Chapitre 46

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Il pleuvait à peine. Cette bruine fade d’avril qui ne mouille pas vraiment, mais colle au col du manteau comme une insulte discrète. Ravi, les mains dans les poches, adossé à un lampadaire bancal, fumait sans fumer, sa cigarette à peine allumée, seulement utile pour se fondre dans le décor. Il était posté juste en face du tribunal. Pas par hasard.

Il observa l’agent. Jeune, peut-être une trentaine d’années. Trop attentif. Il feignait la routine, mais ses yeux suivaient chaque sortie, chaque visage, et Ravi sentit immédiatement l’instinct du limier. Elina, même maquillée à la perfection, lunettes sombres, port altier, ne passait jamais inaperçue. Et ce type l’avait repérée. Il gribouillait dans un carnet à chaque apparition de la jeune femme.

Ravi fit mine de passer un appel, s’éloigna lentement, puis bifurqua dans une ruelle. Il sortit un téléphone sans puce, composa le numéro qu’il n’utilisait qu’en cas d’urgence. Une voix familière décrocha immédiatement.

— « Il commence à flairer. Je te le décrirai ce soir. On le fait sortir du jeu ? »
— « Non. Pas encore. S’il agit, on agit. Sinon, on observe. »

La voix d’Elina, calme, chirurgicale. Il raccrocha. Le jeu se resserrait.

La serrure céda en moins de dix secondes. Il avait connu plus difficile. L’appartement de Jeanne était rangé d’une manière presque maniaque, froide. Tout respirait le passé figé, les souvenirs arrangés au millimètre. Il alluma sa lampe de poche et laissa le faisceau danser sur les cadres photo. Jeanne souriante. Jeanne adolescente. Jeanne entourée. Il ricana : la mémoire était toujours une belle menteuse.

Dans la chambre, il chercha sous le lit, dans les boîtes en carton, entre les vieilles lettres d'amour et les bulletins scolaires. Puis, il trouva une pochette bleu nuit. Elle contenait des copies de mails imprimés. Des correspondances entre Elina et une ancienne professeure, datant de l’époque du lycée. Des phrases coupées, des formules ambiguës. Il fronça les sourcils.

Mais ce qui l’arrêta, ce fut un carnet à la couverture rouge, abîmé. Non par l'usure du temps, mais comme mâchonné par des années de lectures et de relectures. À l’intérieur, des noms. Des détails. Des dates. Jeanne notait tout. Même ce qui ne s'était jamais vraiment passé. Surtout ça.

Il le prit, le mit dans son sac. Puis, sur un coup d’impulsion, il décrocha une photo de Jeanne enfant posée sur le meuble. Et la glissa dans sa poche. Il ne savait pas pourquoi. Mais il le fit.

La chambre sentait le vieux bois ciré et le tabac froid. Elina était installée dans un fauteuil, jambes croisées, un verre de vin à la main. La robe qu’elle portait semblait dire qu’elle n’avait rien à cacher, mais ses yeux, eux, disaient tout le contraire.

— « Tu l’as trouvé ? » demanda-t-elle sans même lever les yeux de son téléphone.

Ravi acquiesça, posa le carnet rouge sur la table basse.

— « Elle a tout gardé. Jusqu’aux mensonges. »

— « Parfait. »

Elle se leva, s’approcha de lui avec cette démarche calculée qu’elle avait peaufinée au fil des années. Elle posa une main sur sa joue, presque tendre.

— « Dans deux semaines, ce sera fini. Je partirai avec Manon. Les papiers sont prêts. »

— « Et lui ? » demanda Ravi, en pensant à Luka.

— « Il n’aura que ses regrets. »

Elle sourit, mais son regard était vide. Il sentit le poids de cette folie douce qu’il servait depuis des mois. Une admiration trouble, mêlée à une terreur glaciale. Il avait tué pour moins que ça. Mais pour elle… il obéissait.

Le café était presque vide, sauf pour ce type bavard, à la table du fond. Il parlait trop fort, comme pour s’assurer que quelqu’un l’écouterait. Ravi, deux tables derrière, faisait mine de lire. Mais il écoutait.

— « Jeanne était pas comme ça avant. C’est eux qui l’ont brisée. Tu verrais ce qu’elle écrivait au lycée… »

Le serveur l’écoutait poliment. Ravi se leva, s’approcha lentement, et s’assit à sa table sans y être invité.

— « Tu connaissais Jeanne ? »

L’homme haussa les sourcils, surpris.

— « Euh… ouais. Et toi ? »

— « Un vieux fantôme. »

Il lui sourit. Et baissa la voix.

— « Ce que tu crois savoir… oublie-le. Pour ton bien. »

Il se leva sans attendre de réponse. Mais laissa une carte noire sur la table, vierge de toute inscription. Un symbole étrange gravé en relief. Juste pour que l’autre doute. Et se taise.

Il avait conservé cette vidéo comme un talisman. Une fête de lycée, floue, mal cadrée. Elina y apparaissait à la 34e seconde. Riant. Ses yeux lançaient des éclairs. Même à seize ans, elle contrôlait. Tout. Tous.

Ravi n’était pas à cette fête. Mais il s’était repassé cette scène un millier de fois. L’instant où elle se tourne, comme si elle regardait l’objectif. Comme si elle le regardait, lui.

Il n’était rien à l’époque. Un gamin dans l’ombre. Il l’avait observée comme on admire un feu. Fasciné, attiré. Et brûlé. Aujourd’hui encore, elle le consumait.

Il éteignit la vidéo. Se leva. Et relut une dernière fois la dernière instruction manuscrite d’Elina. Écrite d’une écriture douce, presque affectueuse :
“Le moment approche. Prépare-toi à effacer ce qui doit l’être.”

Elle observait la pluie couler le long de la vitre, un verre d’eau à la main. Manon dormait dans la chambre à côté. Dans un mois, elles partiraient. Elle ne se retournerait plus jamais.

Tout avait été orchestré. L’enquête, les tensions, la chute de Jeanne. Elle avait donné à chacun ce qu’il désirait. Lila ? L’illusion d’une justice. Luka ? Une paternité piégée. Ravi ? Un amour impossible et dévoué.

Elle, elle voulait juste la liberté.

Et bientôt… elle l’aurait.

Il faisait chaud ce jour-là. Pas une chaleur d’été joyeux, mais celle, lourde et fade, d’un mois de mai étouffant dans une cour de lycée. Ravi, assis seul contre le grillage, sa capuche rabattue malgré le soleil, ravalait ses larmes pour la troisième fois de la journée. On venait de lui verser du sirop de menthe dans les cheveux. Encore. Il n’avait pas eu le temps de réagir, à peine de protester. On lui avait hurlé : « Va te laver, t’as l’air d’un raton laveur sucré ! » avant de s’enfuir en riant. Tout le monde avait vu. Personne n’avait bougé.

Sauf elle.

Elina était apparue comme une anomalie dans ce monde en ruine. Elle n’avait pas crié, pas consolé, pas offert un mouchoir comme on jette une pitié. Elle s’était simplement assise à côté de lui. Comme si c’était normal. Comme si c’était permis.

— « Tu veux qu’ils arrêtent ? » avait-elle dit calmement, presque distraitement.

Il avait hoché la tête sans comprendre. Elle avait observé le groupe de bourreaux, puis lui avait lancé, en murmurant :

— « Regarde-les. Ils sont faibles. Ils jouent à être forts parce qu’ils ont peur de regarder à l’intérieur. »

Et elle avait souri. Pas un sourire compatissant. Un sourire de promesse.

Dans les jours qui avaient suivi, les moqueries cessèrent. Personne n’avait su comment ni pourquoi. Le chef de bande avait été surpris en train de tricher pendant une évaluation importante. Un autre avait été accusé d’avoir volé un téléphone. Une autre encore s’était vu refuser une recommandation pour le lycée général à cause d’un dossier étrangement vide. Ce fut comme une purge soudaine. Et personne n’avait osé accuser Elina. Trop rusée. Trop éloignée. Trop intouchable.

Ravi, lui, avait compris.

Elle l’avait choisi.

Depuis ce jour, il l’avait suivie. Non par obligation. Mais par conviction. Il n’était plus seul. Elle l’avait vu. Elle l’avait armé. Elle lui avait donné une raison d’exister. Et quelque chose en lui s’était plié à elle, sans retour possible.

Il se rappelait encore d’une nuit, deux ans plus tard, alors qu’elle lui avait confié ses propres blessures, en quelques phrases glacées et douloureuses.

— « Les gens croient que je suis forte parce que je ne pleure pas. Ils ne comprennent pas qu’on ne pleure plus quand on a enterré ce qu’on était. »

Il ne l’avait jamais embrassée. Jamais demandé d’amour. Ce n’était pas ça, leur lien. C’était plus fort. Plus souterrain. Comme une dette éternelle, faite de reconnaissance, de loyauté et d’un amour secret qui ne demandait rien.

Aujourd’hui encore, quand il l’observait, impassible, maniant les fils comme une marionnettiste invisible, il savait qu’il mourrait pour elle. Et qu’il tuerait aussi, si elle le lui demandait.

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