Chapitre 63
Le sac était prêt.
Ou presque. Ravi vérifia une troisième fois le contenu, aligné au sol de sa petite chambre sous les combles. Les faux papiers étaient là, rangés dans une pochette plastique scellée. Trois identités différentes pour Elina, deux pour Manon — au cas où. Il y avait aussi des liasses de billets, économisées et planquées depuis plus d’un an, complétées récemment par une transaction discrète sur le dark web. Il n’avait plus de doute : ils allaient partir. Et cette fois, rien ne les retiendrait.
Un bruit léger résonna — le cri bref d’un avion dans le ciel. Par la lucarne, Ravi vit les nuages lourds se déplacer lentement, gris et menaçants. Il s’éloigna de la fenêtre, jeta un regard à la liste griffonnée à la hâte sur le bureau.
« Vêtements 6–12 mois, x20. Pyjamas, chaussons, bodys, bonnets. Produits de soin. Siège auto. Biberons. Tétines. »
Elina n’avait rien laissé au hasard.
Il attrapa une veste et fila. Le vieux bus crissa sous ses pieds, et il descendit près d’une grande zone commerciale, loin de la ville. Là, il passa deux heures à remplir caddie sur caddie — la caissière lança un regard étrange à ce garçon seul d’une vingtaine d’années qui achetait la panoplie complète pour un bébé. Il ne répondit pas. Il était concentré. Tout devait être prêt. Parce qu’Elina n’avait pas le droit à l’échec.
Un peu plus tard, le café était calme. Une demi-heure de route plus loin, dans un village tranquille qu’aucun d’eux ne connaissait. Elina était déjà là, au fond de la salle, les yeux posés sur Manon qui babillait dans sa poussette. La lumière du soleil filtrait à travers les vitres poussiéreuses, dessinant des motifs dorés sur la table en bois. L’odeur du café chaud flottait dans l’air, mêlée à celle sucrée d’un gâteau à moitié mangé.
— Voilà tout, dit Ravi en posant les sacs sur la banquette. Vingt tenues, couches, lait en poudre, tout. Même une brosse à cheveux minuscule.
Elina sourit, le genre de sourire fatigué mais sincère, qui lui creusait les joues.
— Tu gères, comme toujours.
Il s’assit face à elle, la fixa un instant. Elle semblait différente aujourd’hui. Plus calme. Ou peut-être plus lucide.
— Et toi ? demanda-t-il doucement.
Elle haussa les épaules, passa un doigt sur le bord de sa tasse.
— J’ai rendez-vous avec l’assureur demain. Je vais toucher une très grosse somme. Dommages et intérêts. J’ai presque honte.
— Tu l’as mérité, coupa-t-il.
Elle le regarda. Un silence flotta entre eux, brisé uniquement par les gazouillis de Manon, qui essayait d’attraper une cuillère avec ses petits doigts potelés.
— Tu crois qu’un jour… on pourra former une vraie famille ? demanda Ravi, presque dans un souffle.
Elina cilla. Puis son regard s’adoucit. Un vrai sourire, celui qu’il n’avait plus vu depuis treize ans.
— Tu sais, je ne pensais pas que tu m’attendrais. Pas aussi longtemps.
— Tu vaux la peine d’attendre, murmura-t-il.
Elle tendit la main. Il la saisit.
— À Vancouver, lui dit-elle, on sera ensemble. Cette fois, pour de bon.
Une heure plus tard, Capucine arriva, suivie de près par Damien. Ils s’étaient changés en route — capuches relevées, lunettes de soleil. C’était presque drôle, tout ce théâtre. Mais nécessaire.
Ils s’installèrent autour de la table. Le café, un peu plus rempli, vibrait d’une musique douce. L’odeur du sucre chaud flottait, et la voix lointaine d’une serveuse résonnait au fond.
— Alors, Vancouver ? lança Damien en s’asseyant.
— J’ai réservé les billets. Trois jours après notre arrivée, j’aurai les clés du logement, dit Elina.
— Tu nous les enverras, ajouta Capucine.
Elle posa une main sur l’épaule d’Elina.
— T’as été loin, oui. Mais je te soutiendrai jusqu’au bout. J’espère juste que tu trouveras la paix.
Elina hocha la tête.
— Moi aussi.
Ravi, lui, se contenta de regarder Manon qui dormait à présent. Son petit ventre se soulevait à peine, calme, doux. Il ne voyait plus une mission. Il voyait l’avenir. Le leur.
Damien leva sa tasse.
— À nous. Et à demain, loin d’ici.
Ils trinquèrent, dans le silence feutré d’un lieu anonyme. Le monde continuait de tourner. Mais eux, ils avaient décidé où ils allaient.
Le retour fut silencieux. Ravi marcha longtemps avant de retrouver l’arrêt de bus, son sac chargé des dernières affaires d’Elina. Le ciel était devenu laiteux, teinté de rose par le crépuscule. Le vent s’était levé, discret mais froid.
Il n’avait pas envie de rentrer.
Mais il n’avait nulle part d’autre où aller.
Il monta dans le bus presque vide. Une vieille femme lisait un magazine froissé au fond, un adolescent écoutait de la musique sans écouteurs — le son grésillait, saturé. Ravi s’assit près de la fenêtre. Le paysage défilait, monotone, mais son esprit était ailleurs.
Il repensait à Manon. À sa petite main agrippée à la sienne quand il lui avait donné le biberon pendant qu’Elina parlait à Damien. À sa manière de rire sans dents, le regard clair fixé sur lui comme si elle le reconnaissait déjà.
Il n’avait pas de sang dans cette histoire.
Mais il avait l’amour.
Il avait attendu Elina treize ans. Pas chaque jour, non — mais il avait attendu qu’elle revienne à elle-même, qu’elle se relève, qu’elle reparaisse dans sa vie autrement qu’un fantôme. Et aujourd’hui, elle était là. Vivante. Cassée, certes, mais debout. Et il ferait tout pour que ça dure.
Quand il descendit, la nuit était presque tombée. Il marcha encore, ses pas résonnant sur le trottoir. Il vivait dans un immeuble défraîchi, quatre étages sans ascenseur, et les néons du hall clignotaient comme des lampes de prison.
Il ouvrit la porte de son studio. Le sac dans un coin, les rideaux tirés. Une chaise, un matelas, une plaque électrique. Et une photo, vieille de quinze ans, punaisée au mur : lui, Elina, Capucine et Damien, bras dessus bras dessous, au lycée. Il n’avait jamais eu le courage de l’enlever.
Il s’assit sur le lit. Le silence l’enveloppa. Il regarda les sacs, leurs couleurs pastels, les étiquettes fluo des vêtements pour bébé. Ce n’était pas encore une vie, mais c’était une possibilité. Une ébauche.
Il sortit son carnet — un vieux cahier de brouillon — et nota ce qu’il manquait encore : des médicaments, une poussette adaptée, de quoi tenir les premiers jours au Canada, des copies chiffrées des faux papiers en cas de pépin. Il n’oublia rien. Il ne pouvait pas.
Puis il resta là, longtemps, dans le noir, à écouter les voitures passer au loin. Il pensa à ce qu’il laissait derrière. Pas grand-chose. Des jobs à mi-temps, un loyer en retard, des amis devenus étrangers. Mais il emportait autre chose : une histoire qu’il n’avait jamais pu écrire, et qui recommençait enfin.
Il pensa à la question qu’il n’avait pas osé poser à Elina : est-ce qu’elle l’aimait ?
Elle avait souri. Elle avait dit qu’ils seraient ensemble.
C’était déjà beaucoup.
Son téléphone vibra. Un message d’elle.
"Merci pour aujourd’hui. Tu m’as sauvé la vie plus d’une fois. Je ne l’oublierai jamais."
Il relut plusieurs fois. Puis répondit.
"Tu m’as sauvé aussi. Dans une semaine, on écrit tout depuis le début. Nous trois."
Il posa le téléphone sur la table.
Demain, il continuerait les préparatifs.
Après-demain, il ferait une dernière visite à son oncle pour récupérer les billets.
Et dans quatre jours, il monterait dans ce train, avec elle. Et avec Manon. Elina avait finalement accepter qu'il les suivent tout de suite.
Et peu importait s’ils devaient tout reconstruire de zéro.
Parce que parfois, fuir, c’est survivre.
Et survivre, c’est aimer.
Il marchait lentement, son sac sur l’épaule, et s’éloigna vers une petite place où le réseau captait mieux.
Il hésita longtemps avant de faire défiler ses contacts. Puis il s’arrêta sur un seul prénom.
Anika – ancien numéro.
Il appuya, même s’il savait que ce serait probablement redirigé.
— « Le numéro que vous tentez de joindre n’est plus attribué. »
Il ferma les yeux, inspira un coup, puis sortit un vieux téléphone à clapet de sa veste. Une ligne anonyme. Le genre de téléphone qui ne laisse pas de trace. Celui qu’il gardait uniquement pour elle.
Il tapa un message.
« Je pars. J’aimerais te voir. Une seule fois encore. Demain, 16h. Même endroit. »
Il n’attendait pas vraiment de réponse. Mais à 3h du matin, le téléphone vibra deux fois.
« OK. Mais 10 minutes. Pas une de plus. »
Il la vit de loin, assise sur un vieux muret derrière une station-service à moitié à l’abandon. Capuche relevée, jambes repliées contre elle, elle mâchouillait ce qui ressemblait à un morceau de pain sec. Lorsqu’il s’approcha, elle ne bougea pas. Seuls ses yeux, un peu plus clairs que les siens, se levèrent pour le fixer.
Ravi s’assit à côté d’elle sans un mot, posant une canette entre eux deux.
Anika la prit en haussant un sourcil.
— T’es à l’heure. Incroyable.
— Faut bien que j’apprenne un jour.
— Une fois par semaine, ça commence à ressembler à une vraie relation frère-sœur, tu trouves pas ?
— Une vraie relation, c’est déjà mieux que ce qu’on avait avant.
Elle hocha la tête. Le silence s’installa un instant, seulement troublé par le bruit de voitures au loin. Ravi ouvrit son sac et lui tendit un petit paquet.
— Tiens. Quelques trucs. Barres de céréales, chaussettes, des pansements aussi.
— Toujours aussi dramatique… Je vais bien, tu sais.
— Tu dis ça avec tes cernes de panda et ton pull troué.
Elle éclata de rire, un rire court, rauque.
— J’aime bien ce pull. Il a une histoire.
— Ouais, il dit « j’ai dormi sur trois bancs différents cette semaine ».
Anika s’adoucit un peu, le regard fuyant.
— Tu pars toujours ?
— Dans quatre jours.
Elle baissa les yeux.
— Avec elle ? Et la petite ?
— Ouais. C’est décidé. Tout est prêt.
— Et moi, alors ? Je fais partie du plan ?
— T’es toujours dans mes plans. J’ai une adresse pour toi, si jamais. C’est pas grand-chose, mais c’est un début. Un endroit au chaud, sécurisé.
Elle prit une gorgée de soda et grimaça légèrement.
— T’as mis du fric dans tout ça ?
— Pas mal, ouais. Mais c’est pas un problème. T’en vaux la peine.
Elle le regarda, les sourcils froncés.
— Tu crois vraiment à cette nouvelle vie ? T’es sûr que ça existe ?
— J’y crois pour elle. Pour la petite. Et un peu pour moi.
— Et moi ? J’aurai le droit à une vraie vie, un jour ?
Ravi la fixa.
— Je te le promets. Peut-être pas tout de suite. Mais un jour. À Vancouver, ou ailleurs.
Elle grattait la peinture écaillée du mur derrière elle, visiblement nerveuse.
— On se reverra, alors ? Là-bas ?
— Oui. Je te le jure.
Anika se redressa un peu.
— T’as changé. T’as l’air plus… calme.
— C’est Elina. C’est Manon. Ça me donne un but.
— Elle compte pour toi, hein ?
— Plus que tu peux l’imaginer.
Elle eut un sourire triste.
— T’as pas honte ? De partir comme ça ?
— J’ai honte de ce que je laisse. Pas de ce que je construis.
Anika glissa la main dans sa poche et lui tendit un bout de papier froissé.
— Si jamais tu veux me dire que t’as pas changé d’avis. C’est mon nouveau numéro. Il marche pas tout le temps, mais…
— Je t’écrirai. Et je t’attendrai.
Elle le fixa longuement, puis hocha la tête.
— Faut que j’y aille. Y a des flics qui tournent dans le coin.
Elle rabattit sa capuche et s’éloigna lentement, sans se retourner. Ravi resta seul, le papier serré dans sa main, l’estomac noué. Il pensait à Vancouver, à Elina, à Manon. Et maintenant, à Anika.
Il n’avait jamais été aussi proche de perdre tout ce qu’il avait retrouvé.
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