Chapitre 50

10 minutes de lecture

La clochette de la porte tinta doucement quand Élina entra dans la librairie "Au Fil des Mots", refuge de bois ancien, de tapis feutrés et de pages fanées. Une odeur de cuir et de vieux papier enveloppait l’air, réconfortante pour certains, écœurante pour elle. Elle portait un manteau noir en cachemire, ses cheveux relevés dans un chignon serré. Une pluie fine dessinait des filaments brillants sur les vitres. Elle parcourait les rayons d’un pas lent, presque solennel, comme on erre dans un mausolée.

Puis elle l’entendit.

— « Ce genre de roman n’a plus d’âme, je vous dis… »

Une voix rauque, traînante, légèrement essoufflée. Elle se figea, ses doigts sur le dos d’un livre. Elle tourna lentement la tête. Monsieur Lemasson. Son dos voûté, son veston élimé, ses lunettes épaisses. Un fantôme du passé. Il parlait à la vendeuse avec cette suffisance condescendante qu’il avait toujours eue, même quand il ignorait les bleus sur les bras d’Élina. Quand il détournait le regard à chaque cri dans les couloirs de l’internat.

Elle le suivit, comme un prédateur silencieux. Il avançait dans le rayon « Essais », d’un pas hésitant. Elle remarqua son cartable ouvert, posé dans le panier de son déambulateur. D’un geste fluide, elle y glissa un roman qu’elle tenait — un thriller au titre évocateur : "Tu paieras pour ton silence". Puis elle recula.

Un quart d’heure plus tard, alors qu’il passait à la caisse avec deux livres payés, le système sonna. Une alarme aiguë, perçante. Les regards se tournèrent vers lui.

— « Monsieur, ouvrez votre cartable, s’il vous plaît », demanda la caissière.

— « Ce doit être une erreur, je n’ai pris que... »
Mais le livre était là. Bien calé. Il balbutia, rougit. Les gens autour chuchotaient. Il tenta de s’expliquer, mais sa voix se brisait sous la panique.

Élina, elle, observait la scène derrière une étagère, son cœur battant lentement, rythmé, comme un métronome froid. Elle se détourna, laissant le chaos s’enrouler autour de l’homme qui l’avait abandonnée dans l’ombre.
Un murmure dans son esprit glissa doucement : Un de moins.

Le cimetière était désert, baigné dans la lumière pâle d’une fin d’après-midi d’automne. Le vent faisait frémir les branches maigres des arbres, arrachant quelques feuilles mortes qui tourbillonnaient lentement avant de retomber sur le gravier mouillé. Élina avançait à pas lents, les yeux fixés sur les dalles de pierre gravées de noms oubliés. Dans sa main, un petit bouquet de renoncules blanches, ligotées par un fil noir.

Elle s’arrêta devant une pierre usée, à moitié couverte de mousse.

Sophie Lemoine
1993 – 2009
"Douce lumière parmi les ombres"

Élina resta figée. Un long silence s’étira entre elle et la pierre froide. Puis elle s’agenouilla lentement, la main tremblante.

— « Tu ne méritais pas ça », murmura-t-elle.

Elle posa le bouquet contre la stèle, les fleurs s’inclinant légèrement sous le poids du vent.

Elle se souvenait. Des couloirs gris. Des murmures qui devenaient des cris. Des marques sur les poignets de Sophie qu’elle cachait sous des manches trop longues. Et surtout, Stella. Stella et son sourire cruel. Stella et sa voix mielleuse. Stella qui répétait que Sophie était invisible, inutile, encombrante.
Jusqu’à ce que Sophie s’efface. Pour de bon.

Élina se releva, sortie de sa poche une enveloppe noire. À l’intérieur, un seul mot : "Je n’oublie pas."
Elle la glissa discrètement derrière le bouquet, là où la terre commençait à creuser un creux discret entre les racines.

Elle resta là quelques minutes, immobile, le regard fixe. Puis elle chuchota, presque pour elle-même :

— « Je te vengerai. Je la ferai ployer. »

Au loin, une cloche sonna. Trois coups lents.

Élina se détourna, les lèvres serrées, la nuque droite.
Et dans l’ombre des cyprès, comme un serment, la pluie se mit à tomber.

Jeanne n’avait pas encore conscience à quel point sa confiance allait s’effondrer. Élina, elle, orchestrée chaque pas comme un chef d’orchestre invisible. Dans son appartement feutré, parfumé au jasmin et au thé noir, elle pianotait sur son ordinateur portable, les lunettes légèrement baissées sur son nez. Elle imitait des styles d’écriture, forgeait de faux messages, trafiquait des captures d'écran avec une précision chirurgicale.

Le plan était simple : briser Jeanne de l’intérieur. Détruire ses piliers. Elle composa des messages entre deux amies proches de Jeanne.
« Elle n’a pas changé. Toujours aussi égocentrique. »
« Elle le mérite, après tout ce qu’elle a fait à Élina. »

Puis elle les envoya depuis de faux comptes à Jeanne elle-même. Au fil des jours, les messages se firent plus directs, plus blessants. Jeanne ne répondait plus à ses appels. Elle pleurait seule, la nuit, fixant son écran.
Élina la regardait de loin, via une caméra dissimulée qu’elle avait glissée dans la boîte aux lettres lors d’une nuit pluvieuse.

La caméra montrait une Jeanne paranoïaque, désorientée, tremblante. Elle avait les traits tirés, les mains moites, les yeux rougis.
Le poison du doute faisait son œuvre.

— « Tu veux savoir ce que ça fait de ne faire confiance à personne ? » chuchota Élina à son écran.
« Bienvenue dans mon monde. »

Le petit café s’appelait "L'Éclipse", un endroit étroit, obscur, presque oublié du monde. Les murs étaient peints en rouge sombre, les lampes suspendues diffusaient une lumière jaune et poisseuse. Élina était déjà assise quand il arriva. Monsieur Boussard, ancien surveillant du collège. Jadis, il faisait régner la terreur par l’inaction, un sourire complice avec les bourreaux.

Il s’assit face à elle, un peu méfiant.

— « Vous m'avez contacté pour un… documentaire ? »

Elle hocha doucement la tête. Son regard froid ne vacillait pas.

— « Un projet sur le harcèlement scolaire. Les témoins silencieux. »

Il eut un rire gêné, l’air de celui qui veut paraître concerné.

— « C’est important, oui… très important. »

— « Vous vous souvenez de l’orphelinat ? Des filles enfermées dans les douches ? »

Il cligna des yeux. Hésita.

— « Vaguement. C’était… il y avait toujours des disputes. On ne pouvait pas tout surveiller. »

Elle sortit un dossier. Une photo d’époque. Une liste de signalements jamais transmis. Une lettre à son nom, prouvant qu’il avait été alerté.
Son visage se figea.

— « Vous… Vous avez gardé ça ? »

— « J’ai gardé bien plus que ça. »

Elle sortit un dictaphone. Appuya sur "enregistrement".

— « Si j’étais vous, je réfléchirais à ce que vous direz. »

Il pâlit. Suait.

Elle se leva sans le regarder. Et murmura :

— « Vous pensiez que je n’avais pas de voix. Je l’ai retrouvée. »

Il était presque 18h lorsque Jeanne rentra chez elle. L’air avait cette lourdeur d’orage retenu, chargé d’électricité, comme si la ville elle-même s’apprêtait à éclater. La pluie menaçait, mais ne tombait pas. En remontant les escaliers, un parfum d’humidité montante, mêlé à la rouille du vieux métal de la rampe, agressa ses narines. Son dos lui faisait mal — une douleur sourde, nerveuse, venue du stress accumulé ces dernières semaines. Ses clés tremblaient un peu dans sa main, mais elle mit cela sur le compte de la fatigue. Elle ne vit l’enveloppe qu’une fois la porte refermée derrière elle, posée sur la console de l’entrée, comme si elle avait toujours été là.

C’était une enveloppe kraft, épaisse, un peu gondolée comme si elle avait été manipulée plusieurs fois. Il n’y avait pas de timbre, pas de nom. Juste ses initiales, écrites à la main d’une écriture calme, tranchante, presque élégante : « J.D. ». Un frisson glacial lui remonta le long de la nuque. Elle déchira le haut de l’enveloppe, d’abord avec prudence, puis avec une impatience paniquée. Un épais dossier en sortit, relié par une pince métallique. À peine eut-elle touché le papier que l’odeur lui sauta au nez — un parfum subtil d’encre, de papier ancien et de quelque chose de plus métallique… comme le sang séché.

Elle s’assit sur le canapé, les mains moites. À l’intérieur, des photos la prenaient de court. Des clichés d’elle, à différents moments : à la sortie d’un cabinet médical, en train de discuter dans un café avec un collègue, marchant seule dans un parc la nuit… D’autres étaient plus anciennes. Des captures d’écran de vieux profils de réseaux sociaux, de commentaires supprimés, de discussions privées. Des extraits de lettres, des journaux intimes scannés. Certains documents étaient annotés de rouge, d’autres avaient des passages surlignés. Et en haut de la pile, une note manuscrite :
« Tu ne sais pas ce que c’est d’étouffer. Tu vas apprendre. »

La pièce se mit à tourner. Jeanne eut soudain l’impression que l’air se raréfiait, comme si les murs de son appartement rétrécissaient. Ses tempes pulsaient, son cœur cognait contre sa cage thoracique. Elle jeta un œil rapide à la fenêtre, comme si quelque chose ou quelqu’un allait surgir. L’étrange silence autour d’elle rendait les pages encore plus bruyantes. Chaque lettre semblait crier. Les menaces n’étaient pas explicites, mais chaque phrase, chaque mot, chaque point, avait été choisi pour que l’impact soit psychologique. C’était une guerre mentale. Et elle venait de perdre la première bataille.

Pendant ce temps, dans un appartement à l’autre bout de la ville, Élina était installée devant une grande baie vitrée, un verre de vin rouge à la main. Elle regardait son reflet se découper dans la pénombre, le sourire léger, presque triste. La caméra dissimulée dans la plante de l’entrée de Jeanne renvoyait un flux en direct sur son écran. L’image tremblait légèrement, mais l’essentiel y était : Jeanne recroquevillée sur le canapé, les épaules secouées par des respirations irrégulières. Élina porta lentement le verre à ses lèvres, savoura le goût du merlot contre sa langue, puis murmura : « Elle comprend enfin. »

Le contraste entre les deux femmes était saisissant. L’une noyée dans l’effroi, l’autre baignée dans une froide jouissance. Élina ne cherchait pas la vengeance brutale. Elle voulait qu’ils s’effondrent de l’intérieur, lentement, comme elle l’avait fait jadis, seule, dans les couloirs d’un foyer trop silencieux. Le verre de vin brillait à la lumière tamisée, comme le sang d’une époque révolue. À ses pieds, un dossier jumeau reposait, contenant les originaux. Elle en avait des dizaines, pour chacun d’eux.

Jeanne, dans son appartement, ne savait plus quoi faire. Appeler la police ? Elle n’avait pas de preuves tangibles. Aucun nom. Et si elle montrait ces documents, qui la croirait ? Elle imaginait déjà les regards suspicieux, les insinuations : paranoïa, délire de persécution, culpabilité projetée. Tout était orchestré pour la faire passer pour folle. Même les dossiers semblaient trop parfaits pour ne pas avoir été manipulés. Son dos la lançait. Son ventre se serrait. Elle commença à trembler, puis elle se leva brusquement et alla vomir dans l’évier.

De l’autre côté de l’écran, Élina regardait toujours, sans ciller. Elle prit une photo de la scène avec son téléphone, puis ferma calmement le fichier vidéo. Elle se leva, remit ses cheveux en place dans un petit miroir, puis se tourna vers la pièce sombre derrière elle. Une autre silhouette s’y dessinait dans le flou.
« À qui le tour, tu crois ? » demanda-t-elle doucement.
La voix répondit sans hésiter :
« Stella. »

La nuit tombait lentement sur la ville, étirant les ombres comme des griffes sur les façades. Élina marchait seule dans les rues du vieux quartier, les pavés humides reflétant la lumière tremblante des lampadaires. Elle tenait dans sa main un carnet noir, ancien, usé. À l’intérieur, des souvenirs soigneusement conservés. Parmi eux, des photos de Sophie. Une Sophie souriante, timide, toujours un peu en retrait sur les clichés d’école. Élina s’arrêta devant un petit banc en pierre, posa le carnet sur ses genoux, et caressa du doigt la photo. « Tu n’as jamais eu justice, » murmura-t-elle. « Mais moi, je suis encore là. »

Le nom de Stella luisait dans sa tête comme un néon fêlé. Élina se souvenait parfaitement de son rire cassant, de sa façon de traîner Sophie dans les toilettes pour la ridiculiser, de ses mots empoisonnés. Sophie n’avait jamais su comment répliquer. Elle s’était tue, avait encaissé, jusqu’à disparaître, noyée dans le silence, puis dans une overdose quelques années plus tard. Accident ? Suicide ? Élina n’avait jamais cru à l’accident. Elle n’avait jamais oublié non plus. Son verre de vin était resté intact sur la table. Son regard, lui, s’était durci.

La décision se prit avec la lenteur d’un poison. Le lendemain, Élina se rendit sur les réseaux sociaux. Stella était devenue influenceuse bien-être, prônant l’équilibre intérieur et la spiritualité de façade. Des sourires filtrés, des citations sur la résilience, une boutique de pierres énergétiques. Hypocrisie pure. Élina se mit à suivre tous ses comptes, discrètement. Elle nota ses habitudes, ses rendez-vous réguliers, les lieux qu’elle fréquentait. Puis, méthodiquement, elle fit une liste.

Quelques jours plus tard, Stella retrouva, dans sa boîte mail professionnelle, un message anonyme. Il ne contenait qu’une vidéo. Un extrait d’un vieux journal de classe, avec sa voix adolescente hurlant sur Sophie dans une salle vide, filmée sans qu’elle le sache. Une vidéo qu’Élina avait retrouvée sur un ancien téléphone d’une camarade, récupéré il y a des années. Stella ne répondit pas au message. Mais elle fit supprimer l’adresse. Puis elle verrouilla tous ses comptes. Et se sentit observée.

Élina, elle, ne relâcha pas la pression. Elle envoya à plusieurs sponsors de Stella des captures d’anciens messages, des preuves de ses moqueries passées. Certaines marques coupèrent contact. Des stories Instagram commencèrent à disparaître. Un malaise sourd s’installa dans la communauté bien-pensante de Stella. Et une nuit, elle trouva une enveloppe, sans timbre, dans sa boîte aux lettres. À l’intérieur : une seule photo. Celle de Sophie, accrochée à un arbre, avec en légende :
"Tu t’es moquée de sa faiblesse. Tu vas goûter à la tienne."

Stella se réfugia dans un café le soir-même. Elle regardait autour d’elle avec nervosité, le dos raide, le souffle court. Chaque fois qu’une porte s’ouvrait, elle tressaillait. Elle finit par demander au serveur si quelqu’un l’attendait. Il secoua la tête. Et pourtant… dans un coin sombre, Élina était là. Silencieuse. Observatrice. Elle ne parlait pas encore. Ce n’était pas le moment. Pas avant que Stella commence, elle aussi, à se sentir sale. À se sentir faible.

En rentrant chez elle, Élina remit le carnet de Sophie dans un tiroir. Elle n’avait pas besoin de plus de rappels. Sa colère était ancienne, froide, et patiente. Ce n’était pas une rage explosive — c’était une lame bien affûtée. Elle regarda une vidéo de Stella tournée le jour-même, les yeux cernés, la voix moins assurée. Elle sentit une forme de paix étrange l’envahir. Pas de joie. Pas de satisfaction. Mais une justice en marche. Une justice silencieuse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Podqueenly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0