Chapitre 53
Il pleuvait légèrement, une pluie fine et persistante qui détrempait les trottoirs et dessinait des reflets pâles dans les flaques d’eau. Lila marchait seule, capuche relevée, les mains dans les poches de sa veste trop mince. Son souffle formait des buées légères qu’elle ne regardait même plus. Elle avait quitté l’appartement en claquant la porte, laissant Eva dans un silence glacial. Elles ne s’étaient presque plus adressé la parole depuis la lettre de rejet. Pas après l’effondrement de leur nouveau logement. Pas après les soupçons qui lui rongeaient le ventre.
Un bruit de scooter déchira un instant la tranquillité du quartier. Un vieux monsieur promenait son chien sous un parapluie à fleurs. Un enfant pleurait plus loin, retenu par la main d’un parent pressé. La vie battait comme à distance de son propre désarroi.
L’immeuble de Jeanne se dressait au coin de la rue Massenet, entre une supérette fermée et un coiffeur. Un immeuble banal, presque endormi. Lila monta les escaliers, les marches crissantes sous ses bottes mouillées. Elle s’arrêta devant la porte 3B, inspira, puis frappa trois fois. Fort.
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur Jeanne, en chaussettes et en pull large. Ses cheveux étaient attachés à la va-vite, ses cernes plus creusées que la dernière fois.
— Lila ? Qu’est-ce que tu fais là ? murmura-t-elle, surprise.
— Je peux entrer ? J’ai pas envie qu’on parle dans le couloir.
Jeanne hocha doucement la tête, comme hésitante, puis ouvrit plus largement la porte. Lila entra sans attendre. L’appartement avait la même odeur de lavande artificielle. Un chat dormait roulé en boule sur le canapé, qu’elle écarta d’un geste de la main. Elle ne s’assit pas.
— J’imagine que tu devines pourquoi je suis là.
Jeanne referma la porte.
— L’incendie ?
Lila éclata d’un rire amer.
— Pas que. Le signalement anonyme sur mon nouveau logement. Les cafards qui se sont miraculeusement échappés dans le salon. Le coussin éventré. La chaise brisée. Et comme par magie, l’assistante sociale vient le lendemain.
Jeanne fronça les sourcils.
— Attends, tu crois que… tu crois que c’est moi ?
— Qui d’autre ? Tu savais où on emménageait. Tu savais pour la date de l’inspection. Et tu m’en veux depuis que j’ai décidé de vivre avec Eva. T’as jamais accepté qu’on prenne nos distances.
— C’est injuste, Lila. Tu sais très bien que je t’aimais comme une sœur.
— Justement. Une sœur qui m’aurait soutenue, pas enfoncée.
Jeanne recula légèrement, la mâchoire tendue.
— Tu crois que j’aurais fait tout ça ? Que j’aurais foutu le feu à ton ancien appartement ? Que j’aurais saboté ton dossier ? Tu me prends pour qui ?
— Pour quelqu’un de blessé. Quelqu’un qui m’a dit, texto, “Tu me remplaces par une inconnue”. Quelqu’un qui a juré que je ne pouvais pas être mère “dans cet état d’instabilité”.
Jeanne pâlit.
— J’étais en colère ce jour-là…
— Mais tu l’as dit. Et bizarrement, depuis ce jour-là, tout va mal. Mon ancien appart a brûlé, mais c’est toi qui as dit partout que tu avais donné l’alerte — alors qu’Eva et moi, on est arrivées avant les pompiers. Et maintenant, notre nouveau logement est insalubre. Trop insalubre pour une adoption.
Jeanne se détourna. Elle caressa distraitement le chat qui s’était réveillé. Un silence s’installa, lourd, opaque.
— Je t’en veux, oui. Mais je n’ai rien fait de ce que tu crois, souffla-t-elle. T’as tout reconstruit sans moi, Lila. T’as rayé notre histoire.
— Je voulais que tu fasses partie de ma vie. Mais pas que tu la diriges.
Un battement de paupières. Jeanne ne répondit pas. Lila se détourna à son tour, l’estomac serré.
— Je suis venue te dire que je ne crois plus en toi, Jeanne. Que même si t’as pas craqué l’allumette, t’as tout fait pour que ça flambe.
Elle ouvrit la porte.
— Au revoir.
Lila descendit seule les escaliers, le cœur secoué. Dehors, la pluie tombait toujours. Elle sortit sans parapluie, le visage levé vers le ciel gris. Eva ne lui avait pas répondu quand elle avait quitté l’appartement, et ce silence pesait autant que la dispute avec Jeanne.
Mais ce soir-là, quelque chose s’était rompu. Une corde entre elle et son ancienne amie. Et malgré tout, au milieu de la boue et de la colère, elle sentit poindre un début de clarté : elle devait se battre pour la vérité. Et pour l’enfant qu’elle voulait accueillir, avec ou sans Eva.
Lila avait passé la matinée à trier les cartons restés empilés dans un coin du salon. Elle ne savait pas exactement pourquoi elle s’était levée ce matin-là avec l’envie de tout ranger. Peut-être pour fuir le silence pesant d’un appartement où Eva ne lui adressait plus que des phrases courtes, polies, douloureusement neutres. Peut-être parce qu’elle cherchait désespérément un sens, un ancrage, quelque chose de solide au milieu du chaos des dernières semaines.
Dehors, la pluie avait cessé. À travers la baie vitrée, le soleil d’hiver diffusait une lumière pâle et douce qui baignait les meubles encore en désordre. L’odeur du carton humide se mêlait à celle, plus discrète, du bois du plancher encore récent. Le grincement d’un parquet sous ses pas, un frisson d’air venu de la cuisine, les bruits de la rue en sourdine : une moto qui pétarade, un chien qui aboie, une radio allumée à travers un mur.
Elle souleva un carton qu’elle n’avait pas encore ouvert. Dessus, d’une écriture enfantine qu’elle reconnut immédiatement, on pouvait lire : “mémoires”. Elle resta un instant figée. Ses doigts effleurèrent le couvercle, tremblants malgré elle. Puis elle l’ouvrit.
Il était là, posé tout en haut, un vieil album en cuir rouge aux coins écorchés. Elle le tira doucement et s’installa sur le sol, jambes croisées. Le cuir sentait encore le grenier. Une odeur de poussière ancienne, de souvenirs enfermés trop longtemps.
Elle ouvrit la première page.
La photo d’une fillette brune, les yeux grands ouverts, un sourire timide. Lila, à six ou sept ans, bras croisés, debout devant un vieux portail en fer forgé. Son grand-père la tenait par l’épaule. Il avait toujours eu ce sourire fatigué, mais aimant.
Elle tourna les pages, et les années défilèrent. Des goûters avec sa mère dans la cuisine jaune citron. Des vacances au bord d’un lac, où elle construisait des barrages avec ses cousins. Puis, plus tard, des photos de classe, des amis à peine reconnus, des lettres découpées dans des magazines pour faire des collages “artistiques”.
Une image attira son attention. Elle, à quinze ans, serrant contre elle une poupée de chiffon qu’elle avait appelée Manon. La légende, griffonnée au stylo violet : “un jour, je serai maman. Promis.” Un petit trait de cœur ponctuait le mot.
Lila referma les yeux. Elle se souvint d’une nuit, l’année de ses dix-sept ans, où elle s’était réveillée d’un rêve si fort qu’il l’avait fait pleurer. Elle tenait un bébé dans ses bras. Elle ne savait pas si c’était une fille ou un garçon, mais elle se rappelait encore la chaleur du corps, le poids minuscule contre sa poitrine, et l’évidence de l’amour.
Ce n’était pas juste une envie. C’était un besoin viscéral.
Elle tourna encore une page. Cette fois, des photos d’elle avec Jeanne. Elles avaient vingt ans. Deux verres à la main, allongées dans l’herbe d’un parc, souriantes, insouciantes. Une autre les montrait déguisées, un soir d’Halloween, hilares. Elle sentit sa gorge se nouer. L’amitié avait été belle. Puis trop intense. Puis possessive. Et maintenant ? Brisée.
Plus loin encore, des photos d’elle et Eva. Leur premier voyage. La mer derrière elles, les cheveux au vent. Des clichés flous mais pleins de vie. Eva, les yeux pétillants, l’embrassant sur la joue. Une petite note glissée entre deux pages : “Toi et moi, c’est pour la vie, même quand ça tangue.”
Lila referma l’album, les yeux humides. Ce passé la traversait comme une vague douce-amère. Elle ne regrettait rien, mais elle comprenait mieux. Ce besoin d’aimer, de transmettre, de protéger… il venait de loin. Plus loin qu’Eva, plus loin que Jeanne. Il était là depuis toujours.
Un bruit de clé la fit sursauter. Ce n’était qu’un voisin dans le couloir. Elle resta un moment immobile, l’album sur les genoux. Puis elle se releva lentement, rangea les photos dans le carton. Elle en sortit une, celle avec la poupée Manon, et la glissa sur le frigo avec un aimant en forme d’étoile.
En se redressant, elle se regarda dans le miroir de l’entrée. Les cernes, les épaules voûtées. Mais dans les yeux, une lueur tenace. Elle n’était pas au bout. Elle ne savait pas comment. Mais elle allait tenir.
Elle allait se battre.
C’était Eva qui avait glissé le prospectus sur la table de la cuisine, une semaine plus tôt, sans un mot. Le nom du groupe était simple : "Parents en chemin", et en bas de la feuille, une adresse, une date, une heure. Rien d’autre. Pas un commentaire, pas un regard. Juste ce papier, posé là, entre la corbeille de fruits et une tasse vide.
Lila l’avait lu sans rien dire. Puis elle l’avait glissé dans son sac. Juste au cas où.
Et ce "au cas où" la mena, un mercredi soir, dans un centre associatif un peu vieillot du 14e arrondissement. Le genre de bâtiment aux murs trop blancs, décorés d’affiches aux couleurs passées et de plantes en plastique poussiéreuses. Dans la petite salle circulaire, des chaises pliantes étaient disposées en cercle. Une odeur de café réchauffé flottait dans l’air, mêlée à celle des biscuits secs posés sur une table en coin.
Elle arriva un peu en avance. Une femme aux cheveux poivre et sel, lunettes sur le nez et pull violet, l’accueillit avec un sourire chaleureux.
— Lila, c’est ça ? Je suis Mireille. Installe-toi où tu veux. Tu veux un thé ?
Elle acquiesça en silence. Son cœur battait plus vite qu’il ne l’aurait dû.
Les autres arrivèrent peu à peu. Des couples, surtout. Deux femmes main dans la main, un homme seul au regard fatigué, une jeune femme qui semblait avoir à peine vingt ans et qui triturait nerveusement une écharpe. Lila se sentit étrangère. Déracinée.
Mireille prit la parole, une fois tout le monde installé.
— Bonsoir à toutes et tous. Comme chaque semaine, on va prendre un temps pour se raconter, s’écouter, et se soutenir. On a une nouvelle ce soir. Bienvenue, Lila.
Quelques regards se tournèrent vers elle. Elle esquissa un sourire.
— Merci.
Le tour commença. Chacun racontait son attente, ses rendez-vous administratifs, les obstacles. Lila écoutait, en silence. Certaines histoires lui serraient la gorge. Une femme parlait de son dossier rejeté trois fois. Un homme racontait les questions intrusives qu’on lui posait, seul, sur sa sexualité. Un couple évoquait la peur de ne jamais être choisis.
Puis vint son tour. Elle prit une inspiration.
— Je suis en cours d’adoption… enfin, j’étais. Le dossier a été perdu. Et on vient de juger mon logement insalubre après… un événement. Je ne sais plus si je suis en chemin ou en chute libre.
Un silence respectueux s’installa. Puis une voix douce, celle de la jeune femme à l’écharpe.
— C’est… courageux d’être venue.
Lila la regarda. Elle hocha la tête.
— Merci.
Et la parole circula. À mesure que les mots se posaient dans la pièce, quelque chose se dénouait. Elle se sentait moins seule. Ici, personne ne posait de questions tordues. Personne ne cherchait à la piéger. Elle n’avait pas besoin de prouver sa valeur.
À la fin, alors que chacun finissait son thé ou rangeait son sac, Mireille s’approcha d’elle.
— Tu veux revenir la semaine prochaine ?
Lila hésita. Puis acquiesça.
— Oui. J’aimerais bien.
En sortant, la nuit était tombée. Le trottoir était humide d’une pluie récente. Les lampadaires diffusaient une lumière jaune, et les passants marchaient vite, emmitouflés dans leurs manteaux. Lila marcha lentement, les mains dans les poches, écoutant les bruits de la ville. Les voitures, les voix lointaines, le bruit d’un métro qui passait au-dessus.
Elle passa devant une boulangerie encore ouverte. L’odeur du pain chaud la fit s’arrêter. Elle entra, acheta un petit pain au chocolat, comme quand elle était enfant. Elle sortit, le mangea à moitié debout, devant la vitrine. C’était sucré, réconfortant. Presque symbolique.
Ce soir-là, elle rentra tard. L’appartement était silencieux. Eva n’était pas là. Un mot attendait sur la table : “Dîner chez ma sœur. Ne m’attends pas.”
Lila resta un moment debout dans le salon, le manteau encore sur les épaules. Puis elle s’assit. Elle reprit le papier du groupe de soutien dans son sac. Elle traça un petit trait au crayon à côté de la date.
Une minuscule victoire.
Lila était rentrée tard ce soir-là, le cœur encore un peu plus lourd que d’habitude. La soirée au groupe de soutien avait été douce, presque réparatrice, mais elle savait que dehors, la tempête n’était pas finie. Eva ne lui avait pas adressé un mot depuis plusieurs jours, et le silence pesait lourd sur leur relation.
Elle posa son sac sur la table, tâcha de se concentrer sur les documents qu’elle avait apportés. Mais son téléphone vibra, coupant net ses pensées. Un message. Elle fronça les sourcils, ne reconnut pas le numéro.
« Je sais ce qui est arrivé à ta demande d’adoption. Rencontrons-nous. Ce soir, 22 h, au parc des Buttes-Chaumont. Ne viens pas seule. — Un allié. »
Lila relut plusieurs fois ce message. Son cœur battait à tout rompre. Était-ce un piège ? Une farce ? Ou bien enfin la clé de ce mystère qui la rongeait depuis des semaines ?
Elle prit une grande inspiration. Sa première réaction fut de répondre, mais elle s’abstint. Elle devait réfléchir. Surtout, elle devait en parler à quelqu’un… Mais à qui ? Eva était en froid avec elle, et elle ne voulait pas inquiéter sa sœur. Elle se sentait seule, coincée entre l’espoir et la peur.
Les minutes passaient. Lila se préparait mentalement. Elle vérifia que son téléphone était chargé, enfilait une veste chaude, prenait une lampe de poche dans son sac.
Elle avait l’impression de replonger dans un thriller dont elle serait l’héroïne malgré elle.
À 21 h 50, elle quitta l’appartement. Le vent frais d’automne la frappa au visage. Elle prit le métro, évita de croiser des regards familiers. Arrivée près du parc, elle patienta dans l’ombre, observant les rares passants. Elle ne vit personne qui paraisse l’attendre.
Il était presque 22 h 15 quand une silhouette se détacha d’un bosquet. Une femme, le visage partiellement caché par un foulard. Elle s’approcha sans un mot.
— Tu es Lila ? demanda la voix, douce, presque un murmure.
Lila hocha la tête, tremblante.
— Je suis celle qui t’a envoyé ce message. J’ai des informations sur ce qui est arrivé à ta demande.
Elle jeta un coup d’œil autour, comme pour s’assurer qu’elles étaient seules.
— Tu dois savoir que ce n’est pas un accident, ni une erreur administrative. Quelqu’un a tout fait pour que ta demande soit sabotée. Mais pourquoi… c’est encore flou.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? s’échappa Lila.
La femme esquissa un sourire triste.
— Je ne peux pas te le dire. Pas encore. Mais je peux t’aider. Je connais des gens qui savent ce qui s’est passé. Je peux te mettre en contact.
Lila sentit une rage monter en elle, mêlée à une profonde tristesse.
— Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ?
La femme baissa la tête.
— Parce que tu ne dois pas abandonner. Parce que cette histoire est plus grande que toi, que moi, que nous.
Un silence lourd s’installa.
— Je te donne ce numéro, appuie sur ce code, et tu recevras une clé USB. Dedans, il y a des preuves. Mais attention… ce que tu trouveras ne te laissera pas indemne.
Elle tendit un petit bout de papier à Lila. Lila le prit sans comprendre, les mains tremblantes.
— Et si c’est un piège ?
— Fais confiance à ton instinct. Mais ne reste pas inactive.
Puis, avant que Lila ne puisse répondre, la femme fit demi-tour et disparut dans la nuit.
Lila resta là, seule au milieu des ombres. Elle serra le papier dans sa main, la tête en feu. La vérité qu’elle attendait depuis si longtemps semblait à portée de main, mais le prix à payer lui apparaissait soudain bien lourd.
Elle rentra chez elle, le souffle court. Devait-elle appeler Eva ? Devait-elle parler à quelqu’un ? Son téléphone vibra encore. Un autre message. Simplement : “Sois prudente.”
Elle posa le téléphone sur la table, regarda le papier et murmura :
— Je ne lâcherai pas.
Ce soir-là, dans le silence de son appartement, Lila comprit qu’elle venait de franchir un pas qu’elle ne pourrait plus jamais reculer.
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