Chapitre 48
Le ciel était d’un gris pâle, presque laiteux, et l’air sentait la terre mouillée. Elina avait choisi ce parc volontairement. Assez fréquenté pour ne pas paraître suspect, mais suffisamment vaste pour que l’on puisse y créer de "fortuites rencontres". Elle s’était assise sur un banc, vêtue d’un manteau beige, sobre, les cheveux attachés avec nonchalance. À ses pieds, une vieille édition de L’Écume des jours trônait, soigneusement ouverte à une page au hasard. Tout devait sembler naturel. Doux. Innocent.
Il arriva vingt minutes plus tard. Pablo. Il marchait vite, les traits tirés, les yeux rougis par un sommeil absent ou une colère mal digérée. Elina ne releva même pas la tête quand il passa une première fois devant elle. Elle attendit qu’il se retourne.
Il le fit, bien sûr. Sa voix, grave, hésitante, trahit un trouble sincère.
- « Elina ? »
Elle leva les yeux comme si elle ne s’attendait pas à le voir. Feignit une surprise mesurée, un sourire pincé, presque doux.
- « Pablo… quelle coïncidence. »
Il s’assit près d’elle, sans demander. Son odeur — une note alcoolisée masquée par un déodorant agressif — lui sauta au visage. Il n’avait pas dormi. Il n’avait pas mangé non plus, probablement. Elina referma doucement son livre, croisant les jambes avec lenteur.
- « Je... » Il peinait à trouver ses mots. « Je voulais te parler. Depuis quelques jours… j’ai compris. »
Elle fronça légèrement les sourcils, jouant la nuance d’une inquiétude sincère. - « Compris quoi ? »
Il poussa un soupir, les coudes sur les genoux. - « Jeanne. C’est elle. Elle… Elle a fait quelque chose. »
Elina garda le silence. Un silence parfait. Encourageant. L’espace vide où il pourrait projeter sa propre version de la réalité. Celle qu’elle lui avait soufflée, sans jamais dire un mot.
« Elle m’a fait tomber. J’ai tout perdu. Ma copine m’a quitté du jour au lendemain, sans un mot. Et puis cette lettre. Elle l’a écrite. Je reconnais son écriture, je la connais par cœur. Et ces photos... » Il se prit la tête entre les mains. « Je sais que j’ai déconné, mais j’ai été piégé, Elina. Je ne suis pas fou. »
Elle posa une main légère sur son bras, ni trop longtemps, ni trop vite. « Je suis désolée, Pablo. Tu ne méritais pas ça. »
Il tourna vers elle un visage défait, presque enfantin.
- « J’ai douté de toi. Quand tout a éclaté avec Jeanne, je me suis dit que tu étais aussi tordue qu’elle. Que tu mentais. Que tu manipulais les gens. »
Elle baissa légèrement les yeux, avec cette nuance de blessure bien calibrée.
- « Je comprends. Tu n’étais pas le seul à penser ça. »
Il secoua la tête. « Non. J’ai eu tort. Maintenant, je vois clair. Et je te jure… » Il serra les poings. « Elle va payer. Elle a détruit mon couple, Elina. Je vais la faire tomber. »
Elle redressa légèrement le menton, masquant le frisson de satisfaction qui traversait son dos. Le piège s’était refermé, parfaitement. Non seulement Pablo ne la soupçonnait plus, mais il devenait désormais un outil entre ses mains. Un pion enragé, qui foncerait droit sur Jeanne sans jamais deviner qui tenait vraiment les rênes.
Elle souffla lentement, d’un ton presque las :
- « Je ne veux pas de conflits. Mais si tu as besoin d’en parler… je suis là. »
Pablo la remercia d’un regard presque humide, et après un long silence, il se leva.
« Merci… vraiment. »
Elle le regarda s’éloigner, les épaules basses, comme un homme portant sa propre ruine. Et dans son regard, un éclat triomphant se glissa.
Elina se leva à son tour. Tout avançait selon le plan. Un à un, les masques tombaient. Et bientôt, ce serait au tour de Jeanne de ne plus savoir qui croire, qui aimer, qui craindre.
Le soir était tombé sur la ville, couvrant les toits de reflets dorés et de promesses pourrissantes. Elina n’était plus qu’une silhouette dans l’ombre, à moitié dissimulée derrière une palissade taguée, en haut du parking qui donnait sur la rue principale. De là, elle avait une vue dégagée sur le bar où Pablo venait de s’engouffrer. Elle le suivait depuis vingt minutes. Il n’avait pas remarqué sa présence, trop obsédé par sa colère, trop englouti dans l’image mentale de Jeanne qu’il voulait désormais détruire.
Elle n’éprouvait ni peur ni doute. Juste cette tension électrique du prédateur qui voit sa proie s’égarer seule dans la forêt.
Pablo ressortit du bar quelques minutes plus tard. Son regard était trouble, ses gestes saccadés. Il envoyait des messages compulsivement, regardait autour de lui, nerveux. Il n’était plus qu’un pantin sans ficelle, désarticulé. Elina devina à qui il écrivait — probablement à son ex, peut-être à Jeanne, ou même à Capucine, sans se douter qu’elle faisait partie du piège. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Et c’était exactement là qu’elle voulait le maintenir : dans le brouillard, incapable de discerner ce qui est vrai ou faux.
Elle le vit marcher vers une station de tram. Elle prit le trottoir opposé, le suivant à bonne distance. Il parlait seul, grognait parfois entre ses dents. À un moment, il s’arrêta brutalement, comme si un éclair de lucidité l’avait frappé. Il tapota sur son téléphone, relut un message, puis leva les yeux vers l’immeuble de son ex. Elina retint un sourire en coin. La jalousie et l’humiliation le guidaient comme un chien enragé.
Mais au lieu de monter, il se laissa glisser sur le trottoir, contre un lampadaire, l’air épuisé. Il était à bout. Et elle, à quelques mètres à peine, l’observait. Silencieuse. Invisible. Il n’y avait pas de haine dans ses yeux — pas même de pitié. Juste ce calme glacial, celui des gens qui ont décidé de réécrire les règles du jeu.
Au fond d’elle, Elina savait que Pablo finirait par lui servir encore. Il était brisé, malléable, et prêt à tout pour récupérer une dignité qu’il avait déjà perdue. Elle n’avait pas besoin de l’approcher à nouveau tout de suite. Il allait lui revenir, de lui-même, par besoin de soutien, de vérité, ou de vengeance. Ce serait l’un des trois. Et dans les trois cas, elle serait là pour l’accueillir. Pour l'encourager dans sa chute, en lui tenant doucement la main.
Elle resta là encore un long moment, à le regarder, comme un sculpteur contemple l’ébauche d’une œuvre qu’il façonne peu à peu. Et quand enfin il se leva, titubant, pour disparaître dans une ruelle, Elina se détourna sans un mot, le cœur parfaitement calme.
Il était temps d'envoyer une nouvelle lettre. Cette fois, signée d'une autre main. Jeanne allait bientôt découvrir que les murs se refermaient sur elle. Et que ce n’était plus seulement une guerre morale, mais une guerre de perception. De réalité.
Et dans ce jeu-là, Elina était invaincue.
Le ciel s’était teinté de rose et d’ocre, et une brise chaude glissait entre les immeubles encore tièdes du printemps. Elina poussa la porte de l’appartement de Luka en tenant Manon dans ses bras. La petite s’agitait doucement contre elle, ses joues rosées collées à son cou, émettant de petits sons confus, comme si elle voulait parler sans en avoir encore les moyens. Luka apparut dans l’encadrement de la cuisine, souriant, un torchon jeté sur l’épaule.
- « Tu tombes bien, j’allais justement mettre les lasagnes au four. » Il s’avança et embrassa tendrement Elina sur la joue, puis effleura le front de Manon avec une douceur qui le trahissait à peine.
Ils avaient passé la journée ensemble : promenade au parc, halte dans une librairie jeunesse, puis quelques courses pour leur dîner. Manon avait ri aux éclats dans la poussette lorsqu’un musicien de rue avait fait danser une marionnette devant elle. Elina, elle, avait savouré chaque minute — non pas pour leur douceur, mais pour la perfection factice qu’elle pouvait composer. Elle voulait que Luka voie en elle une mère, une compagne, une évidence.
Ils installèrent Manon dans son petit transat, et elle babilla doucement pendant qu’Elina passait dans la salle de bain se recoiffer. Luka prépara la table, mit une nappe en lin écrue, sortit deux verres à vin. L’appartement sentait le thym et le parmesan. C’était simple. C’était paisible. Presque insupportablement calme.
Après le repas, ils prirent la voiture pour se rendre dans un petit restaurant italien qu’ils appréciaient, malgré les lasagnes déjà mangées — pour le plaisir d’un dessert partagé, d’un moment volé au quotidien. Manon dormait, paisible, dans son cosy. Luka portait la nacelle avec précaution. À la lumière des bougies, Elina semblait irréelle : ses traits reposés, ses cheveux relevés dans un chignon flou, ses yeux brillants d’un éclat qu’il ne savait pas encore nommer.
- « Tu as pensé à des prénoms ? » demanda Luka en coupant une bouchée de tiramisu.
Elina haussa doucement les épaules. « Quelques-uns. Mais j’attends de voir ce que toi, tu imagines. Je ne veux pas imposer. »
Luka sourit, flatté. Il proposa quelques idées — des prénoms aux consonances douces, classiques. Elina en rejeta un ou deux du bout des lèvres, puis en accepta un avec enthousiasme, comme si cette conversation n’était pas déjà, quelque part, soigneusement préparée dans son esprit.
Quand ils revinrent chez lui, l’ambiance avait quelque chose d’intimiste, de lent. Manon fut couchée. Luka s’installa sur le canapé, et Elina vint s’allonger près de lui. Elle cala sa tête contre son torse, et il l’enveloppa d’un bras. Le silence s’étira.
Puis, d’un ton feutré, elle dit :
- « Je l’ai croisé, Pablo. »
Luka tourna légèrement la tête vers elle.
Elina hocha la tête, puis ajouta, d’une voix très calme :
- « Il allait mal. Il m’a dit que Jeanne avait détruit son couple. Il était en colère… perdu. J’ai eu mal pour lui. »
Luka fronça à peine les sourcils.
- « Jeanne ? Elle s’en est prise à lui aussi ? »
Elle attendit une seconde avant de répondre, comme si elle hésitait à dire la vérité. Puis elle chuchota :
- « Il ne m’a pas tout raconté, mais… il m’a dit qu’elle avait menti à sa copine, monté des scénarios pour les séparer. Il n’a su la vérité qu’après. Trop tard. »
Luka serra lentement les mâchoires. Elina sentit le changement dans son corps, son épaule se tendre sous sa tête.
- « Il s’est excusé. De m’avoir jugée. Il m’a dit qu’il s’était trompé. Et qu’il allait faire quelque chose. »
Elle leva la tête vers lui, et leurs regards se croisèrent.
- « Je ne l’ai pas encouragé. Mais j’ai vu dans ses yeux qu’il avait été blessé profondément. Et je me suis dit... combien d'autres comme lui elle a piétinés sans même s’en rendre compte ? »
Luka resta silencieux un moment, le regard fixe sur un point du mur. Il pinça les lèvres, sa main se crispant un peu sur la cuisse d’Elina.
- « Cette fille est un poison. »
Elina ne répondit pas. Elle laissa planer ce silence, le laissant mûrir comme un fruit. Puis elle vint embrasser doucement sa joue, et chuchota :
- « Heureusement, on est loin de tout ça, nous. »
Elle sentit qu’il voulait croire à cette phrase. Et c’était tout ce qui importait.
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