Chapitre 47
Le lycée n'était pas un lieu d'apprentissage pour Elina. C'était un théâtre. Chaque jour, elle entrait comme une actrice parfaitement grimée, cachant les bleus de l’âme sous les couches d’ironie ou d’indifférence. Sa mère ne l’aimait pas vraiment. Elle s’en était rendu compte à treize ans, en entendant cette phrase :
— « Si seulement j’avais eu un garçon, tout aurait été plus simple. »
Alors Elina avait appris à se débrouiller seule. À manipuler les silences, à se faire oublier pour mieux revenir au centre. Elle ne cherchait pas à être aimée. Elle voulait contrôler.
Un jour, dans un couloir sans lumière, elle vit Ravi se faire bousculer, puis ricaner de façon étrange, presque comme s’il s’en voulait d’exister. Il était seul, un peu trop lent, trop doux. Mais Elina n’y vit pas un camarade à secourir. Elle y vit un pion. Un levier.
Elle lui tendit la main. Il hésita, puis la prit.
— « Si tu veux que ça s’arrête, je peux t’aider. Mais un jour, ce sera à ton tour de m’aider. »
Il hocha la tête. Les autres jours, elle détricota la vie de ses bourreaux, un à un. Elle resta tapie dans l’ombre, mais la rumeur grandit : plus personne ne toucha à Ravi.
Il ne savait pas qu’elle notait tout dans un petit carnet. Qu’elle prévoyait déjà de construire autre chose, plus tard. Qu’il était le premier d’une longue série.
Dans un café discret de la rue Ordener, Elina faisait face à Gaspard Brulier, un ancien camarade de promo devenu attaché administratif en mairie. Il transpirait déjà. Elle, toujours calme.
— « Tu n’as pas changé, Elina. Toujours aussi droite... »
Elle croisa les bras.
— « Gaspard, si je voulais de la flatterie, je serais allée dans un bar à champagne. Tu m’as dit que tu pouvais m’aider. Prouve-le. »
Elle lui glissa une enveloppe contenant deux documents : un certificat de résidence et un justificatif de situation familiale. Falsifiés mais très bien faits. Il les observa en silence. Puis elle posa devant lui un cliché, discrètement. Un souvenir flou d’une soirée étudiante qu’il pensait oubliée.
Son visage vira au blanc.
— « Qu’est-ce que tu veux ? »
— « Ta signature. Et ton silence. »
Il signa. Elle sourit à peine.
— « Ce n’était pas si difficile, non ? »
En sortant, elle respira l’air de Paris comme on jauge une pièce mal aérée. Le monde était lent, trop flou, trop mou. Elle, seule, marchait dans un sens précis.
De retour chez elle, Elina désactiva l’alarme de la pièce qu’elle appelait “l’annexe”. Une pièce sans fenêtre, cloisonnée de métal, remplie de dossiers et de matériel informatique. Sur le mur, une série de photos imprimées : Jeanne, Lila, Luka, Eva, Ravi. Des traits reliaient certains noms. Des notes manuscrites couvraient les murs comme des nervures de plan.
Sur un tableau blanc :
"19 mai - audience. 2 juin - départ possible."
Elle mit à jour les statuts. Les faux passeports étaient prêts. Les dossiers en attente. L'enquête sociale concernant Jeanne stagnait, à sa grande satisfaction.
*
Elle ferma les yeux, Elle ne savait plus très bien si elle voulait Manon comme une fille ou comme un trophée. Ce qu’elle savait, c’est qu’elle ne la laisserait à personne.
Ce matin-là, Elina était vêtue d’une robe crème et d’un manteau beige. Son maquillage était discret, sa démarche assurée. Elle se rendait chez Madame Perrin, sa voisine retraitée, qui travaillait à mi-temps comme archiviste à la mairie. Une femme gentille, isolée, toujours ravie de l’attention d’Elina.
— « Ma chérie, comme tu es jolie aujourd’hui ! »
— « C’est vous qui me rendez lumineuse, Madame Perrin », répondit-elle avec un rire doux.
Elles prirent le thé. Elina fit glisser habilement la conversation sur les dossiers municipaux, sur l’importance de certains tampons, sur les formulaires.
— « Parfois, on signe sans trop lire, vous savez. On fait confiance. »
La vieille dame acquiesça.
— « Oh, moi, je signe souvent les yeux fermés pour mon petit-fils. »
Elina lui demanda innocemment de signer un mot de recommandation. Rien d’illégal, mais le papier servirait plus tard comme preuve de stabilité de logement.
Quand elle ressortit, elle se sentit revigorée. Ce n'était pas le mensonge qui la galvanisait : c'était le contrôle. Elle avançait. Et personne ne la voyait venir.
Dans une petite boutique de vêtements à Montmartre, elle déambula entre les rayons, effleurant les tissus, les minuscules chaussettes, les robes trop colorées.
Elle s’arrêta sur une salopette beige et un bonnet assorti. Elle les prit, les plia, les acheta. Elle dit à la vendeuse :
— « C’est pour ma nièce. Elle adore les vêtements tout doux. On part à Lisbonne dans deux semaines. »
La vendeuse sourit.
— « Quelle chance ! »
Mais sous le masque : tempête.
Elle sortit de la boutique, la poche blanche contre sa poitrine. L’air lui semblait trop lourd. Dans sa tête : “Lisbonne… c’est bien ce que tu veux, non ? Une nouvelle vie, loin de Jeanne, loin de Lila, loin de tout ?”
Mais une voix plus ancienne en elle murmurait autre chose. Une voix qui ressemblait à celle de sa mère :
— « Tu t’échappes, mais tu restes la même. »
Elle s’arrêta. Son cœur battait trop fort. Elle se calma. Elle sortit une cigarette. Elle tira une bouffée sèche.
Puis elle continua de marcher.
Le printemps parisien peignait les rues d’une lumière pâle, presque irréelle. Elina avait passé l’après-midi à observer la pluie tomber contre les vitres de son appartement, les bras croisés, le regard absent. Mais son esprit, lui, s’échauffait. Pablo. Il avait osé la ridiculiser, la trahir, la rejeter comme une ombre de mauvais souvenir. Il pensait qu’elle l’oublierait, qu’elle passerait à autre chose. Il ignorait encore qu’elle avait une mémoire acérée, froide, incapable de pardon.
Capucine s’assit face à elle, dans ce café discret où Elina aimait fomenter ses plans. La jeune fille jouait nerveusement avec son gobelet en carton. Elle était nouvelle dans leur cercle, docile, affamée de reconnaissance, de loyauté aussi. Elina l’avait repérée dès les premiers échanges : le genre de recrue prête à tout pour être aimée. C’était parfait.
« Tu veux que je fasse quoi, exactement ? » murmura Capucine, presque hésitante.
Elina sourit, douce comme une lame. « Tu vas le séduire. Pas toi exactement. Une version de toi. Cheveux blonds, lunettes rondes, tâches de rousseur. Tu seras méconnaissable. Tu t’approches de lui en soirée. Tu le drogue légèrement, juste assez pour l’euphoriser. Il couchera avec toi. Et ensuite, on capture tout. »
Capucine hocha la tête. Elle n’avait jamais fait ça. Jamais participé à une vengeance réelle, tangible. Elle avait cru, un instant, que ses missions se limiteraient à suivre, observer, rapporter. Mais Elina n’était pas comme les autres. Il y avait chez elle une autorité glaciale, une manière de raconter la cruauté comme on raconterait une recette. Et quelque chose, dans cette précision, donnait envie de lui obéir.
La soirée visée approchait. Capucine s’était entraînée à marcher avec les talons choisis par Elina, à ajuster la perruque blonde d’un ton miel presque platine, à fixer les fausses taches de rousseur avec le crayon fourni. Tout était pensé, jusqu’au parfum discret : une fragrance fruitée, adolescente, bien différente de sa propre odeur. Elle devait disparaître, devenir une autre.
Le club était sombre, les lumières violettes, pulsantes. Pablo était déjà là, accoudé au bar, riant avec deux amis, visiblement détendu. Capucine entra comme si elle cherchait quelqu’un, la mine faussement inquiète, les épaules un peu rentrées. Une victime parfaite. Il la remarqua au bout de vingt minutes. Elina avait raison : Pablo ne résistait pas aux apparences fragiles.
Elle s’approcha lentement, feignit de trébucher, s’excusa, rit doucement. Pablo offrit de lui payer un verre, ce qu’elle refusa d’abord. Puis accepta. Un cocktail au goût de fruit. L’échange devint facile, insouciant, et pendant qu’il détournait les yeux, elle glissa discrètement le comprimé dans son verre. Rien de dangereux. Juste assez pour altérer le jugement, faire tomber les barrières.
Une heure plus tard, ils quittaient le club ensemble. Ils rirent sous la pluie, Pablo la tenant par la taille. Ils prirent une chambre dans un hôtel proche. Une petite caméra miniature, dissimulée dans la boucle de ceinture de Capucine, filma toute la scène. Les baisers. Les mains. Les corps. C’était grossier. Animal. Et parfaitement exploitable.
Elina reçut les images au petit matin. Elle les regarda sans émotion, comme une chirurgienne observerait une dissection. Tout était là. Suffisant. Crédible. Difficile à nier. Elle sélectionna les extraits les plus explicites, y ajouta une capture d’écran du visage à moitié endormi de Pablo, les draps défaits autour de lui, le dos nu de Capucine tourné vers la caméra.
Puis elle prépara la lettre. Elle avait pris soin de recopier un ancien message écrit de la main de Jeanne — un post-it retrouvé dans une affaire précédente, scanné et imprimé à l’identique. Les lettres tremblaient, pleines de rage feinte : « Tu crois que je vais te laisser me salir ? Tu crois que je n’ai pas les moyens de t’anéantir ? Je t’ai regardé cette nuit. Tu m’as brisé. Maintenant, c’est toi qui va tout perdre. » La signature : Jeanne.
Le tout fut glissé dans une enveloppe crème, l’écriture bien visible. Le matin suivant, Capucine se chargea de la glisser dans la boîte aux lettres de Pablo. Pendant ce temps, Elina envoyait les images par e-mail à la fiancée de Pablo, d’un compte anonyme, avec ce seul message : « Tu crois encore qu’il t’aime ? »
Elle ferma son ordinateur, satisfaite, et se servit un café brûlant. Le liquide noir fumait doucement, comme un poison lent. Capucine était déjà rentrée chez elle, un peu ébranlée mais rassurée par les mots d’Elina : « Tu as très bien agi. Tu es utile. Et je ne l’oublierai pas. »
Dans les jours qui suivirent, Pablo ne répondit plus à ses messages. On racontait qu’il avait quitté son appartement, que sa fiancée avait disparu du jour au lendemain. Elina ne chercha pas à confirmer. Elle aimait l’idée que le monde s’effondre hors champ, dans un silence où elle était la seule à connaître l’origine du chaos.
Annotations
Versions