Chapitre 54

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Le crépuscule étendait ses ombres épaisses sur la Zone 8, ce quartier oublié où les ruelles étroites se perdaient sous des lampadaires fatigués. Les murs défraîchis des immeubles, bardés de graffitis et d’affiches déchirées, semblaient avaler la faible lumière orangée des réverbères. L’air était chargé d’une odeur âcre de goudron chaud mêlée à celle, persistante, de la poubelle renversée sur le trottoir. Des rats glissaient entre les déchets, furtifs et silencieux, tandis qu’au loin, des sirènes s’éloignaient, leur plainte stridente se mêlant au murmure lointain de la ville.

Ravi marchait d’un pas lent mais déterminé. Chaque bruit lui semblait amplifié : le craquement d’une branche sèche sous ses semelles, le froissement d’un sac plastique emporté par le vent. Son souffle faisait de petits nuages blancs dans l’air froid, son cœur battait fort dans sa poitrine, chaque pulsation lui rappelant ce poids qu’il portait depuis trop longtemps.

Son téléphone vibra dans la poche intérieure de sa veste élimée. L’écran s’alluma, affichant le nom qu’il redoutait et chérissait à la fois : Amina.

Il sortit l’appareil avec hésitation, un nœud se formant dans sa gorge. La sonnerie s’interrompit et une voix frêle, presque cassée, perça dans le silence :

— Ravi ?

Le ton était à la fois apeuré et soulagé.

Il s’appuya contre le mur d’un immeuble, cherchant un peu de soutien dans la froideur du béton.

— Amina, où es-tu ? Tu as l’air paniquée.

— Ils... ils sont là. Ils veulent me reprendre. Je ne peux pas retourner dans ce foyer, c’est un enfer.

Sa voix se brisa sur ce dernier mot, et Ravi sentit un frisson lui remonter le long de l’échine.

— Qui sont-ils ? Que veulent-ils exactement ?

— Les gens du foyer Sainte-Marguerite. Ils disent que je suis trop instable, que je ne peux pas rester dehors, que je dois revenir.

Il y eut un silence, seulement troublé par le bruit lointain des voitures et des pas précipités sur le bitume.

— Tu dois venir chez moi, Amina. Cacher-toi, surtout ne sors pas ce soir. Je viens te chercher, dans une heure.

Elle acquiesça, bien que Ravi ne pouvait pas la voir. Il raccrocha.

Les secondes s’étiraient, lourdes. Il regarda autour de lui, les ombres s’allongeant sur les murs, la nuit envahissant chaque recoin. Un chat errant passa, ses yeux brillants fixant Ravi un instant avant de disparaître.

Il sentait le poids de la responsabilité l’écraser : protéger sa sœur, qu’il avait abandonnée si longtemps, la sortir de ce cauchemar. Mais aussi réparer ce qui avait été brisé entre eux, les silences, les non-dits, les erreurs passées.

Une heure plus tard, devant l’immeuble décrépit où Amina se cachait, il s’engouffra dans la ruelle. L’odeur de la fumée et de la poussière lui piqua les narines. L’obscurité était presque totale, seulement trouée par la lumière vacillante d’un néon bleu. Puis elle apparut, se glissant rapidement dans l’ombre, les yeux rouges et cernés.

— Viens, souffla-t-il, tendant la main.

Elle la saisit, tremblante, son corps fragile contre le sien.

À l’intérieur de son appartement, tout était vieux, usé, mais c’était leur refuge. L’air était épais, chargé d’odeurs d’humidité et de tabac froid. Amina s’affala sur un vieux fauteuil en velours râpé, les larmes roulant silencieusement sur ses joues.

— Pourquoi tu fais ça, Ravi ? Pourquoi tu risques tout ?

Il s’assit en face d’elle, le regard fuyant.

— Parce que je veux te protéger, Amina. Parce que je n’ai plus rien d’autre. Je veux réparer, même si je sais pas comment.

Elle leva les yeux vers lui, la fatigue et la douleur lisibles dans ses traits.

— Tu as toujours fui. Tu brûlais tout derrière toi. Moi, j’ai souffert à cause de ça.

Il détourna le regard, serrant les poings.

— J’étais paumé. Je pensais que t’étais morte, ou qu’on ne se retrouverait jamais.

Un silence lourd tomba entre eux. Les murs semblaient absorber leurs mots.

— Tu sais, murmura Amina, j’ai rêvé toute ma vie d’un frère qui ne m’abandonnerait pas.

Ravi sentit ses yeux brûler, mais il fit taire ses émotions.

— Je vais essayer, pour toi. Pour nous.

Dans la nuit qui enveloppait la Zone 8, ils étaient deux âmes blessées, liées par un passé douloureux et une promesse fragile de renouveau.

Le soleil peinait à percer à travers un ciel grisâtre quand Ravi arriva devant la petite maison abandonnée au bout de la rue des Lilas. Le bâtiment semblait figé dans le temps, un vestige d’un passé douloureux qu’il avait tenté d’enterrer au plus profond de lui-même. Les murs craquelés et la peinture écaillée parlaient d’années de solitude et de négligence. Le jardin, autrefois soigné par sa mère, avait été envahi par des mauvaises herbes qui s’étiraient jusqu’aux fenêtres poussiéreuses.

Il resserra le col de sa veste et posa son sac au sol, le poids de ses souvenirs aussi lourd que celui de ses pas sur le gravier fissuré. Chaque souffle d’air semblait chargé d’une tension invisible, d’un silence lourd de non-dits. Ravi n’était pas revenu ici depuis des années. Pourtant, aujourd’hui, il savait qu’il ne pouvait plus fuir.

Il frappa à la porte avec hésitation. Le bruit résonna dans la maison vide, mais personne ne répondit. Il insista, appuyant plus fort, mais le seul écho fut celui de sa propre voix. La porte, étrangement, n’était pas verrouillée. D’un geste hésitant, il la poussa et pénétra dans l’obscurité.

L’intérieur était figé dans un passé poussiéreux. Le vieux canapé déchiré trônait dans le salon, recouvert d’une toile d’araignée et de feuilles mortes qui s’étaient glissées par la fenêtre cassée. Des cadres étaient tombés au sol, leurs images délavées par le temps. Ravi s’agenouilla pour ramasser l’un d’eux : une photo de lui enfant, souriant maladroitement à côté de sa mère et de sa sœur Amina. Un nœud se forma dans sa gorge.

Un bruissement venant de la cuisine le fit sursauter. Une silhouette frêle apparut dans l’encadrement de la porte. C’était leur mère, dont les traits étaient marqués par la fatigue et les années, mais dont les yeux gardaient cette lueur de force et de tendresse qu’il avait tant cherchée.

— Ravi ? murmura-t-elle, surprise mais pas effrayée.

— Maman, c’est moi… Je suis revenu, dit-il d’une voix rauque.

Elle hocha doucement la tête, un mélange de soulagement et de douleur traversant son regard.

— Je savais que tu reviendrais un jour.

Un silence lourd s’installa entre eux, chargé de mots non dits, de regrets accumulés. Puis, d’une voix tremblante, elle demanda :

— Pourquoi maintenant ? Pourquoi après tout ce temps ?

Ravi déglutit difficilement.

— Parce que je ne peux plus fuir. Parce qu’Amina a besoin de moi. Et que... moi aussi. Je veux réparer ce que j’ai cassé.

Elle l’observa longuement, comme pour peser la sincérité de ses mots, puis soupira.

— Cette maison n’est plus celle que tu connais. Tout est brisé ici, comme nous.

Il regarda autour de lui, sentant la poussière flotter dans les rayons de lumière filtrant par les volets. Il se rappela les rires qui avaient autrefois rempli ces murs, les moments partagés, et surtout, la douleur sourde qui avait fini par tout déchirer.

— Je ne peux pas changer le passé, mais je veux reconstruire, maman. Pour vous. Pour nous.

Elle posa une main tremblante sur son épaule, un geste simple mais porteur d’une promesse silencieuse.

— Tu n’es pas seul dans cette histoire, Ravi. J’ai fait des erreurs, j’ai laissé tomber. Mais nous sommes toujours une famille, même brisée. Et Amina a besoin que tu sois là.

Les larmes commencèrent à rouler sur ses joues, et il les laissa couler sans honte.

— Je veux être là. Pas seulement pour Amina, mais pour toi aussi. Pour qu’on soit enfin ensemble, malgré tout.

Un léger sourire fendit le visage de leur mère, faible mais sincère.

— Alors montre-moi que tu peux tenir cette promesse. Que tu peux être celui qui restera.

Ravi prit une profonde inspiration, sentant une paix nouvelle l’envahir. Il savait que le chemin serait long, que les blessures mettraient du temps à guérir. Mais pour la première fois depuis longtemps, il sentait l’espoir poindre.

— Je serai là. Je te le promets.

Dans cette maison oubliée, sous les volets usés, au milieu des souvenirs poussiéreux, une lumière fragile venait de renaître. Un souffle d’espoir, ténu mais vivant, prêt à éclairer la voie vers un avenir incertain, mais possible.

Ravi referma la porte du bureau d’un geste sec. Le dossier d’adoption de Lila était là, bien rangé dans le tiroir fermé à clé. Il savait où il se trouvait, contrairement aux autres. Il était l’un des rares à avoir accès à ce genre de documents sensibles. Pourtant, malgré cette position privilégiée, il se sentait prisonnier d’une toile invisible.

Il n’avait jamais aimé Jeanne. Trop distante, trop froide, trop calculatrice à son goût. Elle dégageait cette aura froide et distante qui le mettait mal à l’aise. Ce n’était pas une question de faits, c’était un ressenti instinctif : elle ne lui inspirait aucune confiance. Il avait vu ses manières, entendu son ton, et il était convaincu qu’elle savait manipuler les autres pour arriver à ses fins.

Pourtant, il savait une chose que personne ne pouvait nier : Jeanne n’avait rien fait pour saboter la demande d’adoption de Lila. Ce n’était pas elle qui avait mis le feu à l’ancien logement, ni qui avait endommagé le nouveau. Non, la vérité était ailleurs, et ce dossier qu’il tenait entre ses mains en était la clé.

Elina, en revanche, voulait faire porter toute la responsabilité à Jeanne. Elle voulait en faire la bouc émissaire parfaite, celle qu’on pointerait du doigt pour détourner l’attention et préserver ses propres secrets. Ravi avait entendu Elina lui dire, sans sourciller :
« Jeanne doit payer pour ça. Peu importe ce qu’elle a fait ou pas, elle sera la responsable. »

Ravi acquiesça, mais à l’intérieur, il bouillait. Il savait que ce mensonge détruirait non seulement Jeanne, mais aussi tout ce qu’ils essayaient de construire. Il se sentait coincé entre sa loyauté envers Elina et son sens de la justice, bien que ce dernier soit assombri par son antipathie pour Jeanne.

Quelques jours plus tôt, lors d’une réunion informelle, il avait surpris une conversation entre Lila et Eva. Lila cherchait désespérément à comprendre qui avait détruit sa vie, pourquoi son dossier avait disparu. Ravi avait écouté en silence, incapable de se résoudre à leur dire la vérité. Il sentait que, si elles découvraient ce qu’il savait, tout volerait en éclats.

Quand Lila avait tenté de lui parler en privé, la douleur dans ses yeux l’avait frappé.
« Ravi, je sais que tu sais quelque chose. Je t’en prie, aide-moi. »
Mais il avait détourné le regard, répondant avec une froideur qu’il regrettait :
« Je ne peux rien faire pour toi, Lila. Pas maintenant. »

Il avait senti cette morsure dans sa poitrine, ce poids écrasant de la trahison.

Il détestait Jeanne, certes, mais ce n’était pas une raison pour la condamner à tort. Pourtant, il restait fidèle à Elina, convaincu que ses ordres étaient les seuls moyens d’éviter un chaos plus grand.

Ce soir-là, dans son petit appartement, Ravi s’assit à son bureau, le visage éclairé par la faible lumière de sa lampe. Il repensa à tous les choix qu’il avait faits, à toutes les fois où il avait préféré le silence à la vérité.
Il savait que ce mensonge finirait par lui exploser à la figure.

Le téléphone vibra. C’était un message d’Elina :
« Assure-toi que Jeanne reste seule responsable. Pas un mot à Lila. »

Ravi soupira, puis répondit simplement :
« Compris. »

Il savait que, pour l’instant, il devait jouer le rôle qu’on attendait de lui. Mais une part de lui voulait crier, dénoncer cette injustice. Cette part, il la réprima. Il n’était pas là pour sauver Jeanne. Il n’aimait pas Jeanne. Il ne ferait rien pour elle. Mais il ne pouvait pas non plus se résoudre à la voir tomber sans raison.

Il était prisonnier d’un dilemme : il devait protéger Elina, obéir à ses ordres, mais en même temps, il ne pouvait se débarrasser du sentiment amer que tout cela était faux, que la justice était bafouée.

Ravi repensa à la dernière fois où il avait vu Jeanne. Elle avait ce regard dur, presque défiant, qui lui avait donné envie de la repousser. Mais il avait aussi vu, au fond de ses yeux, une détresse qu’il ne pouvait ignorer.

Il se leva, regarda par la fenêtre la nuit silencieuse de la ville. Il était seul dans ce combat interne, tiraillé entre la haine qu’il éprouvait pour Jeanne et la vérité qu’il connaissait. Il ne pouvait ni l’aimer ni la détruire sans preuve.

Pour l’instant, il jouerait sa carte. Mais une chose était sûre : ce secret finirait par exploser, et quand ce jour viendrait, Ravi devrait choisir son camp, une bonne fois pour toutes.

Le bureau d’Elina était silencieux, seulement éclairé par la lumière tamisée d’une lampe de bureau. Ravi s’appuyait contre la table, le regard fixe, tandis qu’Elina, assise derrière son bureau, triturait nerveusement un stylo entre ses doigts.

— Trois semaines avant ton départ, dit Ravi en cassant le silence, et deux semaines avant le jugement de Jeanne. Tu es sûre de ne pas vouloir que je t’accompagne ? Je peux être utile, tu sais.

Elina leva les yeux, un sourire dur étira ses lèvres.

— Non, répondit-elle froidement. Si quelqu’un apprend qu’on est proches, toute ma stratégie tombe à l’eau. Je veux que tu sois là deux mois après, quand ce sera terminé. Que personne ne puisse faire le lien.

Ravi pencha la tête, intrigué.

— Et tu crois vraiment que tu vas la faire tomber, Elina ? Que tu vas détruire Jeanne ?

Elina croisa les bras, le regard brillant d’une lueur implacable.

— Absolument. Elle a harcelé ma vie pendant trop longtemps. Elle a brisé mes nuits, volé ma paix. Maintenant, c’est mon tour. Je vais la réduire en poussière devant ce tribunal. Peu importe si elle est innocente ou non, elle paiera pour tout.

Ravi fronça les sourcils, une pointe d’hésitation dans la voix.

— Je sais que Jeanne n’a rien fait ces derniers temps. Mais toi, tu veux qu’elle porte le chapeau pour tout ce qui s’est passé. Tu veux que je t’aide à l’écraser.

— Exactement, répondit Elina, déterminée. Et toi, tu vas m’aider. Je sais que tu m’aimes, que tu ne veux que mon bonheur. Alors, sois à mes côtés. Défends-moi comme je défends mes intérêts.

Ravi regarda Elina longuement. Son cœur battait fort, partagé entre sa loyauté, son amour, et la vérité.

— Très bien, Elina, dit-il enfin. Je serai là. Mais je te préviens, ça ne sera pas simple. Ce genre de jeu laisse toujours des dégâts derrière.

Elina se redressa, la froideur dans ses yeux tranchante.

— Peu m’importe. Jeanne doit tomber, et rien ne m’arrêtera.

Ravi se détourna, prêt à tout pour protéger celle qu’il aimait, même si ça signifiait broyer une autre vie.

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