un doigt sous le rabat, lentement. La lettre glissa, presque solennelle, sur la table. Ses yeux balayèrent les lignes :
« Madame, après étude de votre dossier, nous vous informons que celui-ci est actuellement mis en attente. Cette décision ne constitue ni un refus, ni une validation définitive. Votre profil demeure intéressant au vu des critères établis, et pourrait être reconsidéré dans les prochains mois… »
Elle s’interrompit à mi-lecture. Son souffle resta suspendu, comme figé dans sa gorge. Un soupir s’échappa, pas soulagé, pas désespéré non plus. Un entre-deux. Ce genre d’espace instable qui ne permet ni joie ni deuil. Elle replia la lettre et s’affala contre le dossier de sa chaise.
— « Mise en attente… bien sûr. Ça veut tout dire. Et rien du tout. »
Le soleil traversait les vitres. Il y avait cette odeur de café chaud et de pain grillé, réconfortante, mais l’arrière-goût dans sa bouche était amer. Elle pensa à Eva. À ce qu’elle allait dire. Ou ne pas dire. Depuis quelques jours, elles échangeaient à peine plus que des banalités. Elles vivaient comme deux locataires dans un appartement commun, coincées dans un entre-sol émotionnel.
Lila tourna la tête vers le salon. Le silence lui pesa. Elle alla s’allonger sur le canapé, la lettre posée à côté d’elle. Les yeux fixés au plafond, elle se perdit dans ses pensées.
« Est-ce que je dois en parler à Eva maintenant ? Est-ce qu’elle s’en fiche ? Ou est-ce qu’elle espérait aussi, en silence ? »
Elle imagina la conversation. Eva debout, bras croisés, distante.
« Une mise en attente, donc ? Rien de concret. »
« Oui, mais c’est pas un non non plus. »
« C’est flou. Comme tout ce que tu veux imposer en ce moment. »
Elle serra les paupières, repoussa ce scénario intérieur.
— « Arrête de te faire mal toute seule, Lila… »
Dehors, les enfants hurlaient de joie dans la cour. Un ballon tapait contre un mur, les oiseaux chantaient au loin. La vie, en toute simplicité, poursuivait sa course. Mais à l’intérieur d’elle, c’était figé. Lila ne savait plus si elle devait avancer, reculer, ou juste attendre.
Elle se redressa, jeta un coup d’œil à son téléphone. Rien d’Eva.
Elle se leva alors, marcha lentement jusqu’au balcon. Le vent de printemps soulevait quelques mèches de ses cheveux. En bas, une mère passait la main dans les cheveux de son petit garçon, lui tendant une glace fondue. La scène la frappa par sa banalité poignante.
Lila sentit une brûlure dans sa gorge. Ce besoin d’aimer. Ce vide prêt à être comblé. Ce désir d’enfant qu’elle portait seule depuis trop longtemps.
Elle se pencha sur la rambarde. Elle murmura presque :
— « Je suis prête, moi… je le suis vraiment. »
Mais le monde n’en avait pas encore décidé ainsi.
Cela faisait trois jours qu’elles s’étaient à peine adressé la parole. Trois jours à se croiser dans les pièces communes comme deux âmes étrangères, polies et fatiguées. Lila en avait assez de cette tension molle, de cette routine pleine de silences qui s’allongeaient comme des ombres entre elles. Elle décida de faire un geste.
Ce jeudi-là, elle acheta des croissants, du jus d’orange, et passa chez le fleuriste pour prendre un petit bouquet de pivoines. Eva adorait les pivoines. « Les premières du printemps », lui avait dit la fleuriste avec un sourire doux, en lui tendant la poignée de papier kraft.
Dans l’ascenseur, Lila inspira longuement. Elle avait répété ses mots. "Je veux qu’on reparle. Je veux qu’on retrouve ce qu’on était. Je veux pas qu’on laisse tout s’effriter." La lumière crue du palier lui parut plus vive que d’habitude quand elle tourna la clé dans la serrure. L’appartement sentait le linge propre. Trop propre. Trop calme.
— « Eva ? »
Silence. Elle s’avança dans le couloir, déposa les croissants dans la cuisine. Les pivoines dans un verre d’eau. Puis s’arrêta devant la chambre.
La porte était entrouverte. Elle poussa doucement. Le lit était défait, les volets entrouverts, laissant passer la lumière tiède du matin sur les draps froissés. Mais aucun signe d’Eva.
Sur la commode, un post-it. Son cœur se serra.
« Partie chez mes parents. J’ai besoin de temps. Je t’écrirai. »
Une lame glacée lui passa dans la poitrine. Elle relut plusieurs fois la courte note, comme si une autre version du texte allait apparaître. Quelque chose de plus doux. Une explication. Un espoir. Mais non.
Lila recula. Elle s’assit sur le bord du lit, le post-it tremblant entre les doigts. Son regard s’échoua sur la valise manquante dans le placard entrouvert. Eva n’avait pas fui. Elle avait juste… disparu. Volontairement.
— « Elle aurait pu m’en parler, merde… »
La colère monta, en même temps que le vide. Elle se leva d’un bond, tourna dans le salon, puis dans la cuisine. Croissants froids. Jus d’orange tiède. Pivoines déjà fanées, presque.
Elle sortit sur le balcon. L’air printanier n’avait plus la même douceur. Tout lui semblait déformé, trop calme. Elle avait l’impression d’être de trop dans sa propre vie.
« Elle va m’écrire… mais pour me dire quoi ? Qu’elle renonce ? Qu’elle abandonne tout ça ? Moi, le projet d’adoption ?... Nous ? »
Elle ferma les yeux. Le vent lui gifla doucement le visage, comme une consolation malhabile. Elle se rappela leur premier jour dans cet appartement, leur rire en montant les meubles, les bouteilles de vin ouvertes trop tôt, les promesses chuchotées entre deux draps.
Tout ça… effacé ?
Elle rentra, s’adossa à la porte d’entrée.
— « Je dois me battre. Pas pour la forcer à rester… mais pour pas me perdre. »
Son regard tomba sur la table, sur une enveloppe à demi ouverte : la lettre de mise en attente. L’ironie était cruelle. Un avenir suspendu. Un amour en pause. Et elle, immobile au milieu de tout ça.
Elle prit un stylo et un carnet. Et se mit à écrire, pas à Eva, ni à l’organisme. À elle-même.
« Je suis encore là. Je respire encore. Peut-être que c’est tout ce que je peux faire aujourd’hui. Mais c’est déjà ça. »
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