Cicatrices Invisibles
Après un énième bâillement, Cédric se retrouve face au carrefour de sa journée, partagé entre la sagesse d’aller se coucher et l’illusion tenace qu’il reste encore quelque chose à en tirer.
Tout à coup, un objet rouge vif capte son attention, tel un feu de circulation. Sans réfléchir, il tourne la tête et aperçoit le seau habituellement utilisé pour nettoyer le sol, abandonné en plein milieu de l’entrée de l’appartement
Instinctivement, Cédric se lève pour le ranger et s'en approchant, il remarque qu’un tissu de nettoyage gris flotte encore dans l’eau sale.
Il s’agit d’une serpillère classique, grise avec des reflets blancs, utilisée habituellement pour nettoyer le sol. Ce mélange de couleurs qui s'entremêlent lui rappelle un vieux pull que portait sa sœur, lorsqu’ils étaient tous deux adolescents. Le fameux pull de ma sœur, se dit-il avec un petit sourire en coin.
En se baissant pour attraper le seau, une douleur fulgurante et inattendue lui transperce le ventre, comme un coup de poignard. L'intensité est telle qu’il reste accroupi de longues minutes, recroquevillé sur lui-même et qu’un sifflement aigu, à la limite du supportable, lui transperce les tympans.
Le ressenti s'atténu progressivement tout comme le sifflement qui tend à disparaître. Il reste-là, le regard hagard et le souffle court, incapable de dire si ce qu’il vient de vivre est réel ou bien le fruit de son imagination. Son regard revient machinalement vers le seau, puis une étrange sensation l'envahit à nouveau : des picotements le long des avant-bras et une étrange sensation de dégoût envers lui-même.
Déboussolé, il se laisse tomber au sol, s'assoit dos contre le mur juste à côté du seau et enfouit son visage dans ses mains. Il ferme les yeux, priant que le silence et l’immobilité apaisent le chaos de ses sens.
La première image qui lui vient est celle du “pull serpillère” que portait sa sœur. Un de ses pulls fétiches, devenu trop grand à force d’avoir été porté et lavé, sa matière distendue et sa couleur grisâtre reconnaissable entre mille. Il se souvient aussi de la fierté qu’il a ressentie le jour où sa sœur lui a laissé porter ce vêtement emblématique, devenu trop grand pour elle mais parfaitement adapté à sa carrure. Ce don coïncide d’ailleurs avec la période du départ du père depuis le domicile familial, comme si sa sœur voulait faire à Cédric cadeau de son bien le plus précieux, pour lui dire qu’elle comprenait sa tristesse.
Alors qu’il ressasse ces vieux souvenirs, Cédric a encore le visage caché entre ses mains, qu’il tourne lentement de droite à gauche, les yeux cette fois brouillés par les larmes qui commencent à apparaître. Il vient de se rappeler que sous ce pull se cachaient les nombreuses scarifications qu’il se faisait sur le bras et l’avant bras droit, à l’aide d’un cutter.
Pourquoi ce pull et pas un autre, se demande-t-il, comme si celui-ci était devenu une armure masquant la honte de ces cicatrices qu'il s’infligeait.
A cette époque, la scarification était devenue un rituel, qu’il faisait secrètement dans sa chambre, très souvent en fin de journée. Parfois en écoutant de la musique sombre ou bien avec une lumière tamisée, la porte fermée, loin du regard des autres. Il savait que se mutiler n’était pas normal et il en avait honte. Il faisait donc tout pour le cacher à son entourage, à sa famille ou à ses amis. Encore aujourd’hui, personne n’est au courant, comme si ce sentiment de honte était toujours présent en lui.
Pourtant cette pratique lui était devenue essentielle pour s'exprimer et exister pleinement.
S’entailler la peau était quelque chose qu’il faisait par dépit vis-à-vis du vide de la journée qu’il venait de vivre, ou bien pour exprimer une colère sourde à l’encontre de certaines personnes. Il n’arrivait plus à s'en passer, car se scarifier lui permettait de ressentir qu’il était encore en vie. A tel point, que très vite il était à court de peau vierge sur ce bras et avant bras droit, recouvert de traits horizontaux, verticaux ou diagonaux, écrits à l'encre de son sang. Un sourire s’affiche sur son visage, alors qu’il s’imagine jouer au morpion sur ce bras recouvert de lignes ensanglantées. Ce sourire disparaît rapidement, alors qu’il s’interroge sur la raison d’insister autant sur cette partie-là de son corps et aucune autre.
Parfois, il appuyait tellement fort sur la lame du cutter que certaines cicatrices sont encore visibles aujourd’hui. Notamment ce jour où il a enfoncé la lame profondément dans la chair de son bras droit, afin d’écrire le prénom d’une fille dont il était fou amoureux. “Heureusement que son prénom ne comportait que quatre lettres”, se dit-il en riant, avant que, sans prévenir, un sanglot ne remonte en lui, l’étouffant presque.
Invariablement, l’automutilation était suivi par un profond sentiment de honte, de dégoût et de culpabilité envers lui-même. Il regrettait à chaque fois le passage à l’acte et faisait tout pour cacher aux yeux du monde et aux siens ses cicatrices, grâce au fameux pull serpillère qu’il portait à cette époque-là pratiquement tous les jours.
En ouvrant les yeux, Cédric porte machinalement son regard vers le seau rouge, la serpillère et son avant bras droit. Il se demande comment et pourquoi il a arrêté de s’entailler la peau. Cela s’est juste arrêté, pratiquement du jour au lendemain. Il repense à lui, tel qu’il était à cette période de sa vie, et ressent immédiatement au plus profond de son être une envie intense d’aimer, réconforter et prendre dans ses bras cet adolescent perdu, triste et tellement seul, qui avait simplement du mal à gérer ses émotions.
Pour apporter une note d’optimisme, il se réconforte en se disant qu’à son âge, il ne pense plus avoir l’envie de s’automutiler. Pourtant, alors qu’il effleure machinalement son avant-bras droit du bout des doigts, il sent sous sa peau une légère aspérité, une cicatrice récente, datant de quelques semaines seulement.
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