Chapitre 55 (Flashback)

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La poignée était froide, lisse, presque indifférente à sa paume hésitante. Elina l’abaissa doucement, faisant grincer la porte qui dévoila une petite chambre aux murs jaune pâle, où flottait encore une odeur de peinture fraîche mêlée à celle, plus ancienne, d’un linge trop longtemps enfermé. Tout semblait soigneusement préparé : une armoire en bois clair, un lit impeccablement fait, un tapis violet couvert d’étoiles blanches. Mais tout était trop ordonné, trop silencieux, trop… étranger.

Elle resta dans l'encadrement un long moment, sans oser poser le pied sur le tapis. Derrière elle, la voix de Nora montait depuis la cuisine :
— « Elina ? Tu peux t’installer, d’accord ? Tu es chez toi maintenant. »

Chez toi.

Deux mots qu’on lui avait dit dans l’orphelinat, dans les familles d’accueil précédentes aussi. Mais ici, il y avait quelque chose de différent, de plus figé. Comme si tout avait été monté comme un décor de théâtre — pour faire bonne figure, pour que personne ne puisse dire que cette adoption n’était pas légitime.

Elle entra enfin, referma la porte derrière elle, et posa son petit sac sur le lit. Un vieux sac bleu, un peu effiloché, avec une peluche à moitié décousue accrochée à la fermeture. Elle s’assit, posément, les jambes pendantes dans le vide, le regard rivé au mur en face. Il n’y avait aucune photo, aucun dessin. Rien qui dise « bienvenue ».

La lumière de fin d’après-midi filtrait à travers le rideau à fleurs, projetant des motifs tremblants sur le sol. Dans le silence, elle entendit des pas dans le couloir, des rires étouffés. Puis une voix d’enfant, tranchante comme un couperet.

— « Tu crois qu’elle va rester longtemps cette fois ? »
— « J’en sais rien », répondit un autre, plus grave. Luka. « Maman dit qu’elle doit faire des efforts. »

Le cœur d’Elina se serra. Elle comprenait maintenant que la porte, laissée entrouverte exprès, lui permettait d’entendre ces mots. Elle se glissa doucement jusqu’à l’encadrement, poussa le battant de quelques centimètres. En face, dans la chambre commune de Jeanne et Luka, elle aperçut les deux silhouettes : Luka, allongé sur son lit, une console entre les mains, et Jeanne assise contre l’armoire, les bras croisés.

— « Elle a l’air bizarre », poursuivit Jeanne. « Elle parle pas. Et elle a regardé mon poster comme si elle savait pas ce que c’était. »

— « T’as qu’à lui apprendre », ricana Luka.

Elina referma la porte sans bruit, retourna sur son lit. Elle ne pleura pas. Elle savait qu’il ne fallait pas. Les larmes faisaient peur aux adultes. Et cette famille-là semblait aimer ce qui était propre, maîtrisé, discret.

Le soir, lors du dîner, elle fut installée entre Nora et Gabriel. Jeanne et Luka en face, qui la fixaient comme si elle était une bestiole échappée d’un bocal.

— « Alors, Elina, tu veux du gratin ? » demanda Gabriel avec un large sourire qui ne lui atteignait pas les yeux.

Elle hocha la tête. Mais au moment où Nora lui tendit le plat, Jeanne poussa un coude discret, et une serviette tomba au sol. Nora s’énerva immédiatement contre Jeanne, tandis que Luka étouffait un rire. Elina, elle, n’osa pas bouger. Elle sentit les regards. Elle comprit que dans cette maison, les règles n’étaient pas les mêmes pour tout le monde.

Dans la nuit, le grincement des marches la réveilla. Elle crut d’abord rêver. Mais les bruits revinrent. Des pas feutrés, des murmures. Puis un claquement de porte. Elle se leva, pieds nus sur le sol glacé, ouvrit la sienne un peu… et vit Jeanne dans le couloir. Elle tenait une lampe de poche, et un carnet entre les mains.

— « Tu veux quoi ? » murmura Elina.

Jeanne la regarda, sans sourire.
— « Tu dors pas ? »

Elina secoua la tête.

— « Moi non plus », ajouta Jeanne. « T’as intérêt à pas faire de bruit. Et touche pas à mes affaires. »

Puis elle tourna les talons.

Elina referma la porte et retourna dans son lit. Elle serra sa peluche contre elle. Ce n’était pas vraiment sa chambre. Ce n’était pas encore sa maison. Et quelque chose lui soufflait que ce ne serait jamais vraiment sa famille.

Le calendrier sur le frigo indiquait la date en lettres rouges : 19 novembre. Une petite étoile dessinée maladroitement trônait dans un coin, comme un vestige lointain d’une intention oubliée. Elina l’observait du bout du couloir, le dos collé au mur, les bras croisés sur sa poitrine. C’était son anniversaire. Neuf ans.

Mais dans la maison, rien ne semblait le rappeler. Gabriel lisait son journal dans le salon, Nora passait un appel à voix basse dans la cuisine. Jeanne et Luka n’étaient pas là. Peut-être au collège, peut-être enfermés dans leur chambre à rire d’elle.

Elle descendit les escaliers en silence. Pas de gâteau. Pas de cadeau. Pas même un « bon anniversaire ». Rien. La même routine que la veille. Elle s’assit à la table, là où on la plaçait toujours — entre la fenêtre et la chaise bancale.

— « Tu veux du pain grillé, Elina ? » demanda Nora sans lever les yeux.

Elle hocha la tête. Sa voix, elle ne la trouvait plus.

Quand Gabriel posa devant elle un bol de lait tiède, elle crut un instant qu’il allait dire quelque chose. Mais non. Il retourna à ses nouvelles, absorbé par les mots imprimés.

Alors Elina cessa d’attendre.

Elle passa la matinée à découper des formes dans des papiers de brouillon. Des étoiles, des cercles, un cœur maladroit. Elle les glissa dans un coin de son tiroir, en se promettant que, plus tard, quand elle serait grande, elle s’en offrirait un vrai, d’anniversaire. Avec des ballons. Et un prénom sur le gâteau.

L’après-midi, Nora annonça qu’ils sortaient faire des courses. Elina proposa de venir, espérant, peut-être, qu’on lui choisirait un petit quelque chose. Mais Nora répondit d’un ton distrait :

— « Non, tu restes avec Jeanne et Luka. On revient vite. »

Elle n’eut pas le temps de protester. Les clés claquèrent dans la serrure, et le silence retomba.

Elle monta les marches lentement, redoutant déjà l’attitude de Jeanne. Et comme prévu, elle la trouva sur le palier, les bras croisés, le regard dur.

— « Tu fais quoi ? »

— « Rien… » murmura Elina.

— « Tu vas encore pleurnicher parce qu’on t’a pas chanté une chanson ? »

Elina baissa les yeux. Mais Luka apparut derrière elle, un sourire moqueur au coin des lèvres.

— « Attends, Jeanne, t’as pas compris ! Elle pensait qu’on allait lui faire une fête ! »

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

Elina sentit sa gorge se nouer. Elle recula d’un pas, mais Jeanne l’attrapa par le poignet.

— « T’as peut-être oublié que t’es pas vraiment de cette famille. On a eu pitié de toi. C’est tout. »

Puis elle la repoussa légèrement.

Pas violemment. Pas assez fort pour laisser une trace. Juste assez pour lui rappeler qu’elle n’était pas la bienvenue.

Elina monta dans sa chambre et s’y enferma. Elle resta assise sur son lit pendant de longues heures. Les aiguilles tournaient, lentes, cruelles. Le soleil déclinait déjà.

Ce soir-là, Gabriel frappa à la porte. Il entra avec une petite boîte entre les mains.

— « On t’a pris ça », dit-il, sans sourire. « On a failli oublier la date. »

Elina ouvrit la boîte. Une barrette rose, un peu trop brillante, avec des strass collés dessus. Elle murmura un merci. Gabriel lui ébouriffa les cheveux et ressortit.

Elle reposa la barrette dans la boîte, referma le couvercle et la glissa au fond de son armoire.

Ce soir-là, personne ne chanta. Il n’y eut pas de bougie, pas de vœux, pas de câlin.

Mais Elina comprit que ce jour-là n’était pas un oubli.

C’était un choix.

Le bruit du vase qui se brise résonna dans tout le couloir, un éclat sec qui sembla déchirer le silence comme une promesse de souffrance.

Elina arriva au pas de course, le cœur battant, sa respiration courte et haletante. Elle aperçut les fragments blancs étalés sur le carrelage, les éclats coupants sous ses pieds.

— « C’est encore toi, n’est-ce pas ? » lança Jeanne en sortant de l’ombre, ses yeux durs comme de la pierre fixant Elina avec un mépris glacial.

Elle n’attendit pas de réponse, sa voix mordante, presque un cri :

— « Comment peux-tu être aussi maladroite ? Tu ne mérites pas de vivre dans cette maison. »

Luka apparut derrière elle, un sourire cruel étirant ses lèvres.

— « Tu ferais mieux de disparaître, Elina. Tu n’es qu’un poids pour cette famille. »

Elina baissa la tête, son regard cherchant en vain une échappatoire.

— « Ce n’est pas moi… je ne l’ai pas fait tomber, je te jure. » Sa voix tremblait, à peine audible.

Mais Jeanne haussa les épaules, indifférente à sa détresse.

— « As-tu déjà entendu la vérité sortir de ta bouche ? » lança-t-elle, moqueuse. « Cette maison serait tellement mieux sans toi. »

Elina sentit ses jambes fléchir, la peur la submergeant. Soudain, une voix douce et cassée retentit derrière la porte.

— « Nora ? » demanda timidement Gabriel, le père. Il entra dans le couloir, son visage marqué par la fatigue et l’inquiétude.

Jeanne recula d’un pas, le visage dur.

— « Maman, Elina a cassé le vase. C’est une catastrophe. Elle doit être punie. »

Nora, la mère, sortit de la cuisine, le regard froid comme un hiver sans fin.

— « Encore toi, Elina. Toujours en train de faire des bêtises. Ce vase était un cadeau précieux. Tu vas payer pour ça. »

Gabriel s’approcha doucement d’Elina, lui passant une main réconfortante sur l’épaule.

— « Tu n’as pas à supporter ça, Elina. Ce n’est pas ta faute. »

Mais Nora l’ignora, fixant Elina d’un regard dur et implacable.

— « Tu dormiras dans le grenier pendant une semaine. Sans repas avec nous. »

Elina sentit son cœur se serrer, une boule de peur et de tristesse se formant dans sa poitrine.

— « Mais… s’il te plaît, maman, ce n’est pas moi. »

— « Assez ! » coupa Nora d’une voix cinglante. « Tu es punie, point final. »

Gabriel la regarda, impuissant, puis se tourna vers Elina.

— « Viens, je vais t’apporter un peu de nourriture. »

Elina le suivit à contre-cœur, sachant qu’elle devait se cacher pour éviter la colère de Nora.

Dans le grenier, la lumière filtrait à peine à travers une petite fenêtre. Elina s’assit dans un coin, entourée de toiles d’araignées et de vieux cartons.

Le froid mordait sa peau, et la solitude lui pesait comme une armure de plomb.

Elle repensa aux éclats du vase, mais surtout à Jeanne et Luka, à leurs regards cruels juste avant l’incident. Elle savait que ce n’était pas un accident.

Leur harcèlement la suivait partout. Leur mépris était une ombre qui s’étendait sur chaque jour de sa vie.

— « Pourquoi eux ? » murmura-t-elle dans l’obscurité.

Un souvenir douloureux remontait à la surface : les années au lycée, les insultes, les humiliations, la solitude.

Elle avait été adoptée à sept ans par cette famille, espérant enfin trouver un foyer.

Mais Jeanne et Luka avaient fait de sa vie un enfer.

Le lycée. Pour beaucoup, un lieu de découvertes et d’amitiés. Pour Elina, c’était un champ de bataille. Chaque jour, elle avançait la tête basse, le cœur serré, sachant qu’elle allait une nouvelle fois subir les humiliations orchestrées par Jeanne, Luka, Lila, Eva, et surtout Pablo.

Ce jour-là, Pablo la saisit brusquement par le bras dans un coin isolé de la cour, ses doigts serrant la peau comme une pince de fer.

— « Alors, la petite bouseuse, prête pour ta dose ? » cracha-t-il, un sourire cruel aux lèvres.

Elina tenta de se dérober, mais il l’attira plus fort.

— « Arrête de faire ta mijaurée. Mange ce truc, sinon je te jure que tu vas regretter d’être née. »

Il brandit un ver de terre, visqueux et remuant, devant son visage blême.

— « Bouffe ça, sale traînée ! » lança Lila en ricanant, suivie des éclats de rire d’Eva.

Elina recula d’un pas, la gorge serrée, les yeux pleins de larmes.

— « Non, laissez-moi… Je vous en supplie. »

Mais c’était inutile. Sous les regards moqueurs, elle fut forcée d’ouvrir la bouche. Pablo lui fourra le ver de terre dans la gorge, ses doigts encore plus fermes, tandis que les autres criaient :

— « Allez, avale, sinon on te balance dans les chiottes ! »

— « T’es vraiment qu’une merde, Elina », ricana Luka.

La sensation répugnante lui brûlait la gorge, la nausée la prit aussitôt. Elle cracha, tenta de se défaire, mais la bande l’empêchait de fuir.

Puis vint le pire.

Dans une salle de classe vide, le groupe l’enferma. Pablo, les yeux noirs de haine, la plaqua contre un bureau.

— « Tu crois que t’es à l’abri, hein ? On va te montrer à tout le monde qui tu es vraiment. »

Il commença à la déshabiller de force, arrachant ses vêtements avec une brutalité presque bestiale.

— « Arrête, s’il vous plaît ! » supplia-t-elle, la voix brisée.

Mais Jeanne ricana, posant sa main froide sur son épaule.

— « T’as rien à faire ici, sale traînée. Tu vaux rien. »

Luka s’approcha, un sourire cruel aux lèvres.

— « Personne ne t’aime, tu vas le comprendre aujourd’hui. »

Pablo l’embrassa violemment, déshabillant encore plus Elina, pendant que Lila filmait la scène avec son téléphone.

— « Ça va faire un malheur sur Insta. Tu vas voir ce que ça fait d’être la honte de la classe. »

Le lendemain, la photo circulait déjà dans tous les téléphones, partagée dans un groupe WhatsApp de la classe.

Un message s’afficha sur l’écran d’Elina :
« Regarde ta nouvelle reine, déshabillée et à poil. »

Un autre :
« Pathétique. Tu vaux même pas la peine qu’on t’aide. »

Un autre encore :
« Espèce de larve, disparais. »

Elle se mit à trembler, le souffle coupé.

— « Pourquoi vous me faites ça ? » murmura-t-elle, seule dans sa chambre.

Mais personne ne répondait. Juste le silence glacial.

À la maison, Nora, leur mère adoptive, avait sa propre façon de punir Elina.

— « Tu n’es qu’un poids pour cette famille, tu ne mérites rien », lui lançait-elle avec mépris.

Elle ne levait jamais la main, mais ses mots étaient des coups qui la laissaient à terre.

Gabriel, le père, lui, restait le seul refuge, souvent silencieux mais compatissant.

— « Tiens bon, Elina. Tu n’es pas seule. »

Mais ces mots, bien qu’apaisants, ne suffisaient pas à combler l’abîme de douleur.

Chaque jour au lycée, chaque regard, chaque insulte, chaque geste cruel, érodait un peu plus son âme.

Un jour, la cruauté de Jeanne et de son groupe atteignit un nouveau sommet d’horreur.

Elina voulait juste traverser le couloir pour rejoindre sa classe, espérant se faire oublier. Mais Jeanne, Luka, et Pablo l’attendaient, leurs yeux brillants d’une malveillance glaciale.

Sans prévenir, Jeanne la saisit par les cheveux, la tirant violemment vers elle.

— « Tu crois que tu peux exister ici sans payer ? Sale merde. » cracha Jeanne avec un sourire méprisant.

Avant qu’Elina ne puisse réagir, Jeanne la plaqua contre le lavabo froid dans les toilettes désertes. Elle enfonça la tête d’Elina sous l’eau glacée, la maintenant fermement.

Elina paniquait, frappant l’évier de ses mains tremblantes, tentant de respirer, suffoquant sous le flot d’eau. Ses yeux cherchaient une échappatoire, mais il n’y en avait aucune.

Luka et Pablo, postés à la porte, gloussaient comme des démons.

— « Regarde-la crever, cette sale pute ! » ricana Luka, l’œil brillant de cruauté.

Puis, dans un acte ignoble, ils commencèrent à uriner sur elle. Le liquide chaud coula sur ses cheveux trempés, sur son visage, son corps, mêlant dégoût et honte. Elina, toujours retenue sous l’eau, sentit son cœur se serrer, comme si chaque humiliation lui creusait un peu plus un trou dans l’âme.

— « Ça te plaît ? Sale catin, personne ne te défendra jamais. Tu vaux rien. » cracha Pablo en riant, regardant la scène comme un spectacle.

Jeanne finit par relâcher sa prise, laissant Elina tomber au sol, haletante, trempée, couverte d’une honte indescriptible. Elle se recroquevilla, serrant ses genoux, essayant de retenir les sanglots qui la secouaient.

Mais l’horreur ne s’arrêta pas là. Alors qu’Elina pleurait en silence, Pablo sortit son téléphone et, avec un sourire sadique, captura plusieurs photos d’elle, nue sous ses vêtements déchirés, trempée, au visage déformé par la peur et la douleur. Il envoya aussitôt ces images à leur groupe de classe, accompagné de messages humiliants et moqueurs.

Quelques heures plus tard, Elina vit les moqueries s’étaler sur les réseaux, des commentaires cruels, des insultes, des menaces, un déferlement d’horreur qu’elle ne pouvait contrôler.

À la maison, la tension était palpable. Sa mère, froide et distante, lui reprochait de ne pas « se défendre », ajoutant un poids supplémentaire sur ses épaules déjà écrasées.

Elina se sentait de plus en plus isolée, même dans sa propre tête. Les cauchemars la hantaient, la peur la tenait éveillée la nuit, et la honte lui broyait le cœur. Chaque matin, elle se demandait comment elle allait pouvoir affronter un nouveau jour, un nouveau supplice.

Son regard autrefois vif s’était voilé. Elle parlait peu, souriait rarement. Parfois, elle restait des heures enfermée dans sa chambre, se répétant qu’elle n’était qu’un fardeau, une erreur. La confiance en elle s’effritait, remplacée par une angoisse sourde et une tristesse qu’elle ne pouvait partager.

Le poids de l’humiliation et de la violence la rongeait de l’intérieur, la poussant vers un abîme dont elle ne voyait pas la fin.

Elina s’était levée ce matin-là avec une boule au creux de l’estomac. Depuis des semaines, chaque jour ressemblait à un combat perdu d’avance. Elle évitait le miroir, refusait de croiser le regard de ses parents adoptifs, redoutait plus que tout d’affronter Jeanne et Luka. Pourtant, aujourd’hui, un poids nouveau lui pesait sur la poitrine : l’isolement grandissant, l’impression d’être une étrangère partout.

Dans la cuisine, sa mère, d’une voix glaciale, la fusillait du regard. « Elina, tu vas à l’école. Et ne reviens pas plus tôt que prévu. » Son père, assis à table, essayait de lui adresser un sourire compatissant, mais elle détourna les yeux. Elle sentait qu’il était le seul qui la comprenait, mais aussi qu’il ne pouvait rien faire.

À l’école, les couloirs étaient un théâtre cruel où elle jouait chaque jour le rôle de la victime. Lila, Eva, et Pablo étaient les chefs d’orchestre de cette symphonie de cruauté. Lila lui lançait des regards assassins, Eva gloussait en chuchotant à l’oreille de Pablo, qui ne manquait jamais une occasion de lui infliger une humiliation.

« Hé, la larve ! » lança Pablo d’un ton moqueur alors qu’Elina passait timidement près de son groupe. « Tu vas encore pleurer à la maison, petite chose ? »

Elina baissa la tête, serrant les poings pour ne pas exploser en sanglots. Elle se sentait invisible et pourtant la cible de tous.

Le pire, c’était quand Pablo et ses amis, à la pause déjeuner, l’entraînaient dans des défis humiliants. Une fois, il l’avait forcée à manger des vers de terre — des limaces gluantes qu’ils avaient ramassées dans le jardin. Elina avait failli vomir, mais Pablo riait aux éclats, encourageant les autres à faire de même.

« Mange, salope, ou tu vas encore finir toute seule ! » crachait Pablo, son sourire cruel déformant son visage.

Un jour, elle avait refusé de se déshabiller pour un jeu stupide, mais Pablo et Luka l’avaient forcée, la dénudant devant leurs rires moqueurs. Puis, ce fut l’humiliation suprême : une photo d’elle, livide et honteuse, avait été prise et publiée dans le groupe de la classe. Les messages affluaient, entre moqueries et insultes. Elina passait ses nuits à pleurer, terrifiée à l’idée que quelqu’un puisse la voir ainsi.

Ce jour-là, dans une salle vide du lycée, alors qu’elle pleurait en silence, Lila s’approcha d’elle, le regard froid.

« Regarde-toi, Elina, tu ne vaux rien. Tu crois que quelqu’un t’aime ? Même ta mère te déteste. »

Elina recula, le cœur serré, sans pouvoir répondre. Cette phrase résonnait en elle comme un couperet.

Mais la cruauté ne s’arrêtait pas là. Un après-midi, dans la maison familiale, Jeanne avait décidé de punir Elina d’une façon plus abjecte encore. Sous le regard complice de Pablo et Luka, Jeanne avait pris Elina par le bras et l’avait traînée jusqu’aux toilettes du rez-de-chaussée.

« Tu vas apprendre ce que ça veut dire d’être sale, vermine », avait-elle sifflé, le visage tordu par la haine.

Jeanne avait plongé violemment la tête d’Elina dans la cuvette, l’obligeant à retenir son souffle tandis que Pablo et Luka se tenaient près d’elle, riant et pissant sur elle en même temps.

« Regarde-la, elle est à nous, cette merde ! » cria Luka en éclatant de rire.

Elina avait crié de désespoir, chaque seconde semblant durer une éternité. Quand elle avait enfin réussi à s’extraire de cette torture, elle était trempée, humiliée, brisée.

Cette nuit-là, dans sa chambre, elle tremblait sous les couvertures. Elle sentait sa santé mentale se déliter, chaque humiliation creusant un peu plus le gouffre en elle.

Dans ses pensées, une voix sourde se faisait entendre, lui murmurant qu’elle n’était rien, qu’elle ne méritait rien. Elle commença à douter de tout, y compris d’elle-même.

Les cauchemars devinrent son lot quotidien, réveillant des souvenirs insoutenables et la laissant épuisée le matin.

Elle voulait hurler, mais aucun son ne sortait. Elle voulait fuir, mais le poids du passé la maintenait prisonnière.

Dans ce chaos, Elina trouva un seul refuge : écrire dans un carnet volé à la bibliothèque. Ses mots devenaient le seul endroit où elle pouvait être vraie, où sa douleur avait un sens.

Mais même là, la peur la suivait. Elle se demandait combien de temps elle pourrait encore tenir avant de s’effondrer.

Le vent froid balayait la cour du lycée tandis qu’Elina montait silencieusement les escaliers qui menaient au toit. Chaque pas semblait plus lourd que le précédent, comme si ses jambes refusaient de la porter. Son cœur battait à tout rompre, noyé dans un tourbillon de douleur et de fatigue.

Elle s’était éloignée des regards, des moqueries, des regards insensibles de ses camarades. Les rires et les insultes résonnaient encore dans sa tête, mais là, sur ce toit, elle espérait trouver un silence, un arrêt à tout ce tumulte intérieur.

Arrivée au sommet, elle s’approcha du bord, ses mains tremblantes se posant sur la balustrade froide. Elle regarda en bas, l’immensité qui s’étendait sous ses yeux. Un frisson lui parcourut l’échine. Le vertige ? Non, pas seulement. C’était la tentation d’en finir, de laisser derrière elle cette vie où elle n’avait plus sa place.

Elle ferma les yeux un instant. Elle pouvait presque entendre les voix qui l’avaient poussée jusque-là : Jeanne, Luka, Pablo, Lila, Eva… Des visages haineux, des rires cruels, des blessures invisibles mais profondes. Elle avait l’impression de porter le poids du monde sur ses épaules frêles.

Une larme s’échappa et roula sur sa joue. « Pourquoi continuer ? » se murmura-t-elle à elle-même, la voix cassée par l’émotion.

Elle se pencha doucement en avant, sentant l’air lui caresser le visage. Le sol semblait appeler, offrir une délivrance.

Mais soudain, une voix claire, douce, mais ferme la fit sursauter.

— « Hé, arrête ! »

Elina se retourna vivement. Une jeune fille, aux cheveux châtains clairs et au sourire sincère, se tenait à quelques mètres, haletante, comme si elle avait couru pour la rattraper.

— « Qu’est-ce que tu fais là ? C’est dangereux ! »

Elina sentit son cœur battre encore plus fort, non plus de peur, mais d’une étrange confusion.

— « Tu… tu ne comprends pas… » murmura-t-elle.

La jeune fille s’approcha prudemment.

— « Peut-être que non. Mais je sais ce que c’est de se sentir seule, invisible, de vouloir disparaître. Je m’appelle Capucine. Et toi ? »

Elina hésita, puis baissa la tête.

— « Elina. »

Capucine posa doucement une main sur son épaule.

— « Je ne peux pas te promettre que ça ira mieux tout de suite, mais je peux être là. Tu n’es pas obligée de porter ça toute seule. »

Elina sentit pour la première fois depuis longtemps une lueur, faible mais réelle, traverser son cœur meurtri.

— « Pourquoi tu veux m’aider ? » demanda-t-elle, la voix tremblante.

Capucine sourit, un sourire lumineux, presque fragile.

— « Parce que personne ne mérite de se sentir aussi mal. Parce que tu es plus forte que tu ne le crois. Et surtout, parce que je sais que même les jours sombres peuvent finir par s’éclaircir. »

Un silence s’installa, rempli d’une étrange douceur.

Elina regarda encore une fois le vide, mais cette fois, elle recula, laissant la peur derrière elle, ou du moins, un peu plus loin.

— « Merci, Capucine », murmura-t-elle.

Capucine lui tendit la main.

— « Viens, on va redescendre ensemble. »

Alors qu’elles descendaient les escaliers, Elina sentait son poids s’alléger, comme si ce geste, ce simple moment, avait insufflé une nouvelle force en elle.

Ce jour-là, sur ce toit, une porte s’était ouverte. Une possibilité, un espoir.

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