Chapitre 61

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La salle d’audience est figée, comme suspendue. Une clarté pâle tombe des hautes fenêtres, peignant les bancs de bois d’un halo presque clinique. L’air sent le parquet ciré et l’humidité des vieux bâtiments. De temps à autre, un raclement de gorge, un froissement de dossier vient rompre le silence tendu.

Elina est là, assise, droite, Manon dormant paisiblement contre elle. La chaleur du bébé bat doucement contre sa poitrine, comme un rappel d’un avenir possible, quelque chose de vivant au milieu de tout ça. Luka n’est pas là. Elle l’a voulu ainsi.

Capucine et Ravi sont au fond, côte à côte. Elle se tord les doigts, lui observe la scène d’un œil calme. Damien est resté debout près de la porte, les bras croisés, une expression indéchiffrable sur le visage.

Jeanne, elle, est assise à la table de la défense. Son avocat feuillette encore des documents, mais elle ne fait rien. Pas un geste. Pas un mot. Ses traits sont tirés, ses yeux cernés, éteints. Elle a perdu toute arrogance. Elle regarde droit devant elle, le visage figé, presque absent. Elle ne conteste rien. Ne se tourne même pas vers son avocat.

— Nous allons ouvrir la séance, déclare le juge en tapant une fois du maillet.

Le greffier énumère les chefs d'accusation. Les mots s’enchaînent, froids, implacables : violence, harcèlement, intrusion, incendie volontaire. Et à chaque mot, le silence dans la salle s’épaissit, comme une chape de plomb.

Jeanne ne réagit pas.

Elina est appelée à la barre. Elle y va d’un pas sûr, sans hésitation. Elle regarde le juge, puis le public.

— Ce n’est pas une vengeance. Ce n’est pas une guerre, commence-t-elle. Je ne suis pas là pour régler mes comptes. Je suis ici pour que quelqu’un dise à voix haute ce que Jeanne a fait. Pour que ça existe ailleurs que dans ma mémoire.

Sa voix ne tremble pas. Mais elle parle avec la lenteur de celle qui porte chaque mot comme une pierre.

— Elle m’a harcelée pendant des années. Collège, lycée. Elle m’a suivie dans ma vie adulte. Elle a volé, frappé, menti. Et surtout, elle m’a cassée. Elle a pris ce que j’étais, et elle l’a réduit en miettes, jour après jour. Mais j’ai survécu. Et je suis encore là.

Elle s’interrompt, baisse les yeux vers Manon.

— Aujourd’hui, c’est moi qui porte une vie. C’est moi qui protège. Et je refuse qu’on dise que tout ça n’a jamais eu lieu. Je refuse que sa violence continue de pourrir ma vie en silence.

Capucine a les larmes aux yeux. Ravi ferme les paupières un instant. Damien ne bouge pas.

Le juge tourne la tête vers Jeanne.

— Madame Morel, souhaitez-vous répondre à ces accusations ?

Silence. Long. Dense. Jeanne ne bouge pas. Ses lèvres sont closes, ses yeux fixés dans le vide. Elle semble presque soulagée que tout soit fini. Comme si elle avait abandonné l’idée de se battre, de convaincre qui que ce soit. Même elle-même.

— Madame Morel ? insiste le juge.

L’avocat se penche vers elle, lui souffle quelque chose. Elle secoue lentement la tête.

Le juge acquiesce d’un signe sobre.

La salle d’audience est plongée dans un silence presque religieux. La lumière froide du matin glisse sur les bancs vides, éparpillés, comme les fragments d’une vérité encore incertaine. Elina serre Manon contre elle, sentant le cœur frêle de son bébé battre au rythme sourd de la tension.

Jeanne, elle, reste immobile à la table de la défense. Plus aucune énergie à se défendre, plus aucune étincelle dans ses yeux éteints. Son avocat finit de ranger ses papiers, le regard lui aussi chargé d’un mélange d’impuissance et de résignation.

— Madame Morel, le tribunal a entendu toutes les parties, annonce le juge d’une voix grave. Le verdict sera rendu dans trois heures. Vous pouvez disposer.

Un murmure traverse la salle. Les regards se croisent, certains lourds d’espoir, d’autres d’appréhension.

Elina se lève lentement, un poids invisible sur les épaules. Elle sait que rien ne sera plus pareil après ces trois heures. Capucine serre sa main, Ravi pose une main réconfortante sur son épaule.

Jeanne, sans un mot, quitte la salle escortée par un huissier, la tête basse.

Dehors, l’air frais cogne contre les vitres embuées. Les heures qui suivent semblent s’étirer comme un désert sans fin, chaque minute une goutte pesante dans l’attente du jugement.

Elina s’éloigne du bâtiment, le regard perdu dans le vide, tandis que la pendule tourne, implacable.

Les trois heures avant le verdict s’étiraient à l’infini, comme si le temps lui-même refusait d’avancer. La salle d’audience s’était vidée, laissant Elina, Manon blottie contre elle, dans un petit salon adjacent, un havre fragile au milieu de la tempête.

L’air était chargé d’une odeur de vieux cuir mêlée à celle du café tiède, oublié sur une table. Les murs, peints en beige terni, renvoyaient des échos étouffés de pas et de murmures nerveux. Le tic-tac d’une horloge murale semblait marteler l’instant, chaque seconde frappant le silence avec insistance.

C’est alors que la porte s’ouvrit doucement. Une femme d’âge mûr, aux cheveux poivre et sel, entra. C’était Marie, la mère adoptive d’Elina. Son visage était marqué par les années, mais ses yeux brillaient d’une chaleur réconfortante.

— Elina… murmura-t-elle en s’approchant, posant une main douce sur son épaule.

Elina tourna la tête, surprise, et un faible sourire éclaira son visage fatigué.

— Je voulais juste te dire que je suis fière de toi. Peu importe ce qui arrivera, tu as été forte. Plus forte que moi, plus forte que tous.

Elina sentit les larmes monter, mais les retint. Elle hocha la tête, la gorge nouée.

— Merci, Marie. C’est grâce à vous tous que je tiens encore debout.

Quelques minutes plus tard, ses amis, Ravi, Capucine et Damien, entrèrent à leur tour. Chacun portait sur son visage une expression lourde de peur et d’espoir mêlés.

— On est là, dit Ravi en s’asseyant à côté d’elle. Tu n’es pas seule.

Capucine lui tendit une bouteille d’eau et lui sourit.

— Tu as déjà traversé tellement de choses… On croit en toi, Elina.

Damien posa une main ferme sur celle d’Elina.

— Et dans deux mois, on se retrouvera tous à Vancouver, tu te souviens ? Ce sera notre nouveau départ.

Elina inspira profondément, sentant le poids de ces paroles s’ancrer en elle.

— Oui… Vancouver. C’est un rêve qui m’aide à tenir.

Le silence s’installa alors, pesant mais apaisant, comme un prélude avant la tempête. Manon gigotait doucement dans les bras d’Elina, inconsciente du drame qui se jouait autour d’elle.

Les heures glissèrent, ponctuées de regards échangés, de mains qui se serrent, et de silences lourds de questions.

Puis, soudain, le moment approcha.

Le murmure des pas résonna dans le couloir étroit. Le cœur d’Elina battait si fort qu’elle craignait qu’il ne se brise sous sa poitrine. Ses amis l’entouraient, des piliers invisibles qui lui donnaient la force d’avancer.

Marie lui prit la main, la serrant doucement.
— Quoi qu’il arrive, je serai là. Toujours.

Elina hocha la tête, sentant une détermination nouvelle l’envahir.

Ils franchirent ensemble les portes de la salle d’audience. L’air y était plus froid, chargé d’une lourde solennité. Tous les regards se tournèrent vers elle lorsqu’elle entra, accompagnée.

Au centre, le juge, impassible, attendait. Derrière lui, le greffier et les jurés restaient silencieux.

Le murmure s’éteignit.

Le juge prit la parole, d’une voix grave et posée.
— Après délibération, le jury a rendu son verdict. Jeanne est reconnue coupable de violences aggravées et mise en danger de la vie d’autrui.

Un silence pesant s’installa. Elina retint son souffle.

— En conséquence, le tribunal la condamne à une peine de cinq ans de prison ferme, assortie d’une amende de trente mille euros.

Le regard d’Elina se fit dur, tandis que la juge poursuivait.

— Quant à vous, Mademoiselle Elina, le tribunal prend acte de votre préjudice. Votre certificat médical fait état de huit jours d’ITT — incapacité temporaire de travail — suite aux blessures subies. Nous espérons que cette décision vous apportera la reconnaissance de votre souffrance.

Autour d’elle, un murmure approbateur s’éleva. La justice venait de parler.

Un cri étouffé s’échappa dans la salle. Elina ferma les yeux, un poids immense se déposant enfin sur ses épaules.

Mais à ses côtés, la main de Marie se fit plus ferme.
— Nous avons gagné, murmura-t-elle.

Elina ouvrit les yeux, et pour la première fois depuis longtemps, un sourire fragile éclaira son visage.

Autour d’elle, ses amis éclatèrent en larmes et en sourires mêlés. La justice avait parlé. L’avenir pouvait commencer.

Le tumulte du tribunal s’estompe peu à peu, et Elina se retrouve enfin seule avec elle-même, assise sur un banc froid dans un couloir désert.

Le verdict est tombé, brutal et définitif. Jeanne a écopé de cinq ans de prison ferme, assortis d’une lourde amende. Une sanction sévère, mais Elina sait au fond d’elle qu’elle est méritée.

Pourtant, c’est dans le silence qu’elle sent le poids le plus lourd, celui de tout ce qui s’est passé depuis que Jeanne est revenue dans leur vie.

Elle ferme les yeux, laisse les souvenirs surgir, implacables.

Le retour de Jeanne, comme un tremblement souterrain qui a fait vaciller leur fragile équilibre. La peur sourde qui n’a jamais quitté Elina depuis ce jour, la crainte viscérale qu’elle s’approche de Manon — sa fille, sa raison d’être.

Mais Jeanne est restée à distance. Elle n’a jamais franchi la ligne, jamais touché Manon. Un geste qu’Elina accueille avec un soulagement mêlé d’amertume.

Elle repense à toutes les nuits blanches à veiller sur Manon, aux mots qu’elle a dû taire, aux silences lourds d’angoisse. À la lutte pour protéger ce petit être fragile de ce passé toxique, à la bataille silencieuse qui ne s’est jamais arrêtée.

Le procès, la salle d’audience glaciale, les regards accusateurs, la voix rauque du juge qui a prononcé la sentence — cinq ans de prison, une amende substantielle, et pour elle, Elina, les indemnités journalières d’incapacité temporaire totale, témoignage des blessures invisibles mais bien réelles qu’elle porte.

Elle repense aussi à ses amis, à sa famille, ceux qui sont restés à ses côtés malgré tout, qui l’ont soutenue sans jamais juger. Leur présence est aujourd’hui son refuge.

Un soupir s’échappe, presque inaudible. Elle ouvre les yeux, le regard se perd dans le vague, vers cet avenir incertain qu’elle devra affronter pour Manon.

Parce qu’au fond, c’est pour elle, pour sa fille, qu’elle est encore debout.

Quoi qu’il arrive, elle sera là. Pour elle.

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