La bataille - 1805
Gontran frissonnait dans la nuit glaciale. Assis sur sa monture, il attendait les ordres comme tous ses camarades. Il sentait monter la tension depuis de longues minutes. L’ordre de fondre sur l’ennemi était imminent.La mission était de chasser l’ennemi du plateau de Pratzen après le passage des fantassins.
“Pour l’Empereur, pour la France” pensa le jeune hussard.
Son cheval renacla et tapa du sabot sur le sol. Gontran se pencha sur son encolure pour le calmer. Les consignes étaient d’approcher le plus près possible sans se faire remarquer. Pas question d’être celui par qui l’ennemi donnerait l’alerte. Il murmura quelques mots à l’oreille de son cheval tout en lui caressant le haut des flancs. La bête de détendit, il le sentait entre ses jambes.
Il entendit alors monter une rumeur dans les rangs. Cette fois on y était, on allait se mettre en route. Gontran croisa le regard de son voisin de droite et lui sourit de toutes ses dents. La fébrilité laissa place à une franche excitation chez les jeunes cavaliers. Le colonel passa devant eux en accrochant chaque regard puis donna le signal d’avancer au pas. On voyait les fantassins marcher silencieusement et parfois des rideaux de brume semblait les avaler. Gontran eut l’impression d’entrer en scène dans un spectacle minéral. Le froid avait figé la nature. On n’entendait pas le moindre chant d’oiseau, seul un croassement lugubre de corbeau déchirait le petit matin naissant de temps en temps. Au fur et à mesure de la marche, le cavalier distingua le cliquetis des harnachements puis des voix d’hommes surgirent de la sourde rumeur, faisant écho aux corvidés. Le ciel était d’un blanc laiteux. Les silhouettes des soldats peinaient à faire émerger les couleurs vives de leurs uniformes dans la pénombre à l’agonie.
Des nuages de vapeur s’échappaient des bouches des hommes et des naseaux des chevaux. On aurait pu croire que c’était l’haleine des vivants qui alimentait les écharpes de brume. Gontran jeta un regard circulaire et sentit sa poitrine se gonfler de fierté. Il appartenait à l’armée de Napoléon. Il était un hussard de l’Empereur.
Il eut alors une pensée pour son petit village du Morvan et pour la forge de son père. Pour rien au monde il ne retournerait forger le métal là-bas. Il était un guerrier qui défendait la gloire de son Empereur et l’intégrité de son pays contre les royalistes de l’Europe. Ses campagnes feraient sa fortune et son heure de gloire était proche. Il le sentait.
Il se retourna sur sa selle pour chercher son ami Pierre du regard. Il le trouva juste derrière lui, légèrement sur sa droite. Sans un bruit, le jeune berrichon articula du bout des lèvres “Pour la gloire” et Gontran lui répondit d’une signe de tête.
Ils cheminèrent ainsi dans un brouhaha assourdi pendant de longues minutes puis le colonel donna l’ordre de s’arrêter. Au loin, on entendit les premiers coups de feu, les premiers cris et la canonnade. Ils assistèrent à la prise de Pratzen. Les fantassins étaient montés à l’assaut avec rapidité et détermination mais les autrichiens avaient donné l’alerte juste avant que les français ne leur tombent dessus. Les combats étaient âpres et les premiers blessés revenaient vers l’arrière. Gontran en vit passer certains dont les blessures semblaient légères et sentit monter la colère en lui. Il mourrait d’envie de descendre de son cheval pour aller leur botter les fesses et les renvoyer dans la mêlée. Il se contenta de secouer la tête avec une mine de dégoût. Il entendit le commentaire acerbe d’un de ses camarades :
- Va-ton rester ici toute la journée ou allons nous enfin trancher la tête de ses maudits autrichiens?”
Un autre lui répondit :
- Allons, patience Duvauchelle, nous aurons notre part quand l’Empereur le décidera”
A ces mots les cavaliers bombèrent le torse. Chacun d’eux était prêt à poursuivre l’ennemi jusqu’en enfer pour la gloire de leur chef. Ils s’enorgueillissaient d'appartenir au huitième hussards qui s’était déjà forgé une belle réputation ayant atteint les oreilles de l’Empereur.
Le jour était franchement levé à présent mais la température guère plus clémente. Gontran sentait le froid l’engourdir sous sa pelisse. L’ordre de mouvement arriva enfin. Cette fois, plus question de discrétion. Il fallait reprendre le plateau rapidement, les autrichiens ayant pris le dessus sur les français, ils les faisaient reculer dangereusement.
Le colonel lança son régiment à l’assaut. En arrivant au sommet, ils se jetèrent dans la mêlée. Le fracas des armes et les hurlements des hommes étaient assourdissants. Gontran trancha des membres et embrocha des corps avec fureur, toujours vissé sur son cheval. S’il n’était pas le meilleur sabreur du régiment, il maniait sa monture avec une rapidité et une précision que lui enviaient beaucoup de ses camarades. Les plus jeunes d’entre eux n’avaient pas vraiment bénéficié d’une formation et apprenaient sur le tas. Gontran quant à lui avait appris à monter dans son enfance, quand il menait les chevaux des clients de son père à la forge. Il avait développé ce don de communiquer avec les bêtes et pouvait compter dessus aujourd’hui. Il avait la sensation de ne faire qu’un avec son cheval, comme si l’animal était un prolongement de son corps. Centaure à deux têtes, ils parvenaient à éviter les coups mortels de ses ennemis.
Le bruit alentour semblait s’atténuer. Gontran venait de fracasser la mâchoire d’un soldat autrichien avec le pommeau de son sabre. Affalé sur le flanc de son cheval, il tira sur ses abdominaux pour se remettre en selle. Cherchant du regard le prochain soldat à occire, il découvrit à l’horizon une troupe d’uniformes blancs qui semblait battre en retraite au petit trot.
- Mon Capitaine, hurla Gontran
Le chef d’escadron se retourna et Gontran tendit son sabre vers les fuyards.
- Nom de Dieu, des Russes! Cracha l’officier en cherchant du regard une trompette pour informer son colonel.
Bientôt, tout le régiment fût rassemblé, laissant aux fantassins français le soin de finir le travail, et le colonel les lança à l’assaut.
Gontran cherchait Pierre depuis un moment. Il l’avait perdu de vue quand ils avaient fondu sur les Russes. Soudain, il aperçut un cheval allongé sur le flanc et son cavalier coincé sous lui. Il talonna sa monture pour accélérer et sauta à terre en reconnaissant son ami. Pierre était livide et respirait avec peine. Une vilaine blessure avait entamé la base de son cou.
Gontran,agenouuillé, lui saisit la main :
- Pierre, mon ami.
Le hussard ouvrit les yeux avec peine et lâcha dans son dernier souffle :
- Tant pis pour la gloire.
Gontran sentit la main lui échapper. D’un geste léger, il referma les yeux de son compagnon de la première heure. La mort dans l’âme, il remonta à cheval pour rejoindre ce qui restait de sa compagnie.
Ils tombèrent sur les Russes au détour d’un bois. Juste derrière son capitaine, Gontran fut parmi les premiers à donner du sabre. Ils avaient chargé les uniformes blancs à pleine vitesse et l’impact avait été violent. Le jeune hussard s’était retrouvé entouré par l’ennemi surgissant du brouillard. Les Russes se défendaient sauvagement. Cherchant à éviter un coup de baïonnette, le cheval de Gontran avait fait une embardée déséquilibrant son cavalier. Glissant sur une flaque gelée, il se retrouva sur le flanc. Il avait voulu retirer ses pieds des étriers pour ne pas se retrouver coincé mais seule sa jambe droite s’était libérée lui évitant heureusement de rester coincé sous son cheval. Deux soldats russes avaient alors fondu sur lui. Il se défendait avec l’énergie du désespoir en redoublant de coups de sabre pour tenir les deux assaillants hors de portée, son pied gauche toujours retenu par l’étrier quand le capitaine surgit et fendit le crâne du russe le plus proche de lui. L’autre lui tournait le dos et ne l’avait pas vu arriver. Il se jeta sur Gontran qui pivota sur lui-même mais la baïonnette russe lui transperça le mollet et piqua le flanc du cheval qui se releva comme un diable sortant de sa boîte. Gontran tomba lourdement sur le dos et fût emporté par sa monture à travers les brumes. Le cheval s’arrêta au bout de plusieurs minutes sur la rive d’un étang gelé. Son cavalier perdit connaissance.
Bientôt le son des canons le tira de son engourdissement. Comme émergeant d’une épaisse couche de coton, il perçut d’abord des bruits étouffés puis de plus en plus clairs. Il ouvrit les yeux et souleva sa nuque pour voir où il se trouvait mais une douleur fulgurante lui vrilla le crâne. Tout en donnant des consignes à voix haute à son cheval, il chercha à se libérer de l’étrier qui l’empêtrait. Pensant tous ses os rompus, Gontran se savait en très mauvaise posture. Il fit un effort surhumain pour se tortiller et libérer sa cheville. Quand son talon heurta le sol il ne put réprimer un hurlement libérateur qui effraya son cheval. La bête sursauta et partit au galop en direction du champ de bataille.
Un carillon battait son crâne et un bourdon sonnait dans sa cage thoracique. Dans le ciel, à travers les bandes de brumes mouvantes il vit passer un corbeau silencieux. Les ailes bien écartées il plana quelques secondes et disparut.
La douleur brûlante de son mollet était finalement la plus supportable. Mais au bout d’un moment, Gontran comprit qu’il perdait du sang et qu’il allait mourir s’il ne bougeait pas d’ici. Les blessures ou le froid auraient raison de lui si on ne lui portait pas secours. Pour rester éveillé il se mit à fredonner une chanson apprise avec ses camarades du régiment.
Le hussard à la guerre
Défend fièrement sa bannière
Sans jamais tourner le derrière
Ah la belle vie que l’on mène…
Le hussard au cercueil
Même après qu’il a tourné l’oeil
S’écrie encore avec orgueil
Ah la belle vie que l’on mène
Dans les hussards
Dans les hussards
Il avait littéralement hurlé les six derniers mots. Le carillon dans sa tête explosa et il ne sentit pas le cognement du bourdon car il perdit connaissance à nouveau.
Quand il ouvrit les yeux, il vit repasser le corbeau planant dans le ciel blanc. Il suivit son envol aussi loin que possible c’est-à-dire pas plus loin que son regard ne pouvait aller sans bouger la tête. Les brumes hantaient toujours le paysage se superposant en couches obscures ou s’éloignant les unes des autres, elles ne laissaient jamais vraiment voir le soleil. Pourtant, l’espace d’un instant, Gontran comprit qu’il devait être le milieu de l’après-midi. Il avait dû rester inconscient plusieurs heures.
Sa pelisse avait été remontée sous sa tête par la folle cavalcade découvrant presque complètement son dos. Sa chemise de coton épais ne l’isolait pas du froid dont il sentait la morsure acérée. Il aurait voulu bouger un peu pour se réchauffer mais le moindre mouvement déclenchait des douleurs insoutenables. Outre sa tête, ses côtes devaient être cassées. Quant à la blessure de sa jambe, elle semblait ne plus saigner, ce qui le soulagea tout d’abord beaucoup. L’inquiétude revint brutalement quand il s’aperçut qu’il ne ressentait plus la douleur. Il se concentra alors sur le bruit de bataille en fond sonore. Il entendait au loin les canons, les coups de feu et parfois semblant se rapprocher les sabots des chevaux qui martelaient le sol mais pas un homme pour lui porter secours. Il repensa alors aux premiers blessés de la bataille contre qui il avait pesté. Des pleutres! Des félons! Des scélérats qui fuient le champ de bataille à la première égratignure! Seigneur, laissez-moi me remettre sur mes jambes et j’irai rejoindre mes compagnons. Je rapporterai moi-même la culotte du Tsar à notre Empereur! Cette idée le fit sourire. Il avait même très envie de rire mais il savait que ses côtes ne lui en laisseraient pas le loisir sans le torturer très douloureusement. Alors il essaya d’appeler à l’aide. En vain.
La lumière du jour déclinait et Gontran claquait des dents. Il avait glissé ses mains dans sa culotte pour éviter que ses doigts ne gèlent. Dans le ciel le corbeau tournoyait en coassant puis vint se poser près de lui. Il sautilla en s’approchant de plus en plus près ce qui mit le jeune hussard de très mauvais humeur. Il allait mourir de froid sur un champ de bataille, c’était déjà difficile à accepter, mais que son corps finisse à moitié dévoré par un corbeau, cela n’était absolument pas concevable pour lui. Il se mit à cracher des insultes pour effrayer l’oiseau qui prit la fuite en coassant des protestations véhémentes.
C’est à cet instant que Gontran entendit des voix humaines. Il tendit l’oreille et faillit se laisser aller à une joie exubérante quand il entendit parler français. Face à lui surgissant d’un épais rideau de brume, quatre gaillards portant une civière semblaient venir droit vers lui comme s’ils avaient reçu l’ordre de Napoléon en personne de ramener Gontran à la maison. Ils pressèrent le pas quand ils comprirent qu’il était vivant. Le premier arrivé posa un genoux à terre près du hussard et lui parla d’une voix douce qui contrastait avec sa carrure. Le blessé serra les dents sentant par avance que son transport sur la civière serait un avant goût de l’enfer. De fait, à peine les grosses mains avaient-elles saisit les épaules d’un côté et les chevilles de l’autre qu’un épouvantable douleur vrilla la tête de Gontran et il sombra dans le noir. Portant le corps du blessé comme un vulgaire paquet de farine, les soldats partirent au petit trop en direction du poste de soin le plus proche.
Le ciel semblait s’éclaircir et la luminosité fut plus vive. Le soleil déchira de son disque d’ivoire les lambeaux de brume qui rayaient encore le paysage. Partout des hommes au sol râlaient ou hurlaient mais l’Empereur pouvait être satisfait, il avait remporté la bataille d’Austerlitz brillamment.
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