Chapitre 13

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Les conversations allaient bon train au lavoir, comme souvent Marie ne les écoutait que d’une oreille discrète, participant ponctuellement. Le sujet du jour était tourné autour de la guerre, et plus précisément de l’offensive allemande qui avait eu lieu la veille. La plupart des ménagères étaient inquiètes pour leurs maris, encore au front. Marie pouvait sentir les regards envieux couler vers elle, elle au moins avait son bonhomme à la maison. Elle avait envie de leur crier que tout n’était pas si facile, que Jean n’était plus le même, qu’il n’était plus qu’une coquille vide et infirme. Mais elle savourait aussi sa chance de savoir ses enfants pas orphelins, elle ne faisait plus de cauchemars dans lesquels Jean ne revenait jamais. Elle s’efforça donc de frotter de plus belle dans l’eau froide, faisant profil bas.

Alors qu’elle était absorbée par une tache de vin récalcitrante sur une chemise de Jean rMarie vit arriver Suzanne, en réalité, avant même de la voir elle avait senti son délicat parfum de jasmin qui la précédait partout où elle allait. La nouvelle venue s’installa tranquillement en face de Marie et se mit elle aussi à frotter en regardant la regardant fixement à intervalles réguliers. Il s’était écoulé plusieurs semaines depuis leur dispute, Marie n’avait pas eu le courage de la revoir, pas même au portail de l’école, elle avait alors demandé lâchement à sa mère d’amener Nicole à l’école après qu’elle l’ait déposée, prétextant commencer plus tôt à la poste. La savoir à nouveau à moins d’un mètre à peine d’elle la rendit confuse, elle sentit ses joues chauffer et pour contrer sa gêne grandissante se mit à frotter frénétiquement la tache. A mesure que le cercle rouge sur le tissu s’estompait Marie sentait le calme revenir en elle. Lorsque la chemise redevint entièrement blanche elle se saisit d’un autre vêtement dans sa panière : c’était une blouse de Nicole, plusieurs traces d’encre étaient visibles sur les manches. Elle la plongea dans l’eau froide et fit mousser le savon quand une voix bien familière l’interrompit :

- Pour faire disparaître ce genre de tache il faut frotter avec du vinaigre blanc et du citron lui indiqua Suzanne en la regardant droit dans les yeux. Ne le lâchant pas du regard elle ajouta : c’était une amie très proche qui m’avait donné cette astuce.

Marie tressailli, évidemment elle le savait, elle se souvenait aussi parfaitement avoir elle-même arrêté Suzanne en pleine rue pour le lui dire à l’automne dernier.

- Merci..bafouilla-t-elle. Elle renversa le reste du contenu de sa panière dans le lavoir et entrepris de lessiver le plus vite possible tout son linge. Elle voulait absolument terminer au plus vite pour pouvoir rapidement quitter cet endroit dans lequel elle se sentait prise au piège, aussi près des yeux perçants de Suzanne. Mais celle-ci, consciente de son trouble était loin de lui laisser du répit s’adressa à nouveau à elle en la fixant à nouveau ostensiblement :

  • D’ailleurs c’est dommage que ça ne soit plus mon amie parce que j’ai une robe tachée de sang j’aurais voulu lui demander si elle avait une autre astuce. Aussitôt Marie ne put s’empêcher de répondre du tac au tac, sa mère lui avait patiemment enseigné les différentes combinaisons pour venir à bout de toutes les taches récalcitrantes et c’est avec une certaine fierté qu’à son tour elle aidait les autres au lavoir :
  • Met à tremper dans de l’eau froide et frotte avec du bicarbonate de soude, tu verra elle ressortira comme neuve !

Suzanne eut un sourire en coin, elle continua de plus belle :

  • Entendu, merci, c’est sûr mon amie devait le savoir aussi, dommage que tu ne la connaisse pas, je suis sûre que vous vous seriez bien entendues toutes les deux.

A chaque phrase Marie ne pouvait s’empêcher de rougir d’avantage, lisant entre les lignes les reproches à demi-cachés de Suzanne sur leur récent éloignement. Elle aurait voulu lui dire combien elle lui manquait, combien sa vie était fade sans leurs thés partagés, combien elle regrettait mais elle savait que c’était impossible, la moitié du village était là et puis Suzanne aurait-elle seulement accepté ses excuses ?

Elle ramassa ses vêtements à la hâte et quitta la première le lavoir, dans son dos elle sentit un regard rivé sur son dos. Quand elle fut à quelques mètres, à l’abris derrière l’angle d’une maison elle observa le lavoir en contrebas, son attention se fixa sur Suzanne qui lavait ses vêtements paisiblement. Elle lançait des plaisanteries que Marie ne pouvait pas entendre de là où elle se trouvait, provoquant l’hilarité générale, elle admirait cette aisance en public qui lui faisait défaut et qui indéniablement habitait son amie. Marie aurait pu rester ainsi longtemps à observer celle qu’elle aurait tant aimé rejoindre comme auparavant si elle n’avait pas été dérangée par Berthe :

    • Dis donc, qu’est ce que tu fais là avec ta panière dégoulinante ? Tu espionne ? La femme maire était une véritable fouine, Marie voyait les rouages tourner à mille à l’heure à travers les petits yeux porcins de la femme rougeaude, si elle trouvait pas rapidement une explication plausible à sa présence elle serait rapidement cataloguée comme espionne auprès de tout le village par la commère. Prétextant vérifier n’avoir rien oublié Marie s’enfuit bien vite loin d’elle.

Le soir venu Marie ne parvint pas à trouver le sommeil, elle n’arrêtait pas de repasser en boucle dans sa tête ces gestes à Marseille et puis sa dispute avec Suzanne et aujourd’hui ces nouveaux échanges enfin, bien que teintés d’amertume. Alors que son esprit était embrumé par toutes ces considérations Marie se souvint du dernier roman prêté par Suzanne caché au fond de l’armoire à linge. Lorsqu’elle fut certaine que Jean était profondément endormi, elle se releva sans bruit et alla chercher le livre. Elle s’installa ensuite à la table de la cuisine, alluma une vieille lampe à huile pour réveiller personne et posa l’ouvrage devant elle. Elle n’avait pas prêté attention ni au titre ni à la couverture, celle-ci était toute blanche avec inscrit en lettres rouges le titre : « Le Puits de solitude ». Marie l’ouvrit et aussitôt une feuille pliée en quatre s’en échappa, elle la déplia et lu les quelques lignes tracées d’une fine écriture régulière : C’est le dernier cadeau que m’a fait mon amie avant que je parte pour Saint-Martin, il raconte une histoire comme celle que j’ai eu avec elle. C’est un exemplaire clandestin, je te laisse le lire tu comprendra vite pourquoi. J’espère que tu l’appréciera autant que moi, j’ai hâte de savoir ce que tu en as pensé. Amitiés, Suzanne.

A la lecture du mot laissé par son amie Marie sentit la honte la saisir, de toute évidence ce roman avait une importance particulière pour son amie mais elle n’avait prit le temps de le lire et voilà que ça faisait maintenant plusieurs semaines qu’il dormait entre les draps et les serviettes.

Pressée de réparer sa faute Marie se plongea corps et âme dans sa lecture : quand elle releva la tête l’horloge de la cuisine indiquait trois heures passées. Elle était absorbée par l’histoire, mais elle sentait sa nuque devenir douloureuse et ses yeux piquer. Elle le reposa donc dans sa cachette et parti se coucher. Sous les draps elle repensa à ce qu’elle venait de lire : elle n’avait jamais rien lu de tel, le livre racontait l’histoire d’une héroïne peu habituelle : une fille qui cherchait à tous prix à ressembler à un garçon et qui de surcroît avait le béguin pour une femme de chambre. Elle ne savait pas quoi penser des dizaines de pages qu’elle avait vu défiler sous ses yeux, tout était tellement..nouveau.

Le lendemain et les jours suivants Marie se releva la nuit pour poursuivre sa lecture, elle était subjuguée par ce livre, ne s’interrompant que lorsqu’elle tombait de fatigue. Elle n’avait jamais lu aussi vite, elle dévorait des centaines de pages par nuit, voulant à tout prix connaitre la fin. Une nuit alors que comme à son habitude elle se relevait pour poursuivre sa lecture elle trouva l’espace entre les serviettes et les draps vide dans l’armoire. Marie paniqua, elle était pourtant certaine que sa cachette était un lieu sûr, Jean ne s’aventurait jamais dans cette armoire, elle entrepris alors de fouiller l’appartement en silence à la recherche du précieux ouvrage. Alors qu’elle ouvrait silencieusement les portes du buffet de la cuisine un doute la saisi : avait-elle seulement prit garde à le ranger à sa place hier lors de sa session de lecture nocturne ?

Ne le trouvant pas et craignant de réveiller Jean ou ses enfants elle retourna se coucher, mortifiée d’avoir perdu l’ultime présent de Suzanne.

Le lendemain elle attendit que Jean prenne son café dans la cuisine pour lui demander sur un ton le plus détaché possible :

  • Dis, je lisais un livre, avec une couverture blanche, tu ne l’as pas trouvé par hasard ? Je crois que je l’ai perdu.

Aussitôt le visage de Jean se durcit et sa bouche se tordit en un rictus :

  • Si, je l’ai trouvé. Mais pas la peine de le chercher je l’ai brûlé.
  • Mais enfin ! Pourquoi tu as fais ça ? S’exclama-t-elle sur un ton un peu plus vif qu’elle n’aurait voulu. Son mari baissa la voix et repris d’un ton sec
  • Parce que c’est un livre de dégénérés que tu lis ! Je l’ai feuilleté c’est n’importe quoi ! Pourquoi tu lis ça ? Tu imagine si quelqu’un venait ici et le trouvait ? Qu’est-ce qu’il penserait ? C’est mieux comme ça.

Marie quitta la pièce précipitamment sous prétexte d’aller réveiller les petits, en réalité, elle était furieuse. Furieuse contre son inattention d’abord et puis furieuse contre Jean qui avait détruit l’objet si précieux. Elle se sentait impardonnable d’avoir fait disparaitre par sa faute un livre d’une si grande valeur pour Suzanne. Et puis, en plus de ça elle ne connaitrait jamais la fin du roman.

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