Besoin de savoir

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Le lendemain, après le déjeuner, je me retrouvai à mon mur. Comme d’habitude. Enfin, pas exactement comme d’habitude. Cela faisait plusieurs jours déjà que je ne m’y rendais plus pour mes livres à proprement parler. Mais cette fois-là était encore différente. Suite aux évènements de la veille, mon attente relevait dorénavant du pur mysticisme. Davantage en phase, du reste, avec mes aspirations du moment. Spectre ou pas, j’espérais sa venue !

Mais il ne revint pas.

Ni ce jour-là, ni les suivants.

La déception se fit poignante, et frisa avec les jours une impression de trahison. Au point de ne bientôt plus pouvoir feuilleter mes livres que d’un œil distrait, ne déchiffrant leurs symboles que lorsque mon esprit s’ennuyait de battre la campagne. J’étais, en outre, interpellé par le moindre bruissement alentour, alors même qu’à aucune de ses apparitions Fantôme n’en avait produit. De la même manière que je m’émouvais à chaque mouvement, à chaque soubresaut de la végétation. C’est impressionnant comme, parfois, l’espoir mourant peut éveiller l’irrationnel.

De bien mornes semaines passèrent durant lesquelles, dos à ce mur qui cependant m’apaisait, plus jamais je ne réussis à recouvrer mon intérêt pour mes ouvrages. Ils avaient simplement perdu, à mes yeux, une part non négligeable de leur attrait. Cet état, je le devais pourtant moins à la défection de Fantôme qu’à une conviction devenue obsédante : celle que sa rencontre avait été préméditée ! À défaut de pouvoir se présenter elle-même — pour quelque raison propre à sa sphère d’existence —, mon arrière-grand-mère avait dû me l’envoyer lui. Aussi j’étais convaincu que ce n’était pas l’animal, mais bien elle, qui avait voulu que je trouvasse tant les jeux d’enfants que la sépulture. Et il me fallait savoir pourquoi ! Savoir que, justement, je n’acquerrais pas entre les pages d’un quelconque livre…

Alors je me bornais, élaborant des conjectures toujours plus saugrenues plutôt que de reprendre constructivement, comme toute personne sensée l’aurait fait, ma vie où je l’avais laissée. Mon nouvel état d’esprit était tel que, sans m’en rendre compte, je me fermais peu à peu au monde. Je devenais maussade, irritable. Même mes repas avec père, de coutume adéquats aux échanges, finirent par se tenir dans un silence cérémonieux.

Je ne peux dire vers quels abysses de morosité j’aurais pu glisser si, au décours du printemps, Alba n’était venue me remonter le moral. Elle ne savait rien, bien sûr, mais n’en avait besoin pour ressentir mon mal-être. Ce jour-là, me sortant temporairement de mon apathie par sa simple présence, elle me motiva à lui poser sur mon arrière-grand-mère les questions que j’avais en suspens depuis le fameux souper. Les réponses que j’en obtins m’enjoignirent à apprécier d’autant plus cette grande dame, que tous semblaient avoir beaucoup aimée. Douce avec son personnel, elle avait également été d’un support exemplaire pour le peuple de l’époque. Une conduite au diapason de son visage affable, si bien restitué sur ses portraits.

— D’ailleurs, me dit Vieille Mère, elle a été à l’origine des Sans-Fourreaux.

— Les Sans-Fourreaux ?, demandai-je. Qu’est-ce donc ?

— Ho, une organisation pacifiste qui, je crois, n’existe plus maintenant. Comme son nom l’indique, il s’agissait de personnes refusant de porter aucune arme durant leurs déplacements. Madame pensait que, pour éviter les guerres, il fallait d’abord changer les mentalités, et qu’on ne pouvait y parvenir qu’en supprimant de nos vies toutes ces lames qui incitent à répondre par la violence.

— Se promener désarmé hors des murs dites-vous ? N’était-ce pas un peu utopique ?

— Oui-da que ça l’était, si vous voulez mon avis ! Et pourtant, plusieurs personnes d’importance en ont fait partie. Dont monsieur votre père.

Je faillis m’en étrangler de surprises.

— Enfin Vieille Mère, vous délirez !, lançais-je après m’être ressaisi. Je ne connais envers nos voisins d’homme plus belliqueux que père !

— C’est vrai Jeune Maître. Mais il n’en a pas toujours été ainsi…

Cette affirmation, elle me le jeta d’un visage à ce point fermé que j’en perdis toute velléité de réplique. Du reste, qu’avais-je pour la remettre en cause ? En plus de n’avoir aucune raison de me mentir, Alba était sans l’ombre d’un doute notre employée ayant le plus longtemps côtoyé l’intéressé.

— Vous affirmez réellement que, un jour, père aurait été contre les armes ? lui demandai-je tout de même de confirmer.

Pour toute réponse elle opina du chef, geste qui fut autant celui de son assentiment que l’image d’un maillet s’abattant sur mes certitudes. Ainsi donc, aussi sûrement que père était un stratège militaire d’exception, il avait également été pacifiste dans l’âme ? Cette idée était pour moi à ce point aberrante que j’eus tout le mal du monde à la conceptualiser !

— Est-ce seulement possible…, murmurais-je d’ailleurs.

— C’est qu’il a changé à la mort de madame votre mère, y répondit Alba.

La douche froide. Jamais on ne m’évoquait mère ! Le sujet était implicitement tabou ! Comment osait-elle… ? Mais je me calmai aussi vite. Après tout, son âge seul légitimait ses écarts.

— C’est-à-dire ?, demandai-je les dents serrées.

À cette grimace, Vieille Mère entrevit la ligne rouge sur laquelle elle s’était mise à jouer les équilibristes et fit un judicieux pas en arrière :

— Veillez m’excuser Jeune Maître, je ne voulais pas vous rappeler de mauvais souvenirs.

Quels mauvais souvenirs ! Je n’avais que quelques mois quand…

— Il n’y a pas de mal, mentis-je sans conviction. À bien vous comprendre, vous sous-entendez que c’est la mort de mère qui a fait devenir père l’homme qu’il est aujourd’hui ?

— En quelque sorte, si je puis dire. L’attaque de la citadelle…

— A été d’une extrême violence, oui je sais ! l’interrompis-je plus sèchement que je ne l’aurais souhaité.

Sans se laisser démonter — la force de l’âge ? — elle présenta alors un fait qui jusque-là m’avait complètement échappé. Ou plutôt que, par mon intérêt aux seuls livres traitant d’ésotérisme, j’avais inconsciemment occulté.

— Vous savez, la partie de la bibliothèque qui vous a été ouverte à votre anniversaire, elle contient également tous vos comptes-rendus militaires…

Cette fois-ci ce ne fut pas un coup de marteau que je reçus, mais celui d’une masse d’armes ! Obnubilé que j’avais été par mon arrière-grand-mère, j’avais perdu de vue la disponibilité récente de bien d’autres réponses ! Et Alba venait de rappeler l’une d’entre elles à mon bon souvenir. Était-il temps pour moi de partir à sa recherche, plutôt que de m’obstiner dans cette infructueuse attente d’un nouveau contact ?

Je pris une profonde inspiration. Nul besoin de se mentir, se poser la question était déjà y répondre ! Depuis trop longtemps avais-je remisé ce mystère du passé dans un tiroir fermé de ma psyché. Depuis, en fait, que père m’avait fait comprendre que le « pourquoi » ne m’aiderait pas à mieux appréhender mon manque d’amour maternel. Jusqu’à présent et grâce à lui, mon seul questionnement significatif — tant dans ma compréhension de la vie que dans ma formation ducale — avait été de savoir comment mère était morte : par l’incompétence, avant de l’être par les armes ! Celle de nos chefs de corps de l’époque, qui avaient permis à l’ennemi de pénétrer nos murailles et de faire couler notre sang ! Juste retour des choses, eux aussi avaient payé de leur vie. La question s’arrêtait là.

Mais plus maintenant. Elle venait d’évoluer. Grâce à Alba je ressentais soudain le besoin d’enfin savoir le pourquoi ! Mais également le qui !

Ma mauvaise humeur, ainsi que le marasme qui la nourrissait, se dissipèrent instantanément. J’avais un nouveau but autre que celui d’attendre, et l’envie de l’assouvir éclipsa tout le reste. À un point tel que, à peine un instant plus tard, de grandes foulées me portaient vers ladite bibliothèque. Je m’étais élancé en abandonnant de nouveau mes affaires, et sans même prendre le temps de saluer ni Vieille Mère ni ses bonnes interventions.

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