1

5 minutes de lecture

— Encore un ? Mais bon sang, combien cela t’en fait-il ? Non, mon grand, ce n’est pas possible.

Elle végétait dans le salon, la télé allumée sur un programme insipide. L’adolescent venait de rentrer d’elle ne savait où. Il lui avait présenté l’animal sans dire un mot, simplement en le tenant dans ses bras. Pas une demande, vu son expression, juste un fait qu’il lui annonçait.

Sa réaction ?

Pas un son ne sortit de sa bouche, ne serait-ce qu’un grognement contrarié, un “merde” sonnant et trébuchant, une insulte retentissante, ce qu’on pourrait attendre d’un jeune de son âge en phase de rébellion. Mais toujours ce regard froid, impénétrable. Juste cela.

Depuis quand ne reconnaissait-elle plus son fils ? Depuis quand la fixait-il avec une telle arrogance, un tel mépris ? Depuis quand était-elle devenue une merde pour lui ? Une sous-merde même, au point qu’il ne daignait même plus lui adresser la parole.

Il parlait, mais plus à elle, sa propre mère. Elle l’avait entendu dans sa chambre. Elle avait préféré ne pas savoir à qui. À un copain au téléphone ? Ou à ses chats ? Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fait venir un copain à la maison. Depuis quand d’ailleurs ? L’adolescence est un cap parfois difficile à passer, elle était parfaitement au courant du phénomène. Mais là, ça commençait à peine, et ça commençait mal.

Et en même temps, elle n’avait rien d’autre de réellement tangible à lui reprocher. Sur l’aspect scolaire, pas de mauvais résultats, pas d’irrespect du professorat ou des consignes. Du moins rien à sa connaissance.

Les félins avaient aussi les yeux fixés sur elle, et tout comme leur jeune maître, en une étrange harmonie inconsciente, ils la suivirent du regard lorsqu’elle se déplaça dans la maison.

— Et dégage-moi tous ces chats ! Je te l’ai déjà dit. Quand je suis là, ou c’est dans ta chambre, ou c’est dehors !

Elle s’en voulait de ce ton exaspéré, mais…

Toutes ses pupilles, elle en avait froid dans le dos.

Il prit bien son temps avant d’obtempérer.

À la première occasion, elle profita de son absence pour tenter d’en savoir plus. Profitant d’un jour de congé en semaine, et après avoir vérifié son emploi du temps, elle ouvrit la porte de sa chambre. La fenêtre était ouverte, pourtant les chats n’avaient pas profité de l’aubaine pour filer, du moins pour la plupart.

Elle aurait trouvé dangereux de ne pas garder cette fenêtre fermée en leur absence, même à l’étage, craignant que n’importe qui entre, leur maison un peu à l’écart des autres présentant une cible parfaite. Mais même elle-même hésitait à faire un pas dans cette pièce, alors que c’était sa maison.

Les bestioles avaient toutes tourné leur museau vers elle.

Elle prit son courage à deux mains, s’avança vers le bureau de son fils, releva l’écran de son ordinateur. Par chance, il ne l’avait pas protégé d’un mot de passe.

Quelle confiance en l’humanité pour un enfant dédaignant autant sa mère !

Pas un miaulement, pas un feulement, pas de griffe, pas de morsure. Mais ils se rapprochèrent au plus près, sans cesser de l’observer, attentifs au moindre de ses mouvements. Seul l’un d’entre eux était resté immobile, perché là-haut sur son étagère. Sacrément grand pour son espèce, le pelage ébène, avec des yeux d’un mauve profond. Et des pupilles ! Pas noires, mais d’un doré improbable ! Elle n’avait jamais vu cela. En sa présence, sa sensation de malaise s’intensifia, et elle détourna d’autant plus rapidement le regard qu’avec les autres.

Ce ne sont que des chats ! Des animaux ! Tu n’as aucune raison d’en avoir peur.

Elle espérait trouver un indice sur le comportement de son fils dans son historique de navigation, un moyen de l’aider, ou de renouer un lien, de l’amener à parler.

Il reste plus dur, plus inébranlable qu’un mur. J’ai loupé quelque chose, mais quoi ?

Son fonds d’écran : un poème, répété mainte et mainte fois. Un poème avec des airs de prophétie. Le même texte que sur son écran de veille, et le sujet unique de ses recherches, d’après les résultats de l’historique. Tout tournait uniquement sur cette histoire de démon.

Le démon ultime sera le fruit de la haine.

Il apparaîtra au monde dans les douleurs de la création.

Il s’éveillera dans les souffrances de l’enfantement.

Il apprendra et se révélera dans les tourments de l’esclavage.

Fécondé, forgé, modelé et nourri dans le sang, son ennemi restera ignoré.

Ainsi dominera-t-il les autres démons et toute vie encore existante.

Une prophétie de plus sur la fin des temps. Celle-ci serait une traduction de ces textes obscurs gravés sur une des stèles découvertes récemment sous la glace – l’ironie du réchauffement climatique. Des stèles de plus d’une dizaine de milliers d’années, d’après certains détracteurs. Selon eux, ces quelques strophes seraient un message d’avertissement laissé par un peuple disparu et oublié par le temps.

Un fake, oui ! Mais quelle étrange obsession !

Comment le sortir de ça ? Comment l’en détourner ? Ses amis et collègues de travail l’avaient pourtant averti : aujourd’hui, un enfant ou un ados seul dans sa chambre n’est plus en sécurité. Pas avec une fenêtre ouverte sur le monde. Une fenêtre que les esprits malveillants en tout genre ont vite adoptés, du pédophile au harceleur, du pornographe à l’extrémiste. Du vrai pain béni pour eux.

Elle espérait trouver autre chose, n’importe quoi d’autre pouvant occuper ses pensées d’adolescent d’aujourd’hui, mais rien.

Elle ferma chaque logiciel et fichier ouvert, rabattit l’écran, vérifia avoir bien remis l’appareil à sa place et sortit. Elle erra un instant dans le salon. Son regard tomba sur la photo d’un être autrefois aimé, à jamais aimé, impossible à haïr désormais. Elle s’en approcha, caressa le cadre des doigts.

Comme j’aurais aimé que tu sois son problème. Je me sens si seule depuis que tu n’es plus là. Mais se souvient-il seulement de toi ? Il était encore si jeune lorsque tu nous as quittés.

Elle se réveilla en sursaut, le cœur battant. Elle se retrouva toute penaude, toute confuse, ne retenant qu’une seule phrase de son cauchemar.

Tu m’appartiens.

Rien d’autre. Juste ces mots ressassés en boucle. Et cette angoisse irraisonnée qui ne la quittait pas.

Elle secoua la tête, se trouvant ridicule.

Ça m’apprendra à faire la sieste après un gros repas !

Annotations

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0