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Son dos la tirait ce jour-là. Le garçon la força quand même à sortir, adaptant bon gré mal gré son rythme au sien. Un jardin ? Un parc ? Une forêt ? Ils marchaient lentement entre les arbres, dans un silence peu ordinaire. Pas un chant d’oiseau, ni de queue d’écureuil. Pas le moindre battement d’aile, ni la moindre cavalcade précipitée.

Pas le moindre signe de vie.

Peu importe. Elle avançait, ses pieds fonctionnaient tous seuls, un pas devant l’autre, alors qu’un léger vent caressait son visage.

Cette chaleur dans son ventre, devenue une présence permanente, était le seul élément agréable dans cet amas de chair informe servant de vaisseau à son esprit embrumé.

Une crampe lui vrilla les tripes. Elle stoppa net, clouée sur place. La souffrance l’envahit quelques minutes, puis disparut.

— On continue, ou ça va pas ?

Elle lui fit signe que c’était bon, le suivit.

Cela recommença. Elle se plia en deux, s’accrocha à un arbre. Elle se demandait ce qui se passait. La souffrance dura un temps, disparut, revint quelques minutes plus tard.

Chaque fois, le garçon s’était arrêté et l’avait regardé sans rien faire. Puis il l’avait entraîné sur le chemin du retour.

— Bon, pas la peine, on va s’arrêter là, avait-il fini par dire en soupirant après un coup d’œil aux alentours, et constatant que la souffrance revenait plus souvent. C’est venu vite, il avait raison.

L’ado extirpa une vieille couverture du sac à dos qu’il emmenait depuis quelque temps lors de leurs promenades. D’ailleurs, cette forêt était devenue leur unique lieu de promenade ces derniers temps. Ils n’y croisaient jamais personne.

Il déploya la couverture élimée et la posa au sol.

— Assieds-toi.

Elle refusa, préférant marcher sur place. Se tenant les hanches, elle laissait les crampes passer, les supportant comme elle pouvait. Elles s’amplifiaient, fusillaient son corps, le traversant par vague, des vagues qui s’entrechoquaient, passant par ses entrailles, son dos. Elle se tenait à deux mains à l’arbre proche de la couverture, lorsqu’une plus intense que les autres l’obligea à s’agenouiller. Elle crut que son corps allait se déchirer en deux.

Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Perdue, déphasée, elle ne pouvait que laisser cette souffrance la submerger, la noyer, la dominer. Elle essaya toutes les positions, à quatre pattes, couchée d’un côté, de l’autre, sur le dos, rien n’y faisait. Elle ne tenta même pas d’appeler à l’aide, se doutant qu’elle n’en aurait pas, surtout pas de ce soi-disant garçon. Elle ne pouvait que subir, les larmes brûlant ses yeux.

Elle se tenait le visage face au ciel, et pourtant, elle ne pouvait plus voir le monde autour d’elle, n’entendait plus rien d'autre que ses propres gémissements. Elle ne vit pas le ciel passer du gris au noir, encombré de nuages monstrueux s’agitant et s’entrechoquant. Elle n’entendit pas cet échange, ne sut pas qu’ils n’étaient plus seuls.

— N’est-ce pas un peu tôt ?

— Non, souriait la créature. Il a poussé comme un démon se le doit !

La souffrance finit par lui arracher un cri, puis un autre, et d’autres encore, au gré des vagues roulant et pétrissant cruellement sa chair, des cris graves, rauques, tournant vers les aigus au fur et à mesure, suivant l’intensité de son supplice. Au pire moment, on dégageait ses jambes ensanglantées sans qu'elle le remarque. Tremblant violemment, les bras tendus vers l’épicentre de sa souffrance, ses doigts s’agitaient, craignaient, refusaient de toucher ce qui pouvait en être à l’origine, et qui déchirait impitoyablement son ventre pour sortir, écartant ses jambes et sa chair sans qu’elle y soit pour quelque chose. Tout son corps semblait vouloir se disloquer sous l’effort.

Autour d’eux, la tempête se déchaîna. Feuilles, branches brisées, nids abandonnés, châtaignes, cônes, herbes et taillis, tout volait en tout sens, subissait la violence des vents. La terre frémit, hoqueta, secoua férocement les arbres, arrachant du sol les racines des plus fragiles. Le trio ne sentit rien, protégé par une étrange bulle, à l’abri des ondes de choc provoquées par les éléments en furie.

— Oui, c’est ça ! La terre elle-même fête sa venue ! exulta la créature.

Un cri plus long et plus profond que les autres, alors que s’extirpait de ses entrailles l’objet de son martyr. Au même moment, une onde pulsa dans la terre. Les derniers arbres encore debout furent abattus, mais aucun ne les atteint, stoppés par la bulle protectrice.

— Comme il est fort, il est capable de se protéger !

Lorsque ses doigts frôlèrent cette chose par erreur, elle fut piégée entre deux envies impérieuse : aider l’expulsion, ou pas. Mais la nature est chose implacable. Dans un hurlement bestial, elle crut que les veines de son cou allaient éclater sous l’effort. Puis une pression cruelle s’évacua d’un coup. Son cri s’amenuisa jusqu'à disparaître, de même que la souffrance, mais en partie. Elle poussa encore, acheva de se libérer. Elle gobait tout l’air qu’elle pouvait, ayant du mal à croire que c’était terminé.

Malgré ses oreilles bourdonnantes et sa vue troublée de larmes, elle perçut enfin la présence de cet être étrange. Elle n’en fut pas étonnée. C’était sûrement lui le responsable de cette séance de torture. Il était accroupi près d’elle. Il tendit les bras, cueillit quelque chose entre ses cuisses, une chose vagissante, remuant légèrement. Elle ne voulut pas regarder.

— Tu as bien travaillé, jubilait-il. Comme tu es beau, mon fils ! Et si puissant !

Tout s’obscurcit un moment. Elle sombra dans l’inconscience. Pas longtemps. Une crampe revint la torturer. Moins forte, mais qui l’obligea à pousser encore. Un bruit mouillé, une chose flasque, inerte, chuta doucement. Le sang collait sur sa peau.

Elle fixait la créature, ce démon qui avait joué avec elle, s’était servi d’elle. Tremblante de froid, de souffrance, elle n’avait plus peur. Bien qu’avachi au sol, encore tendue pas la souffrance paralysant ses muscles, la tête tombant de côté, anéantie par l’épuisement, ses yeux et ses dents serrées, prêtes à mordre exprimaient sa rage, sa haine.

— Tu vas me tuer, je suppose, dit-elle, une veine de son coup palpitant sous sa peau.

— Oh non ! répondit-il, satisfait devant la chose geignante dans ses mains. Tu es encore utile.

Sur ce, il se rapprocha d’elle, s’accroupit à nouveau. Elle le voyait venir. Dans un suprême effort, elle se traîna vers l’arrière, à l’opposé de lui, s’écarta de la masse de chair sanguinolente entre ses jambes en s’aidant de ses coudes et de ses pieds. Mais elle était encore trop faible. Le garçon vint aussi à l’assaut, l’obligea à retirer ses vêtements du haut, imbibés de sueur. Elle tenta encore de fuir, se jeta sur le côté, ou plutôt tomba. En vain. La créature lui saisit la cheville, la tira vers lui et posa contre son sein la petite chose fragile qu’il tenait entre ses pattes. Elle évita de la regarder, ignorant son apparence. Un contact humide sur son téton. Elle voulut ruer, mais il se passa quelque chose qu’elle n’expliqua pas.

Lorsque les lèvres du petit être enveloppèrent son sein, sa première volonté fut de vouloir laisser éclater sa rage, mais ce fut comme si elle s’était freinée elle-même. Elle ressentit comme un énorme battement de cœur, puis une autre onde de choc, tout comme la précédente, partit de ce contact, traversa son corps, bloquant un instant sa respiration, puis se répandit elle ignora où. Elle laissa cela passer, attentive à la suite, inexplicablement intriguée.

Une douce chaleur, fragile, contre sa peau. Son bras s’ouvrit instinctivement pour mieux l’installer. Son cœur battait fort, et elle s’efforça d’apaiser les grandes inspirations qui la dominaient encore.

Plus aucune larme ne sortait de ses yeux, cependant elle ne voulait toujours pas les abaisser vers ce qui se tenait contre elle, ce qui prenait le lait produit pas son corps, alors que ses jambes étaient encore souillées, écœurées d’elle-même par ce qui était sorti au milieu du sang et de la souffrance, fruit d’une créature impie, d’un démon impitoyable. Elle s’attendait à ce que ce petit être la morde, logique pour le fruit d’un démon, mais rien de tel, juste ce contact si délicat qui, tel un étrange sortilège, la coinçait entre l’envie de l’étouffer et de le protéger.

Un autre fléau se joignit à la partie, interrompant cette curieuse parenthèse. Dans son crâne, ça lançait, ça tapait. Elle ferma les yeux, oblitéra tout ce qui se passait autour et sur elle, séparant sa conscience de son corps.

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