Chapitre 66
L’aube s’infiltrait doucement à travers les rideaux légèrement tirés, répandant une lumière pâle et froide sur la chambre d’Elina. L’air était chargé de cette odeur familière de linge propre, mêlée à la touche légère d’un parfum floral que Manon adorait. Un silence presque religieux régnait, seulement ponctué par le souffle régulier de Manon endormie dans son berceau.
Elina n’arrivait pas à chasser cette boule au creux de l’estomac, ce mélange d’appréhension et de mélancolie qui nouait sa gorge. Aujourd’hui, elle allait partir, mais elle devait passer avant par un dernier moment, un dernier contact avec Luka.
Elle se prépara doucement, ses gestes empreints de cette lenteur qu’on a quand on sait que chaque instant compte. La maison semblait retenir son souffle. Le tic-tac de l’horloge sur le mur de la cuisine, les craquements du parquet sous ses pas, tout lui semblait amplifié, comme un écho du passé.
Elle sortit enfin, le vent frais du matin caressa son visage. Le ciel était d’un gris doux, presque comme une promesse d’apaisement après la tempête. La route vers l’appartement de Luka était connue, mais chaque pas semblait plus lourd que le précédent.
Lorsqu’elle arriva devant la porte, elle hésita une seconde, son cœur battant plus fort. Elle entendait des bruits étouffés de l’intérieur, la voix basse d’un homme au téléphone. Elle frappa doucement.
Luka ouvrit, son visage fermé, les yeux sombres, marqués par des nuits blanches. Il ne dit rien tout de suite, son regard perçant scrutait Elina comme s’il cherchait à lire ses pensées les plus secrètes.
— « Tu es sûre de vouloir partir comme ça ? » Sa voix était basse, presque cassée.
Elina détourna le regard, cherchant à maîtriser les tremblements de ses mains.
— « Je pars juste deux jours, tu sais bien... »
Un silence lourd s’installa entre eux, chargé de mots qu’ils n’osaient pas prononcer.
Luka baissa les yeux, puis releva la tête, un soupir s’échappa de ses lèvres.
— « Prends soin de toi, » murmura-t-il, presque à contre-cœur.
Elina hocha la tête, ses yeux brillants trahissant l’émotion qu’elle tentait de cacher. Elle sentit la chaleur d’une larme couler sur sa joue, qu’elle essuya précipitamment.
Leurs mains se frôlèrent brièvement, une dernière caresse furtive avant de se séparer.
En fermant la porte derrière elle, Elina sentit un poids immense s’abattre sur sa poitrine. La solitude la rattrapait, plus présente que jamais. Le vent, désormais plus fort, emportait avec lui les derniers murmures d’un passé qu’elle ne pouvait plus fuir.
Elle inspira profondément, le parfum humide de la ville en ce début de journée lui remplissant les poumons. C’était le début d’un nouveau chapitre — douloureux, incertain, mais nécessaire.
La nuit était tombée tôt, comme alourdie par un secret qu’elle ne voulait pas porter. À l’intérieur de la maison, tout semblait figé : les meubles assombris, les rideaux tirés, le sol qui craquait parfois sous son propre poids. Elina avançait à pas de loup, le souffle court. Son cœur battait comme une alarme muette dans sa poitrine. Elle n’avait prévenu personne. Elle ne s’était pas donné le droit de douter.
Manon dormait dans sa chambre, paisible, une peluche serrée contre sa joue. Elina ouvrit la porte sans bruit, chaque geste pesé, chaque pas étudié comme une chorégraphie. Ses mains tremblaient légèrement lorsqu’elle la souleva de son petit lit. L’enfant gémit, tourna la tête… puis se rendormit, son front contre la clavicule d’Elina. Elle l’enveloppa aussitôt dans une couverture douce et grise, la glissant dans une écharpe de portage qu’elle ajusta avec soin.
Elle laissa derrière elle une chambre en ordre, une peluche tombée au sol, et une berceuse interrompue dans le silence.
Dehors, la nuit l’avala tout entière. Elle marcha vite jusqu’à l’angle de la rue, sans oser se retourner. Chaque pas résonnait comme une urgence. Manon, toujours contre elle, respirait calmement. Elina ne pleurait pas. Pas encore. La peur la retenait par la gorge.
Le matin suivant se leva sans lumière véritable. Un ciel pâle, couvert de nuages, baignait la ville d’une clarté laiteuse. Elina marchait, serrant Manon contre elle. La petite n’avait pas pleuré. Elle regardait autour d’elle avec cette attention toute neuve des bébés : ses yeux semblaient tout absorber, sans jugement.
La ville, elle, semblait ne pas avoir remarqué leur départ. Les rues étaient presque désertes. Une odeur de pluie stagnante flottait dans l’air. Des boulangeries ouvraient lentement, répandant un parfum de pain chaud dans les rues mouillées.
Elina s’arrêta quelques instants sur une grande avenue, les yeux fixés sur une vitrine de café fermée. Ici, elle avait ri. Elle avait attendu. Elle avait voulu croire. Maintenant, tout ce qu’il restait, c’était ce silence autour d’elle, et Manon qui suçait son pouce dans le tissu de l’écharpe.
Elle descendit lentement la ville. Pas de destination réelle, sinon celle qu’elle se donnait : faire ses adieux. Un adieu silencieux. Elle n’aurait pas de mots, pas de lettres. Elle voulait juste… sentir encore une fois.
Les sons devenaient presque aigus : un klaxon lointain, un oiseau qui criait sur un toit, le froissement d’un journal qu’un homme ramassait au sol. Elle s’arrêta un moment dans un petit square désert. Le vent s’était levé, léger, jouant dans les branches des arbres nus. Elle s’assit sur un banc, contre un dossier froid. Manon ouvrit les yeux et se mit à gigoter, comme si elle aussi sentait que quelque chose changeait.
— On part, murmura Elina. C’est aujourd’hui. C’est maintenant.
Manon gazouilla doucement. Elina lui sourit, fatiguée.
Les souvenirs remontaient par vagues, comme la douleur qu’on pensait oubliée. Eva, Lila, Capucine, même Jeanne. Tous ces noms, tous ces visages. Ce qu’elle fuyait n’était pas seulement la peine, c’était ce qu’elle aurait pu devenir si elle était restée : une ombre d’elle-même.
Le temps passa lentement, mais le ciel s’éclaircit à peine. Elina reprit sa marche, ses pensées figées dans un entre-deux. Quand elle arriva à la périphérie de la ville, au croisement qu’ils avaient convenu, une voiture l’attendait déjà.
Ravi était là, debout contre la portière. Il leva les yeux en la voyant approcher. Elle put lire dans son regard la tension, l’inquiétude, et un soulagement immense. Il ouvrit la bouche, puis la referma. Il ne dit rien.
Elle arriva à sa hauteur, Manon toujours contre elle, éveillée à présent, fixant Ravi avec une étrange gravité.
Elina parla la première.
— Je n’ai pas pu faire autrement. Je suis allée la chercher cette nuit.
Ravi hocha lentement la tête.
— Tu as bien fait.
Il tendit les bras et, avec douceur, prit la petite fille. Manon poussa un petit cri de surprise, puis posa sa tête contre son épaule. Elle ne pleura pas. Il la serra contre lui, comme si elle avait toujours été là.
Elina se sentit chanceler légèrement. Elle inspira profondément, posant une main contre la voiture.
— Elle est légère, dit-elle.
— Mais elle pèse tout, répondit Ravi en souriant doucement.
Ils restèrent un moment dans le silence. Puis il ouvrit la portière arrière, installa le siège bébé qu’il avait acheté la veille, y plaça Manon avec précaution.
Quand il se tourna vers Elina à nouveau, elle avait les yeux rougis, mais le visage déterminé.
— Tu es prête ? demanda-t-il.
Elle hocha la tête. Elle lança un dernier regard vers la ville derrière elle. Rien n’avait changé. Pourtant tout était différent.
Elle monta dans la voiture. La portière claqua doucement. Ravi s’installa au volant.
Le moteur démarra.
Sans bruit, sans cri, sans regret, ils quittèrent la ville.
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