Affection oubliée

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Le collier tintait entre mes doigts. Je l’avais trouvé sous les derniers osselets, que j’avais soigneusement réenterrés après avoir définitivement accepté le fait de ne jamais voir Fantôme ronronner sur mes genoux. Je jouais de ses mailles encrassées pendant que, lentement, mécaniquement, je rentrais vers la citadelle. À sa chaîne pendait une petite plaque en or. Dessus était gravé, en lettres cursives, le nom de « Farine ». Joli nom. Fantôme lui allait tout de même bien mieux.

À mon approche du mur d’enceinte, une voix me héla.

— Jeune maître ?

Son timbre enroué par l’âge me rappela agréablement à la réalité. Je levai les yeux et tombai sur le visage tavelé de la vieille Alba. Si ce n’était pour le tremblement de tous ses membres, ma surprise de trouver là son être buriné d’un millier de ravines eût pu me faire croire à la vision d’un arbre habillé.

— Vous me cherchiez, Vieille Mère ?

Ce sobriquet lui plaisait. Très peu lui témoignaient ce respect, les autres se contentant d’un « l’ancienne », si pas d’un « la vieille ». Il fallait avouer que ses années de service au sein de notre famille devaient avoisiner, en nombre, celui de nos faïences qu’elle astiquait sans relâche depuis l’aube des temps. Au point qu’elle-même en avait perdu le compte ! De la même façon que, de ses propres dires, elle avait depuis longtemps égaré son contrat de travail. Qu’importait. Elle participait à l’âme de la demeure, et l’y garder pour sa seule présence était passé dans l’usage.

— Ne vous voyant plus je m’inquiétais pour vous, trémula-t-elle.

Je n’en doutais pas. Elle m’avait toujours couvé. Après m’avoir dorloté, me disait-on. Peut-être eussé-je pu en faire une mère de substitution si père ne me l’avait interdit. « La piétaille est là pour nous servir », martelait-il lorsque l’occasion s’y prêtait. Non pas qu’il manquât de respect à ses subalternes, mais selon lui nous nous devions de ne pas mélanger amour par le sang et amour par le gain. Personnellement, je n’avais jamais trouvé vénale notre Vieille Mère, loin s’en fallait. Cependant mon éducation m’enjoignait à la voir de l’autre côté d’une barrière qu’il ne m’était pas loisible de lever, précepte qu’en digne héritier je respectais.

— J’étais simplement parti me promener un peu plus loin que d’habitude, répondis-je sans mentir.

Elle tourna la tête vers le sud — je m’étais presque attendu à entendre un grincement dans son effort — et émit un petit ricanement amusé.

— Vous êtes allé voir le vieux saule ?

Sa perspicacité me troubla.

— Comment le savez-vous ? demandai-je sans ambages.

— Madame votre arrière-grand-mère aimait à aller s’y recueillir.

J’en fus estomaqué, ce qui dut se remarquer dans ma question suivante.

— L’avez-vous donc connue ?

— Pour ça oui, j’ai eu le plaisir de la connaître. C’est d’ailleurs auprès d’elle que j’ai eu la chance de commencer à servir votre famille…

Ma première constatation à cet aveu fut que si son âge n’était pas canonique, alors personne dans ce monde ne pouvait se targuer d’être vieux ! Me reprenant, je me trouvai pris d’assaut par une foule de questions au sujet de mon aïeule. Et qu’aurais-je donné pour pouvoir les poser toutes en même temps ! Se tenait en effet face à moi sans doute l’unique relique susceptible d’y répondre pour en avoir personnellement côtoyé l’intéressée. D’ailleurs sur l’instant, ma principale crainte fut que le destin la fauchât avant que j’eusse eu le temps de lui en poser une seule…

— Comment était-elle ! émis-je d’une voix tendue.

J’attendis fébrilement mais Alba ne répondit pas. Ses pupilles brillaient d’intérêt comme elle les avait déposées sur ma main portant le collier.

— Qu’est-ce donc que cela Jeune Maître, si je puis me permettre ?

Je descendis mon regard à la suite du sien et, comprenant l’objet de sa requête, le lui tendis le plus naturellement du monde.

— En voilà un souvenir, lança-t-elle en observant le médaillon après avoir ajusté la longueur de ses bras à sa mauvaise vue. Oserais-je vous demander où vous avez trouvé ce collier ?

— Au cou de son ancien propriétaire, répondis-je sans chercher à cacher la vérité. J’ai découvert sa sépulture et ne l’ai dérangée que pour en extraire cet artefact.

M’aurait-elle demandé comment j’avais trouvé l’endroit qu’alors elle m’aurait pris au dépourvu, mais elle n’en fit rien.

— Farine était le préféré de votre arrière-grand-mère, ajouta-t-elle simplement en me rendant l’objet. C’était également le compagnon privilégié de votre père quand il avait votre âge. J’avais l’impression qu’il ne se lassait jamais de flatter l’animal ! Je me suis même toujours demandé pourquoi il n’en a jamais repris par la suite…

La première information ne me surprit guère. La seconde, par contre, m’en apprit bien plus qu’il n’y paraissait. En outre, que père était capable d’affection. Mais surtout que lui aussi, dans ses jeunes années, avait personnellement connu mon arrière-grand-mère ! Sur le coup, et indépendamment de la sympathie que j’éprouvais à l’endroit de Vieille Mère, sa possible mort subite me sembla moins handicapante. D’ailleurs je lui souhaitai le bonjour et la fis prendre congé. Autant poser mes questions à une personne dont j’avais bien plus confiance en la mémoire !

Le soir venu, père et moi étions attablés au petit salon dans lequel nous prenions habituellement nos repas. C’était le seul moment de la journée où je le voyais s’accommoder d’un confort plus raisonnable : notre table, bien que façonnée dans le meilleur bois, n’en gardait pas moins une taille strictement adaptée. Même nos couverts ne provenaient pas de notre argenterie. À bien des égards, ces soupers non protocolaires en tête à tête m’évoquaient ceux des petites gens. Et père semblait véritablement en retirer du plaisir, comme s’il y retrouvait quelque forme de bienêtre absent de son quotidien.

Ces repas s’en trouvaient être des occasions privilégiées pour l’entretenir de choses qu’en d’autres circonstances il eût considérées futiles. Aussi j’attendis le bon moment, soit après qu’il eut fini sa soupe et se relaxa en prévision du plat principal, et en profitai.

— J’ai de nouveau trouvé quelque chose aujourd’hui, père.

Il leva sur moi un regard inexpressif de mise en pause gustative.

— Une autre trouvaille dites-vous ? répliqua-t-il en s’adossant au dossier. J’espère qu’elle n’a pas eu vertu à vous déconcentrer comme hier…

— Non point ! répondis-je en toute sincérité. Au contraire même, si vous évoquez par là mes études dans le domaine du mystique…

— Vraiment ? Vous éveillez ma curiosité. Me montrerez-vous votre découverte ?

Par cette permission implicite, je me levai de table, en fis le tour et lui tendis le bijou que je sortis de ma poche.

— Qu’est-ce donc ? s’enquit-il en le déployant entre ses mains.

— Le collier de l’une de vos vieilles connaissances, répondis-je sur un ton malicieux.

Je le vis froncer un sourcil et se concentrer sur la médaille. Sa question suivante me déstabilisa.

— Est-ce censé me rappeler quelque chose de particulier ?

— Père, n’était-ce pas le collier de votre chat, celui que vous adoriez lorsque vous aviez mon âge ? demandai-je passablement intrigué.

Il replongea le regard sur la plaque dorée et en lut le nom à haute voix. Une seconde passa, et enfin il se souvint.

— Ha mais bien sûr, Farine, comment ai-je pu l’oublier !

J’aurais juré de circonstance le sourire qu’il se fendait à ce moment, mais n’eus pas le temps d’approfondir la question. Prestement il me rendit le collier comme s’il se fut agi d’un objet de peu de valeur et me congédia à ma place. Avant que je ne rejoignisse mon siège il ajouta que, cet objet-là, je pouvais le garder s’il m’en plaisait.

En voilà pour la brève image du patriarche affectueux que je m’étais faite ! S’il l’avait été dans sa jeunesse, n’en restait visiblement comme seul reliquat que le froid pragmatisme de l’homme d’armes ! J’en fut bouleversé et me rassis véritablement déconfit. Il ne s’était pas défait d’un atour inintéressant, il avait purement et simplement nié une ancienne amitié !

Était-ce cela, le prix à payer pour jouir de notre armée et de nos conquêtes, pour jouir de notre gloire ? Dans ce cas, que Dieu me fît plutôt moine !

La colère m’était montée comme rarement elle l’avait fait. Et, plus important encore, ce fut la première fois qu’elle se dirigeait vers lui, vers ce père dont, jusque-là, j’avais toujours chéri le modèle. J’en restai prostré, et terminai le repas mes questions sur mon aïeule nouées au font de la gorge.

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