Chapitre 3 

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Un matin froid de septembre, quelques jours après que l’affiche n’ait fait son apparition sur le mur de la mairie, Marie observa par la fenêtre de la cuisine le funeste cortège d’hommes appelés sous les drapeaux s’éloigner du bourg, ils rejoignaient à pied le village voisin où ils monteraient dans des bus les menant on ne sait où combattre cet ennemi dont on ne savait pas grand chose. Elle savait que Jean était parmi eux, elle ne parvint pas à le distinguer mais ses yeux s’emplirent de larmes quand le dernier homme composant le cortège disparu à l’angle d’un chemin. A cet instant Marie ne pu se contenir et laissa échapper toutes les larmes qu’elle avait ravalé devant la porte au départ de Jean, voulant lui laisser une image de femme forte dont il n’aurait pas à se soucier pendant sa mobilisation. Elle aurait pu rester longtemps ainsi : les larmes dévalant ses joues et son souffle chaud formant un rond de buée sur le carreau mais soudain des petites mains potelées agrippèrent sa cuisse nue sous sa chemise de nuit. C’était Nicole qui venait de se lever. Elle s’efforça alors d’essuyer ses joues comme elle le pu, pris une profonde inspiration et se tourna vers sa fille qu’elle serra dans ses bras. Elle plongea son nez au creux du cou de la fillette et huma profondément son odeur enfantine, presque encore de bébé que Marie aimait tant et qui avait le don de l’apaiser.

- On va réveiller ton frère ? Proposa-t-elle d’une voix douce. La petite s’élança aussitôt en direction de la chambre qu’elle partageait avec son cadet. Marie leva donc son fils puis, un enfant sur chaque hanche s’affaira à préparer le petit déjeuner. Ses gestes étaient sûrs, tant de fois répétés : trancher des tartines de pain, faire chauffer le lait pour les petits, le café pour elle, disposer beurre et confitures sur la table en chêne…tout était parfaitement réglé, comme des pas de danse appris par coeur et répétés chaque matin, à ceci près qu’aujourd’hui elle ne remplissait pas deux tasses de café fumant mais une seule. A cette pensée son coeur se serra encore d’avantage : Jean était parti et plus rien ne serais jamais plus comme avant désormais.

Les jours qui suivirent le départ de Jean et des autres semblèrent s’étirer avec une lenteur infinie. Le temps était comme suspendu à Saint-Martin, les rues d’habitude si vivantes étaient silencieuses, le bistrot désert et le terrain de boules sous les platanes avait été abandonné. On n’entendait plus ni rires d’enfants ni éclats de voix habituels d’adultes. L’absence des hommes était partout, latente, pesante. Pourtant, dans chaque foyer, chaque exploitation les épouses, les filles et les soeurs s’affairaient pour continuer de faire tourner la boutique, traire les vaches, ramasser les dernières aubergines et les premières courges.

Marie, comme ses semblables, tâchait de garder la tête haute, elle déposait ses enfants tôt le matin chez ses parents puis allait travailler aux PTT et revenait les chercher en fin de journée, tous les soirs elle rentrait à la hâte dans le petit appartement, espérant trouver dans la boite aux lettre un courrier de Jean, pouvant la rassurer. Elle s’était aussi mise à réaliser de menus travaux de couture pour compenser le deuxième salaire désormais perdu, alors le soir une fois Nicole et Jacques couchés elle reprisait, raccommodait, reprenait un bouton ou un ourlet sous la faible ampoule de la salle à manger. Ces heures supplémentaires de labeur lui permettait de continuer à payer le loyer et bien nourrir ses petits mais elles lui coutaient également. D’abord son dos qui devenait de plus en plus endoloris au fur et à mesure des heures penchée sur le tissu et puis cela lui prenait du temps, elle n’avait plus le loisir de pouvoir lire comme elle le faisait lorsque Jean était encore là. Alors, pendant ses longues heures solitaires Marie inventait des histoires pour elle même dans lesquelles la guerre n’existait pas et où elle n’avait pas à se soucier de comment nourrir Jacques et Nicole la semaine suivante.

Très vite après, une fois les dernières récoltes terminées, ce fut l’heure de la rentrée des classes. Cette année Nicole était en âge d’aller à l’école pour la toute première fois, alors le premier dimanche d’octobre Marie s’appliqua à repasser la plus jolie robe de sa fille, la bleue layette, elle lui donna son bain et lui lava les cheveux encore plus soigneusement que d’habitude. Elle voulait que sa petite fille garde un souvenir positif de ses premiers pas à l’école, qu’elle apprécie ce lieu autant qu’elle même s’y était épanouie. Ce soir là une fois ses deux enfants couchés Marie repoussa un peu ses travaux de couture et les regarda longuement endormis paisiblement. Elle repensa à sa propre enfance, à ces longues heures passées dans cette classe trop froide l’hiver et étouffante dès les premières chaleur mais qui humait bon l’encre et la craie, elle se souvint avec tendresse de sa soif d’apprendre aux côtés de Denise, sa fidèle comparse de toujours. Même si Marie ne croyait plus en Dieu depuis longtemps, à cet instant, appuyée sur le montant de la porte dans la pénombre elle pria fort pour que sa fille connaisse la même joie d’aller à l’école, qu’elle aussi rencontre une amie de toujours qui serait là pour l’accompagner quand elle ou Jean ne seraient plus en mesure de le faire. A cette pensée elle tressailli et ajouta une prière supplémentaire pour que son époux lui revienne sain et sauf.


Le lendemain matin, les mères flanquées de leurs enfants endimanchés étaient nombreuses à être massées devant le petit portail de l’école, distribuant encas pour le midi et ultime recommandations voire menaces quant au comportement à adopter en classe. Les anciens du village observaient la cohue générale depuis leur banc habituel à l’ombre des platanes.

- Quand même, ça fait du bien ! Commenta Henri, pilier de la bande à qui il manquait autant de dents que de cheveux. Aucun de ses compagnons ne releva ou n’ajouta quoi que ce soit mais ils partageaient tous sa pensée : quand même, ça faisait du bien d’enfin retrouver une scène habituelle de la vie de Saint Martin, surtout aussi pleine de vitalité. En effet, si les derniers jours s’étaient étirés dans une ambiance lourde et pesante on ne pouvait pas en dire autant du spectacle qui se déroulait sous leurs yeux : le parvis était empli d’enfants qui bringuebalaient leurs cartables à bout de bras, poussaient des cris, zigzaguaient entre les mères de familles inquiètes en courant, montaient sur les bancs ou s’accrochaient aux grilles. A ce moment là l’agitation était telle que la guerre semblait lointaine, irréelle.

Au milieu de ce joyeux capharnaüm Nicole se tenait collée contre les jambes de sa mère, observant les vas et viens incessants de ses futurs camarades de classe avec un mélange de curiosité et de crainte.

Marie, elle, remarqua que sa fille était sans aucun doute la plus jeune des enfants rassemblés sur le parvis ce matin là. En réalité, elle n’était pas vraiment étonnée, l’école était loin d’être obligatoire pour les enfants de l’âge de Nicole, la plupart restaient encore auprès de leur mère deux ou trois années supplémentaires encore. L’âge de scolarisation de la fillette avait d’ailleurs été l’objet d’un conflit entre ses deux parents au cours de l’été : Jean ne voyait pas l’interêt de la mettre à l’école alors même qu’elle n’avait pas encore six ans, elle pouvait très bien rester avec son frère chez ses grands parents quelques années encore quand Marie elle soutenait qu’une scolarisation précoce n’aurait que des avantages sur le futur parcours scolaire de sa fille. La question était restée en suspens et n’avait pas eu le temps d’être tranchée avant le départ de Jean. Aussi, ce matin là devant les grilles de l’école tenant sa fille par la main Marie éprouva la satisfaction d’avoir pu finalement décider seule de ce choix si important. Satisfaction aussitôt teintée d’une lourde culpabilité d’avoir ce genre de pensées.

A travers la foule féminine Marie aperçu l’institutrice, sa chevelure flamboyante attirait l’oeil, elle se tenait droite devant le portail, sa blouse grise lui donnait un air sévère, aussitôt radouci par son regard bienveillant porté sur l’assemblée. Marie se fraya un passage jusqu’à elle parmi les autres mères, tenant Nicole par les épaules, quand elle arriva devant l’institutrice elle fut à nouveau saisie de bégaiements et de rougissements incontrôlés

- Bonjour, je vous amène Nicole, c’est sa première rentrée. Bredouilla-t-elle. L’institutrice se pencha alors vers la fillette

- Bonjour Nicole, tu es heureuse de faire ton premier jour d’école ? Demanda-t-elle d’une voix douce. La fillette intimidée ne répondit pas et enfoui son visage dans la jupe de sa mère.

- Excusez la, je crois qu’elle a un peu peur, c’est toute cette agitation, ce monde…

- Ne vous en faites pas, ça va vite lui passer et en rien de temps elle ne vous saluera même plus le matin ! Dit-elle en lui adressant un sourire rassurant.

- Sûrement ! C’est vous alors qui remplacez notre chère Mlle Bernard ? S’enquit Marie

- Oui c’est cela, mais vous allez voir j’espère être plus dynamique que ma prédécesseur ! En réalité Suzanne Nortier espérait bien plus que ça, elle avait été une des premières générations d’école normale à bénéficier de vrais cours de pédagogie, pendant ses années de formation elle avait dévoré les ouvrages de Pauline Kergomar et de Maria Montessori, rêvant de mettre toutes ces belles idées en application dans sa classe à elle. Avec ce poste à Saint-Martin l’occasion parfaite se présentait et elle comptait bien en profiter.

- C’est vrai qu’en tous cas vous êtes bien plus jeune concéda Marie. D’ailleurs, je ne me suis pas présentée, Marie Leroy. Ajouta-t-elle en lui tendant la main

- Mais je me souviens de vous ! La tâche d’encre, je voulais d’ailleurs vous remercier, votre astuce a fonctionné. Lui répondit-elle avec une certaine malice dans le regard.

- Oh…ah…tant mieux bégaya Marie en sentant le rouge lui monter aux joues à l’évocation de ce souvenir honteux et ses mains devenir moites. Elle embrassa alors sa fille et s’empressa de partir afin de pouvoir attraper son bus pour aller travailler.

Une semaine puis deux passèrent durant lesquelles Nicole sembla relativement bien s’adapter à son nouvel environnement, tous les matins désormais Marie l’emmenait jusqu’aux grilles de l’école où l’institutrice les accueillaient avec son sourire si doux et toujours un mot gentil pour la fillette. Marie appréciait cette attention et cette bienveillance qui semblaient émaner de cette femme, c’est vrai que ça n’avait rien à voir avec la sévérité passée de Mlle Bernard mais la nouvelle semblait aussi efficace que l’ancienne, jusqu’à présent en tous cas Marie n’en entendait que du bien au lavoir et dans la queue de l’épicerie. Ses nouvelles méthodes innovantes portaient leurs fruits, donnant le goût de l’école même aux enfants les plus récalcitrants.

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