Chapitre 60
Le reste de la journée s’écoula dans une lenteur sinistre. Elina sortit seule avec Manon en poussette. Il faisait beau, mais le ciel semblait figé, sans couleur. Elle croisa une voisine qui lui parla d’un vide-grenier, puis un vieil homme qui complimenta sa fille. Elle remercia, sourit, continua d’avancer. L’impression d’être un fantôme en pleine lumière.
Dans l’après-midi, elle reçut un appel inconnu.
Elle décrocha avec précaution.
— Elina ?
C’était une voix qu’elle n’avait pas entendue depuis deux ans.
— Maëlys ?
— J’ai appris… pour l’audience. Je voulais te dire que je témoignerai.
Elina resta figée.
— Pourquoi maintenant ?
— Parce que j’aurais dû le faire plus tôt. Parce que j’ai vu ce qu’elle t’a fait. Ce qu’elle a fait à d’autres.
Elina sentit ses yeux s’embuer. Elle murmura un merci avant de raccrocher.
Des voix s’élevaient. Certaines se réveillaient. Pas assez, jamais assez, mais cela comptait.
À 22h, elle rejoignit Damien. L’appartement était plongé dans la pénombre, à l’exception de quelques lampes d’appoint. Capucine était déjà là, une tasse de thé entre les mains. Damien pianotait sur son portable.
La pièce baignait dans une lumière douce, comme suspendue dans une fin de journée tranquille. Les murs aux tons sable étaient décorés de cadres modestes, des paysages, des photos de groupe. Une bougie parfumée brûlait sur la commode, diffusant une odeur de vanille et de bois de pin qui s’entremêlait aux effluves de café qui flottaient encore depuis le repas. On entendait au loin le bourdonnement d’une tondeuse, quelques oiseaux et, parfois, les cris lointains d’enfants jouant dans la rue. Mais ici, dans ce cocon tamisé, tout semblait au ralenti.
Elina était assise sur le tapis, les jambes croisées, Manon blottie contre elle, jouant avec un hochet. Ses petits doigts potelés tapaient doucement contre le plastique coloré, déclenchant une série de cliquetis presque apaisants. Elina avait passé un bras autour d’elle, l’enveloppant comme si le monde entier n’existait plus. Une main protectrice sur le dos chaud de la petite, l’autre tenant distraitement une tasse refroidie.
Capucine l’observait depuis le fauteuil, assise au bord, les coudes sur les genoux. Elle avait l’air d’hésiter à parler. Son regard allait de la petite Manon à Elina, puis à Damien, accoudé à la fenêtre, les sourcils froncés dans le silence.
— Tu comptes vraiment l’emmener avec toi ? demanda Capucine enfin, d’une voix retenue, presque chuchotée.
Elina releva les yeux, avec lenteur, et hocha la tête sans détour.
— Elle est tout ce que j’ai de pur, maintenant. Je l’aime. C’est ma fille.
Un léger silence suivit, alourdi par la sincérité de ses mots.
— Mais… Luka ? Il te laissera faire ça ? demanda Damien avec prudence.
— Il ne sait rien, répondit Elina en murmurant. Je joue encore ce rôle, tu comprends ? La copine douce, présente, parfaite. Il me regarde avec tendresse et croit qu’on a tourné la page. Il pense que j’ai enterré toute cette haine. Mais c’est faux. Je la garde bien au chaud, en attendant.
Elle baissa les yeux vers Manon, qui tirait désormais sur une mèche de ses cheveux.
— Elle ne comprendra pas ce qui se passe. Mais elle me fait confiance. Elle ne pleure jamais quand je la prends, elle me suit du regard. Elle sait que je suis là.
Capucine croisa les bras, mal à l’aise. Elle hésita, puis soupira.
— Tu es allée loin, Elina. Vraiment loin. Et parfois, je me demande jusqu'où tu serais prête à aller encore.
Elle marqua une pause, puis reprit plus doucement.
— Mais malgré tout, je suis là. Je te soutiens. J’espère juste qu’après tout ça… tu pourras enfin lâcher prise. Trouver la paix. Et… faire grandir Manon dans autre chose que cette colère.
Elina ne répondit pas tout de suite. Elle se contenta d’embrasser le front de la petite, puis leva lentement les yeux vers eux.
— J’ai vécu dans la peur, dans l’humiliation, dans le silence. Personne ne m’a protégée. Personne. Sauf vous. Et maintenant, c’est à mon tour. Je ne laisserai jamais ce monde détruire Manon comme il m’a détruite.
Damien s’approcha, posant une main sur son épaule.
— Deux mois, dit-il d’un ton calme. Deux mois, Elina. Et on se retrouve tous à Vancouver. Toi, moi, Ravi, Capucine, Manon… loin d’ici. On recommence. Ensemble.
— Vancouver… répéta Elina, presque comme un souffle.
La promesse d’une autre vie. D’un avenir qui ne serait plus uniquement bâti sur les ruines du passé.
— Ce sera notre refuge, confirma Capucine, la voix presque tremblante.
Elina ferma les yeux. Une larme glissa le long de sa joue. Peut-être de fatigue. Peut-être de soulagement. Ou peut-être simplement parce que pour la première fois, elle voyait enfin une issue.
La pièce était silencieuse, à peine troublée par le petit rire de Manon qui gigotait contre sa poitrine, insouciante et confiante, ignorant que le monde autour d’elle vacillait. Mais Elina était prête à tout. Pour elle. Pour eux. Pour la fin.
La nuit avait lentement étendu son voile sur la ville. Dans la petite chambre baignée par une lumière bleutée venant d’une veilleuse en forme de lune, Elina était allongée sur le lit, Manon endormie contre son ventre. La respiration calme de la petite faisait soulever doucement la chemise d’Elina, comme une mer paisible. Dehors, on entendait le bruit étouffé d’un scooter passant dans la rue, puis le silence retomba.
Elina fixait le plafond. Ses yeux ouverts dans l’obscurité reflétaient un mélange d’appréhension et de certitude. L’audience était demain. Tout avait été préparé, toutes les pièces alignées. Demain, la vérité sortirait — ou du moins, une vérité façonnée pour faire tomber Jeanne. Une vérité qu’elle avait forgée avec ses amis, avec patience, rage, et stratégie.
Elle glissa les doigts dans les cheveux de Manon, puis murmura :
— Tu ne te souviendras pas de cette nuit. Mais moi, je m’en souviendrai toute ma vie. C’est la dernière où je doute. La dernière où je tremble.
La petite gémit légèrement, puis reprit son souffle régulier. Elina caressa sa joue.
— Je sais que ce n’est pas très… propre. Que ce qu’on va faire n’est pas blanc. Mais parfois, il faut noircir ses mains pour que d'autres puissent vivre en paix. Moi, je peux vivre avec mes choix. Tant que toi, tu peux dormir tranquille.
Un bruit sourd dans la tuyauterie la fit sursauter. Elle retint un soupir.
— Ils disent que la vengeance ne mène à rien. Mais ils n’ont jamais été des proies. Ils n’ont jamais eu à survivre aux murs du silence. Ils ne comprennent pas.
Elle se redressa lentement, glissant un bras sous Manon pour la déposer dans le lit bébé à côté. La petite protesta un peu, puis retrouva le sommeil.
Elina ouvrit la fenêtre. L’air frais de la nuit caressa son visage. Elle observa les étoiles, et pensa à Damien, à Capucine. À cette promesse : Vancouver.
— Bientôt.
Un souffle. Une prière. Une déclaration.
Il est tard. Très tard. La maison dort. Elina s’est enfermée dans sa chambre. Les volets sont fermés, mais elle n’a pas éteint la lampe de chevet. Elle s’assoit sur le lit, les genoux repliés contre elle. Son portable est posé à côté, silencieux. Elle le fixe sans le voir.
Une pensée revient : Dans deux jours, tout peut basculer. Elle inspire, tremble. Ses mains se crispent sur le tissu de son pyjama.
Elle ne pleure pas souvent. Elle n’a pas le luxe de s’effondrer. Mais ce soir, c’est trop. La pression, le mensonge, les regards, la peur… ça déborde.
Les sanglots lui échappent, secs, silencieux d’abord. Puis bruyants, incontrôlables. Elle enfouit son visage dans l’oreiller pour étouffer ses cris. — Pourquoi… pourquoi faut-il que ce soit moi qui tienne encore ?! murmure-t-elle à personne.
Elle repense à tout. Aux toilettes, au toit, au sang, à la boue, à Pablo, à Jeanne, aux profs qui détournaient les yeux. À Manon qui dort paisiblement dans la chambre d’à côté. À Ravi, à Damien, à Capucine.
Et malgré tout… malgré tout ça, elle est encore là. Brisée, oui. Mais là.
Elle se redresse lentement, les yeux rougis, les traits tirés. S’essuie maladroitement. — Juste encore deux jours, murmure-t-elle. Après, on part. Après, on recommence.
Et dans la pénombre de la chambre, elle allume son portable. Une photo d’elle et Manon s’affiche en fond d’écran. Elle sourit, même si c’est triste. Et elle serre l’oreiller contre elle. Plus fort.
Dans deux jours, elle espère que justice sera enfin dite. Et qu’enfin, elles pourront vivre.
Le soleil filtrait doucement à travers les rideaux en lin de la cuisine. L’air sentait le lait chaud, les céréales instantanées et le café mal dosé. Manon gazouillait dans son transat, sa petite main attrapant le vide en ricanant. Elina, concentrée, secouait un petit biberon avant de le tester sur son poignet.
— Tu fais ça comme une pro, dit la voix encore ensommeillée de Luka derrière elle.
Elle se retourna avec un sourire doux, calculé, presque naturel.
— L’habitude, répondit-elle en haussant les épaules.
Il s’approcha, passa une main dans ses cheveux en bataille, puis lui déposa un baiser sur la tempe. Il sentait le savon et le sommeil. Elina retint son souffle une seconde. Elle ne pouvait pas se permettre de flancher maintenant. Pas avec l’audience dans quelques heures. Pas après toutes ces semaines à marcher sur ce fil tendu entre justice et manipulation.
— Tu veux un café ? demanda-t-il, s’activant sans attendre sa réponse.
— Volontiers.
Elle observa ses gestes, le dos penché, le regard un peu vague. Il ne voyait rien. Il ne devinait rien. Et c’était parfait ainsi. Luka avait beau être doux, il était aussi aveugle à certaines choses. À elle. À ses blessures. Et à ce qu’elle préparait.
— Tu stresses ? demanda-t-il en lui tendant la tasse.
— Un peu. Mais je suis prête, je pense.
Elle prit le café entre ses mains et souffla doucement sur la surface. Il s’assit à la petite table, en face de Manon.
— Tu vas tout déchirer, j’en suis sûr. Jeanne ne pourra pas s’en sortir, pas après tout ce qu’elle t’a fait.
Elina inclina légèrement la tête. Ce rôle, elle le maîtrisait. Victime fragile, mais debout. Cible du passé, mais prête à tourner la page. Elle le jouait à la perfection. Même Manon s'était habituée à ses silences maîtrisés, à ses regards pleins d’une tendresse dosée.
— Tu viens avec moi ? demanda-t-elle.
Luka hocha la tête sans hésiter.
— Bien sûr. Je veux être là. Pour toi. Pour Manon.
Elina sourit. Un sourire doux, presque tendre.
— Merci.
Manon tendit les bras vers elle. Elina se pencha et la prit dans ses bras avec une aisance qui lui venait de l’instinct et de l’habitude. La petite posa la tête contre son épaule.
Luka la regardait, et dans ses yeux, il y avait un éclat sincère. Peut-être de l’amour. Peut-être un reste d’admiration. Mais Elina ne voulait pas le savoir. Elle ne voulait pas s’attacher à cette illusion de bonheur domestique. Pas quand son avenir se dessinait ailleurs.
— J’espère que, ce soir, tu pourras enfin dormir en paix, murmura Luka en posant une main sur la sienne.
Elle ne répondit pas. Elle se contenta de lui offrir un sourire. Doux. Ambigu. Parfait.
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