Chapitre 52
La nuit avait déjà étendu son manteau sombre sur la rue déserte quand Ravi s’approcha de la maison de Lila. L’air humide sentait la poussière mêlée à une odeur de moisi, comme si les murs eux-mêmes retenaient des secrets oubliés. Sous la lumière blafarde d’un réverbère, il sortit son petit trousseau d’outils. Avec une précision quasi experte, il crocheta la serrure, un clic discret et la porte s’ouvrit à peine, lui donnant accès à l’intérieur.
Le silence de la pièce était pesant, seulement troublé par le grincement du parquet sous ses pas. Ravi se délectait de cette tension, chaque geste calculé pour semer la pagaille. Il éventra les coussins du canapé, laissant tomber des plumes légères qui tourbillonnaient dans la faible lumière. Puis, dans un geste plus brusque, il brisa une chaise, le bois éclatant résonnant comme un coup de tonnerre dans le calme.
Une trappe mal refermée sous le meuble du salon laissa s’échapper une nuée de cafards qui se dispersèrent à toute vitesse, suivis par quelques souris qui s’enfuirent sous les meubles avec un crissement de petites pattes sur le bois. Ravi sourit, satisfait. Il avait tout détruit, semé la confusion et la peur.
Avant de partir, il jeta un dernier coup d’œil à la pièce en désordre. « Mission accomplie », murmura-t-il, le cœur battant d’un étrange mélange de fierté et de malice.
Le lendemain matin, Ravi était encore allongé sur son vieux canapé, les yeux fixés au plafond fissuré. Son téléphone vibra sur la table basse branlante. Il ouvrit sans regarder, et le prénom d’Élina s’afficha, net et clair. Il inspira lentement avant de décrocher.
— Ravi ? C’est Élina. Je voulais te prévenir… Lila m’a appelée hier soir, sa voix tremblait. Elle était en larmes, complètement anéantie. Elle croit que Jeanne a fait disparaître la requête d’adoption. Elle se sent trahie, humiliée, détruite.
Ravi sentit un frisson lui parcourir l’échine. Son sourire était glacé, un rictus presque imperceptible, mais rempli de satisfaction. Il savait que ce n’était pas vrai, que Jeanne n’y était pour rien. Mais il la laissa s’enfoncer dans son désespoir.
— C’est dur, hein ? souffla-t-il doucement, presque un murmure. Parfois, la douleur transforme les gens, les rend aveugles à la vérité. Qu’elle rumine, qu’elle se noie dans cette colère. Elle ne sait pas encore combien ça va la détruire.
Au bout du fil, le silence d’Élina était lourd, comme chargé de reproches silencieux. Elle, elle savait, elle savait tout. Mais elle prenait plaisir à voir Lila se débattre dans ses propres tourments, ignorante de la vraie machination qui la broyait.
Quelques heures plus tard, dans un petit café aux murs tapissés de vieux posters décolorés, les lumières tamisées peignaient des reflets ambrés sur les tables en bois usé. L’odeur persistante du café brûlé flottait dans l’air, mêlée au parfum léger de biscuits sablés. Ravi tournait nerveusement une cuillère en métal entre ses doigts, la fixant sans vraiment y penser, tandis qu’Élina l’observait en silence, les bras croisés, posée comme une statue.
— Élina… dit-il enfin, la voix à peine audible, pleine d’incertitude. Je pars avec toi ? Avec Manon ?
Elle le regarda, un sourire amer naissant sur ses lèvres, teinté de tristesse et de fatigue. Le poids de ces mots, lourds et fragiles, flotta entre eux comme une brume épaisse.
— Ton amour empeste, Ravi, répondit-elle doucement, presque cruellement. Je n’avais pas prévu ça dans mes plans. Ce n’est pas un jeu, ni une invitation. Mais… je ne te laisserai pas complètement tomber. On restera en contact, toujours.
Les sons étouffés de la rue s’infiltraient par la fenêtre, le cliquetis des talons sur le pavé, le vrombissement lointain d’une voiture. La lumière chaude du soleil couchant caressait les visages, accentuant l’intensité du moment.
Ravi détourna les yeux, les bras tombant le long du corps. Le désir d’être avec elles se heurtait à la réalité crue de leur éloignement. Le silence s’allongea, et dans ce vide, il sentit ses espoirs vaciller.
— Je… je ferai tout pour vous suivre, murmura-t-il enfin, la gorge nouée. Pour être là, pour vous protéger.
Élina posa une main froide sur la sienne, un contact léger, fragile, qui semblait à la fois promettre et refuser.
— Ce n’est pas une promesse, Ravi. C’est un avertissement. Ton amour peut tout gâcher. Mais je ne te couperai pas complètement. Je veux juste que tu comprennes que je pars pour autre chose, pour un avenir qu’on ne peut pas partager.
Elle se leva lentement, enfila son manteau. La chaleur du café semblait soudain bien loin, remplacée par une fraîcheur mordante. Elle se dirigea vers la porte, puis, sans se retourner, lança :
— Prends soin de toi, Ravi. Et sois prêt. Parce que, malgré tout, notre histoire n’est pas terminée.
Ravi resta là, assis, la lumière déclinante caressant ses traits fatigués. Le goût amer de l’espérance déçue lui remonta à la gorge. Il fixa la porte fermée, puis regarda au-dehors la foule floue, les passants pressés, insouciants.
Dans son cœur, il savait que tout était fragile, que ce lien pouvait exploser à tout moment, mais il refusait de lâcher prise. Pour l’instant, il attendrait. Encore.
Le ciel était chargé de nuages lourds, gris d’orage, et un vent froid balayait les rues désertes du quartier de la Zone 8. Ravi remontait le col de sa veste en simili-cuir déchirée, ses bottes humides éclaboussant les flaques noires sur le trottoir. Il s’était absenté de tout et de tous pendant trois jours. À son retour, un papier froissé l’attendait sous sa porte. Une adresse, une seule : 14 rue des Petites-Cimes. Il l’avait lue trois fois, d’abord avec suspicion, puis avec un doute grandissant.
Il passa devant une épicerie aux volets clos, taguée de menaces politiques, et tourna sur une ruelle où les pavés s’effritaient. Là, dans l’ombre d’un immeuble aux fenêtres brisées, se dressait l’ancien foyer d’accueil Sainte-Marguerite. Les briques étaient noircies par le temps, les escaliers rongés par l’humidité. L’air sentait la rouille, le champignon, et le passé ranci. Il entra.
Chaque pas résonnait comme une insulte au silence. Des papiers scolaires déchirés traînaient au sol. Une chaise retournée. Une écharpe oubliée. Puis il la vit, de dos, assise près d’une fenêtre ouverte sur le froid. Elle était immobile. Ses épaules minces frémissaient.
— Amina ?
Elle se retourna lentement. Ses yeux étaient les siens. Son visage, plus creusé. Elle avait l’air d’avoir pleuré pendant des mois.
— Tu es venu. J’ai cru que tu ne viendrais pas, murmura-t-elle.
Ravi s’avanca, son cœur battant plus fort que ses bottes sur le sol craquelé.
— C’est vraiment toi... J’ai cherché partout, pendant des années. Tu avais disparu.
Elle hocha la tête. Une larme roula sur sa joue.
— On m’a transférée, encore et encore. Personne ne voulait d’une gamine trop silencieuse. Et toi ? Pourquoi t’es jamais revenu ?
Il s’assit à côté d’elle. Le vent soulevait les rideaux. Au-dehors, des passants pressaient le pas sans les remarquer, les voitures faisaient vibrer les vitres fendues.
— J’étais paumé. J’ai même cru que t’étais morte. Alors j’ai fui. J’ai tout brûlé derrière moi. Mais je t’ai toujours cherchée.
Ils restèrent longtemps sans parler. Le soleil s’était couché, laissant place à des lueurs orange sur les murs. Puis Amina murmura :
— Tu fais quoi, maintenant ?
Ravi hésita.
— Des conneries, surtout. Mais j’ai quelqu’un qui compte. Une fille. Pas pour l’amour. Juste... elle est comme moi. Cassée.
Amina posa sa main sur la sienne. Il la serra.
— Tu crois qu’on peut recommencer ? reprit-elle.
— Non. Mais on peut... continuer.
La pluie tambourinait sur les vitres crasseuses de l’immeuble. Dans l’escalier, des bruits de talons mouillés échappaient à l’humidité ambiante. Ravi était penché sur un carnet, une cigarette à moitié consumée entre les doigts, quand on frappa à sa porte. Trois coups secs, nerveux.
Il ouvrit, surpris. Capucine était trempée, son eyeliner coulait sur ses joues.
— Tu peux pas me demander pourquoi. Tu peux juste... dire oui.
Il se poussa sans un mot. L’odeur de pluie et de peur entra avec elle. Elle s’effondra sur son vieux canapé déchiré, serrant ses bras autour de son ventre.
— Eloïse est revenue. Je sais pas comment, mais elle... elle sait où j’habite. Elle me regarde, Ravi. Comme avant. Comme quand elle me coupait les mots.
Ravi ferma la porte, verrouilla. Il mit de l’eau à chauffer, sans parler. Dans la rue, les gens couraient sous leurs parapluies cassés. Une moto passait en vrombissant.
— T’as peur ? demanda-t-il doucement.
Elle hocha la tête, la gorge serrée.
— Et t’as pensé à aller voir la police ?
Capucine rit, sans joie.
— La police ? Ils m’ont dit qu’elle avait payé sa dette. Que j’étais "une adulte maintenant". Je voulais juste... pas être seule ce soir.
Il lui tendit une tasse de thé au gingembre. Elle souffla dessus, longtemps, comme si le simple fait de boire la forcerait à exister de nouveau.
— Tu peux rester ici. Mais si elle vient, je fais quoi ?
— Tu fais rien. Juste, tu me laisses me cacher.
Il l’observa. Elle était plus fragile que d’habitude. Moins insolente. Plus enfant. Et sans le dire, il comprit qu’elle avait déjà été brisée mille fois.
Ils passèrent la nuit à parler de choses bizarres : des poissons fluorescents qu’elle avait vus dans un aquarium, de l’odeur du plastique neuf, des tâches de peinture sur ses vieux pantalons. Le monde semblait loin, suspendu.
Et quand elle s’endormit sur le canapé, Ravi resta assis, à la regarder. Son poing se referma lentement.
Il souffla :
— Personne te touchera tant que je suis là.
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